De la mesure des picofarads et de l’ennui distillé par le jazz
En octobre 1990, Marie-Astrid entra dans sa vingt-septième année. Elle travaillait depuis trois ans dans une société fabriquant des condensateurs électriques. Avec son diplôme d’ingénieur électricien, elle faisait en réalité un travail de technicienne, mais elle était payée quasiment autant qu’un ingénieur.
Partout ailleurs, on lui avait offert un salaire de technicien pour un job d’ingénieur. Marie-Astrid ne plaçait pas l’argent au-dessus de tout, et était assez réaliste pour admettre que sa valeur intrinsèque sur le marché du travail ne progresserait jamais de façon exponentielle.
Elle n’avait accepté ce job sous-qualifié mais surpayé que parce qu’il la mettait quotidiennement en contact avec d’infimes entités qui n’avaient plus de secrets pour elle. Marie-Astrid était experte en mesure des flux électriques. Depuis trois ans, elle passait ses journées à mesurer des picofarads. On pourrait difficilement imaginer tâche plus fastidieuse. C’est pour cette raison que les employeurs de Marie-Astrid n’avaient pas hésité à donner un coup de pouce au salaire de départ qu’ils lui avaient proposé.
- J’ai déjà reçu d’autres personnes, lui avait confié le cadre chargé du recrutement, mais je me demande… -… combien de temps ils tiendront avant d’en avoir marre ? avait suggéré Marie-Astrid. - Je crains qu’une certaine routine ne finisse par… - Ecoutez, fit Marie-Astrid d’un ton résolu, mon dernier petit copain était musicien de jazz, il m’a obligée à assister à toutes ses séances d’enregistrement, à tous les concerts, même quand il ne jouait que deux ou trois notes : croyez-moi, je sais ce que c’est que s’emmerder à cent sous de l’heure, ça ne me fait pas peur. Le ton de Marie-Astrid déplut au cadre qui s’efforça de dissimuler sa réprobation :
- Vous trouvez le jazz… ennuyeux ? - Quand c’est joué sans inspiration ni talent, c’est mortel, mais je crois que le pire c’est l’attente : entre les prises, entre les morceaux. Mortel, vous dis-je. En comparaison, la mesure des picofarads, c’est ludique, je vous assure.
L’homme avait haussé les épaules. Cette toquée trouvait ludique la mesure des picofarads ? On en reparlerait dans un mois ou deux. Marie-Astrid fut embauchée non pour ses compétences, mais pour recevoir une leçon.
A suivre...
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