Le Choix
Date 17-01-2014 08:30:00 | Catégorie : Nouvelles
| Jim regardait le feu rouge pour piétons devant lui. Il était invisible aux yeux de tous, passants comme conducteurs. Il se sentait effroyablement seul. À quarante ans passés, il était divorcé, sans enfant et n'avait pas trouvé de nouvelle compagne depuis son divorce, trop amoureux pour penser à refaire sa vie avec une autre. Il revenait de l'énième maison d'édition qui lui avait refusé son dernier texte. Cependant, il n'était ni déçu ni frustré, il ressentait uniquement une extrême morosité qui semblait ne plus vouloir le quitter. Ce soir là , comme tant d'autres avant lui, il se rendait chez lui, bredouille, où il passerait la soirée dans la solitude et le silence. Il se coucherait tôt, et se réveillerait tard le lendemain, et peut-être même qu'il ne se lèverait pas. Il avait fait le tour des maisons d'édition, aucune d'entre elles ne semblait enthousiasmée par son texte. Il n'avait plus qu'à se remettre à écrire. Mais encore fallait-il en trouver le courage et l'inspiration... Le feu devint vert. Il se dirigea lentement vers le trottoir opposé. Trop lentement. Une demi-seconde plus tard, il était étendu sur le sol, une voiture l'ayant renversé. Le conducteur sortit de celle-ci, une expression de panique se dessinant sur son visage. Les témoins le contemplaient également, horrifiés. Donc c'est ainsi que tout finit..., songea Jim.
Il avait mal, certes, mais il éprouvait une étrange sensation de soulagement.Il allait quitter cette vie au cours de laquelle il n'avait fait que les mauvais choix. Il était donc plutôt heureux de quitter ce monde, qui manifestement n'était pas fait pour lui. Il perdit connaissance, et se retrouva dans un lieu vide. On ne pouvait mieux décrire ce qu'il voyait : pas de meuble, pas de bâtiment, personne, à part lui, et ni même de sol sur lequel s'appuyer. Cependant il ne tombait pas, il était comme en apesanteur dans cet endroit étrange.
Une voix féminine se fit alors entendre, sans que Jim pût distinguer de silhouette à l'horizon, à qui elle aurait pu appartenir. - Bonjour, Jim ! - B-bonjour..., répondit-il, un brin perturbé. - Je vais aller droit au but : ta situation pose problème. D'habitude, c'est très simple : soit les gens meurent, soit les gens vivent. Il y a toujours un pourcentage de risque de décès plus ou moins important que de chance de survie en fonction de l'accident. Mais là , je me situe dans une impasse, tu as exactement 50% de chances de survivre. Impossible de prendre une décision. Jim n'était pas sûr de saisir complètement ce que lui disait la Voix. Voulait-elle dire qu'elle ne savait pas s'il fallait qu'il meure ou non ? - Euh... Oui, et ? Il faut bien faire un choix, non ? dit-il dans le vide, se sentant un peu ridicule par la même occasion. - Tout à fait. Tu as mené une existence relativement juste, Jim, tu t'es très peu écarté du droit chemin. Je pense donc que tu mérites d'avoir le Choix. Veux-tu continuer de vivre ou mourir ? Jim ne répondit pas tout de suite. C'était certainement le plus important des choix qu'il avait dû faire jusque là . Or, durant toute sa vie, il n'avait fait qu'enchaîner les mauvaises décisions. Il n'aimait pas avoir le choix. Il préférait plutôt qu'on lui impose quelque chose, ça lui était bien souvent plus profitable. - Je choisis... de mourir. La Voix parut très surprise. - Enfin, Jim, je ne comprends pas... Tu es le seul depuis la nuit des temps à qui on donne le Choix, et tu gâches cette chance en voulant mourir ? - J'ai mes raisons, répliqua Jim, tout d'un coup bien sûr de lui. - Mais enfin qu'est ce qui te fait tant souhaiter la Mort ? Ta vie ne te convenait pas ? - Non, effectivement, elle ne me plaisait pas. Pour être tout à fait honnête, je suis reconnaissant envers cet homme qui m'a renversé !
La Voix garda le silence quelques instants. - Et en quoi cette vie ne t'était pas agréable ? - Pourquoi toutes ces questions ? Je crois vous avoir donné ma réponse, maintenant laissez-moi mourir. - Elle a été enregistrée. Mais tu as encore quelque temps à passer ici, de façon à ce que tu puisses changer d'avis, s'il le faut. - Mais je suis absolument certain de vouloir mourir ! Ce n'est pas la peine d'attendre plus longtemps ! - C'est obligatoire, je n'y peux rien... Il faut absolument que je te laisse le temps de prendre conscience de ton Choix, et éventuellement de penser à le modifier. Jim acquiesça, songeur. - Pour une fois que je suis sûr d'avoir pris la bonne décision, on cherche à m'en empêcher... Bon, pour répondre à votre question, j'ai tout gâché dans ma vie. À chaque fois que j'ai dû choisir entre deux alternatives, je me suis toujours trompé. Et voilà que j'arrive à quarante ans, et rien ne me satisfait dans cette existence, à cause de ces maudites décisions. - Par exemple ? - Je regrette d'avoir préféré quitter ma femme plutôt que lui donner un enfant, déclara Jim, à brûle-pourpoint. - Et si je te disais que tu as eu raison de prendre cette décision, tu ne me croirais pas, je suppose ? - Vous supposez bien. - Bon... Je vais te montrer ce que serait ta vie si tu étais resté avec elle... Jim crut qu'il avait mal compris. Mais, sous ses yeux, un trou noir se forma dans le néant, et il se sentit aspiré par lui. - Mais que...
Une fraction de seconde plus tard, il se trouvait dans la cuisine de son ancienne maison, son ex-femme (qui portait toujours son alliance), juste devant lui, qui semblait particulièrement irritée. - Ma chérie..., fit-il, totalement déboussolé. - Quoi ? Bon tu vas t'y mettre oui ? Je ne vais pas le faire à ta place, ça, certainement pas ! Prends le balai, et nettoies-moi tout ça ! Jim regarda le parquet de sa maison, et constata qu'il n'y avait pas de quoi prendre cette peine. Mais il se souvint que Séverine avait toujours été maniaque. - Enfin, c'est ridicule, ma... - Immédiatement ! Quand on ne rapporte rien à sa famille, il faut bien qu'on serve à quelque chose ! Le visage de Jim devint écarlate. Il n'en revenait pas que Séverine puisse faire de telles remarques. - Écoute, si je gagne peu, c'est qu'il est beaucoup plus dur de réussir en écrivant qu'en travaillant en tant qu'employé dans une entreprise ! Mais c'est ma vocation, et je ne te permets pas de la critiquer ! - Hé bien, tu n'avais qu'à choisir quelque chose de plus sérieux ! Mais évidemment tu es trop fainéant, passer tes journées à faire semblant de travailler, ça te convenait mieux !
Jim allait lui lancer une nouvelle réplique cinglante quand une petite fille, sa fille, de sept ou huit ans se présenta à sa femme, en pleurs. - Maman ! J'en ai marre que vous vous disputiez tout le temps ! Séverine lui caressa la joue, tout en continuant de fusiller du regard son mari. - Ne t'inquiète pas, ma petite Rose, bientôt tu n'auras plus à supporter ton imbécile de père, lui dit-elle. - Qu'est-ce que ça veut dire ?? rugit Jim. - Cela veut dire que, dès demain, je vais demander le divorce ! Je n'en peux plus de toi et de ton oisiveté permanente... Va te recoucher, Rose, je t'en prie. La petite s'exécuta, et Séverine quitta la cuisine sans ajouter un mot. Jim était totalement désemparé. Il venait de retrouver la femme de sa vie et elle lui annonçait déjà son envie de divorce. Son visage était baigné de larmes, tandis que son cœur était en miettes. - Pourquoi m'infliger ça ? cria-t-il en direction du plafond, dans l'espoir que la Voix l'entendrait.
L'instant d'après, il était à nouveau dans le néant. - Parce que tu ne me croyais pas, répondit simplement la Voix. - Et je ne vous crois toujours pas, rétorqua Jim. Vous m'avez montré un moment très pénible, certes, mais je suis sûr qu'il y en a eu de très agréables... - Toujours est-il que, de toute façon, tu aurais fini divorcé. - Toujours est-il que j'aurais goûté plus longtemps au bonheur. - Tu n'aurais pas obtenu la garde de ta fille, puisque tu n'as pas de salaire fixe. - Au moins, j'aurais su ce que ça faisait d'être père... - Je peux t'assurer que tu n'aurais pas été plus heureux, Jim, fit la Voix d'un ton paternel. - Comment pouvez-vous le savoir ? - Je le sais, c'est tout.
Jim resta silencieux, mordant d'envie de gifler la femme à qui appartenait cette Voix, qui commençait à l'agacer furieusement. - En fin de compte, dit-il, Séverine n'avait pas tort dans la scène que vous m'avez montré. Je n'aurais jamais dû abandonner mes études de droit pour me consacrer à cette pseudo vocation... La Voix émit un sifflement réprobateur. - Cela n'aurait pas été une meilleure option. Regarde par toi-même ! Un nouveau trou noir apparut. - Non, non ! s'écria Jim. J'en ai assez de vos visions complètement bidons... Vous voulez me manipuler, mais ça ne marchera pas. - Tu dis n'importe quoi, Jim... Si tu ne veux pas vivre une nouvelle scène, observe au moins cette image. La silhouette de Jim naquit dans le trou noir. Il se voyait lui-même, assis devant son bureau, sa tête entre ses mains. - Si tu avais continué tes études, raconta la Voix, tu serais devenu un avocat, certes, mais tu aurais souffert de la concurrence. Tu aurais gagné guère plus que ce que tu gagnes aujourd'hui... Tu aurais travaillé de plus en plus pour essayer de percer, en vain. Ta situation aurait été pire encore, puisque tu aurais fini par te couper du monde, noyé dans ton travail, tu aurais négligé ta femme, tes enfants et tes amis. Ceux-ci auraient fini par te laisser tomber un à un. Tu te serais trouvé encore plus seul qu'aujourd'hui, assis, à ce bureau, à te lamenter sur ton sort.
Au fond de lui, Jim sentait que la Voix était sincère avec lui, qu'elle lui disait la vérité. Mais il ne pouvait pas l'admettre. Comment pouvait-on considérer qu'il avait fait les meilleurs choix au cours de sa vie, quand on regardait ce qu'il était devenu, alors qu'il avait à peine quarante ans ? - J'aurais aimé vivre cela, pour en avoir le cœur net, se contenta-t-il de répondre.
* * * - Il te reste maintenant cinq minutes pour confirmer ton Choix, annonça la Voix, brisant ainsi le silence qui s'était installé depuis plusieurs minutes. - Je vous ai déjà dit ce que je voulais. - Tu as encore cinq minutes pour changer d'avis. Après, je ne pourrai plus rien pour toi. Jim soupira. - Mais qui êtes-vous, à la fin ? Mon ange gardien ? - J'essaye de te faire réfléchir, Jim. Tu n'as pas l'air de comprendre la gravité de la situation, l'impact de ce que tu dis être ton Choix. - Et pourquoi donc ? Voulez-vous dire que ce qui m'attend en mourant est pire que tout ce que j'ai vécu auparavant ? Je ne peux pas y croire, rétorqua Jim. - Je ne peux rien te dire en ce qui concerne la Mort. Mais je suis intimement persuadée que tu aurais tort de quitter ta Vie. - Donnez-moi des preuves concrètes, alors, si vous en êtes si sûre.
La Voix se tut quelques instants. Il sembla à Jim qu'elle cherchait ses mots. - Des preuves ? Mais je n'ai cessé de t'en donner ! Je savais que vous autres, humains, ne saviez pas déchiffrer les signes du Destin, pourtant à votre portée la plupart du temps, mais j'ignorais que vous pouviez être si têtus et refuser de voir ce que vous avez en face des yeux ! Et, pour couronner le tout, vous êtes ingrats. Vous vous plaignez sans cesse, croyez avoir une vie insupportable, mais rares sont ceux d'entre vous qui peuvent réellement se plaindre. Et généralement, ceux-là ne le font pas. Le Bonheur, Jim, n'est pas une ressource inépuisable. Il a fallu le distribuer, de manière inégale, certes, mais le Destin vous fait toujours de multiples cadeaux, que vous ne savez voir. Parfois c'est même malgré vous et vos « mauvais choix » que nous nous efforçons de rectifier le tir, afin que la Vie vous soit agréable.Toi-même, Jim, tu n'as pas conscience de tout ce qu'il t'a offert durant ces quelques années. Tu pourrais vivre heureux, si tu le désirais vraiment. Je voulais t'aider, mais apparemment, tu es trop obstiné pour changer d'avis. Tant pis pour toi.
Jim ne répondit pas. Il avait visiblement irrité cette Voix, qui paraissait désappointée au plus haut point. Quelque part, au fond de son cœur, il avait envie de la satisfaire, de lui dire qu'il allait rejoindre sa vie et tâcher d'être heureux et optimiste. Mais il y avait aussi son cerveau, qui le convainquait que ce que disait cette Voix n'était qu'un tissu de mensonges, qu'on cherchait à le retenir dans cette vie désagréable. On voulait qu'il vive, pour une raison qui lui était inconnue, mais Jim n'avait aucune envie d'y revenir. Il était hors de question qu'il retrouve ces éditeurs jamais satisfaits, ce salaire de misère, cet appartement mal rangé, cette solitude permanente... Il voulait en finir. - Tu as encore une minute, signala la Voix. Après, tu disparaîtras dans l'abîme de la Mort. Jim hocha la tête, sans ajouter quoi que ce soit. Il n'avait jamais été aussi sûr de lui. Il ne pouvait pas se tromper. - Vingt secondes, dix-neuf, dix-huit, décompta la Voix. Jim continuait de fixer le néant, attendant avec impatience la fin de ce décompte qui lui semblait durer des siècles. - Six, cinq... - Adieu la Vie, hurla Jim. Mort, viens à moi ! -... Un, zéro. Jim disparut instantanément, et la Voix se tut, résignée.
* * * L'oscilloscope finit par afficher une courbe parfaitement lisse. Jim venait de s'éteindre, pour de bon, cette fois-ci, dans son lit d'hôpital. Autour de lui, les larmes commençaient à couler sur le visage des vingt personnes présentes autour de son lit. Parmi elles, se trouvait son ex-femme, qui regrettait le temps passé et qui pensait éventuellement recommencer à zéro avec celui qu'elle aimait. Il y avait également Ben, un vieil ami de Jim qu'il avait rencontré à la fac, devenu éditeur, et qui avait appris depuis peu que ce dernier cherchait désespérément une maison d'édition pour publier ses écrits. Les autres étaient tous des amis de Jim, qu'il avait rencontré tout au long de sa vie, qui s'étaient un peu éloignés, mais qui s'étaient précipités à son chevet quand ils avaient appris la nouvelle de son accident. Au loin, une entité mystérieuse observait cette scène avec désarroi et consternation.
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