Les lentilles ... faut pas en faire un plat !
Date 20-04-2013 11:18:06 | Catégorie : Nouvelles
| Les lentilles … faut pas en faire un plat !
Lucie porte des lunettes depuis qu’elle a douze ans suite au passage obligatoire par la visite médicale. La visite médicale ! Encore un souvenir que Lucie a enfoui au plus profond de ses neurones dans le tiroir « censuré ». Ce jour-là, elle effectuait un casting de ses petites culottes afin de trouver l’idéale : celle qui n’aurait ni trou ni élastique lâche, sans nounours ou logo infantile et serait à sa taille. Bref, la culotte « top model ». Ensuite, venait le choix du T-shirt qui devait avoir la particularité d’être long, le plus long possible pour masque son postérieur qu’elle trouvait disgracieux. Ainsi parée, elle se trouvait un peu moins embarrassée lors du déshabillage collectif, heureusement non mixte à cet âge. Lors du test de lecture, Lucie se rendait bien compte que les lettres, rétrécissant comme un pull en laine dans une machine à soixante degrés, lui paraissaient floues. Un R devenait un P, un M un N, etc. Ses yeux ne lui rendaient plus qu’une image brouillée. Elle s’en était rendue compte car elle devait plisser les yeux, lui donnant ainsi une moue asiatique, pour lire au tableau les pattes de mouches du prof. Verdict de l’ophtalmologue : besoin impérieux de portes des lunettes ! Lucie s’imaginait déjà avec les grosses montures en écailles brunes de sa grand-mère. Quelle horreur ! Elle allait être défigurée. Mais son passage chez l’opticien l’avait rassurée. Il lui proposa divers modèles discrets et légers. Après plusieurs essayages, Lucie jeta son dévolu sur ces petits modèles ronds en harmonie avec son visage poupon. Au début, il a fallu s’habituer à se voir dans la glace avec ses appendices de métal et de verres. Mais, comme on lui disait qu’ils lui donnaient un air sérieux et intellectuel, bref des qualités à dix mille lieux de sa personnalité, elle les a adoptées avec bienveillance. Chaque matin, au réveil, le même rituel. Lucie ouvre ses paupières encore lourdes de sommeil, réveillée par le hurlement de son radio réveil. Dans le noir de la chambre, elle cherche à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet. Eblouie par la lumière jaunâtre, elle continue ses recherches jusqu’à toucher le froid métal des montures qu’elle pose instinctivement sur le bout de son nez. Ainsi, Lucie peut enfin envisager de trouver la route de la salle de bains sans se cogner à la porte entrebâillée ou marcher sur le jouet du chat qui traîne dans le couloir. Mais un jour, Lucie connaît une petite apocalypse. Au sortir de la douche, elle heurte de l’épaule l’armoire où ses lunettes étaient posées. Elles chutent et Lucie les écrasent. Un craquement sourd retentit, prémices d’une galère certaine. Elle se baisse afin de ramasser les victimes du cataclysme. Les lunettes sont devenues deux monocles dont les verres présentent de nombreuses fissures. Elles sont inutilisables et pas de doublure de secours ! Lucie se prépare pour une journée dans le brouillard. Elle emporte ses chères lunettes. A midi, elle passera chez l’opticien afin de savoir s’il pourra les réanimer. Arrivée au boulot, ses collègues remarquent son changement d’apparence : « Tiens, tu as mis des lentilles. Ca te change ! - Euh non … J’ai juste cassé mes lunettes, Catherine. - Ah non. Moi c’est Nathalie. - Désolée. » Sa matinée est semée d’embuches. Pensant apercevoir Mr K. qu’elle sollicite depuis des semaines pour des documents, elle l’interpelle vertement : « Attendez ! Venez ici, j’ai à vous parler. » En s’approchant, elle se rend compte de sa méprise. Elle vient de héler son supérieur, le Secrétaire, un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux blonds virant au blanc qui la toise de son regard sombre : « Que se passe-t-il Mademoiselle ? - Oh pardon, Monsieur le Secrétaire. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. - La prochaine fois, mettez vos lunettes au lieu de vouloir soigner votre look ! » Enfin midi, Lucie court chez l’opticien car il ferme à 12 h 15. Sur le chemin, elle manque de chuter en ne remarquant pas le trou dans le trottoir. Quelques vacillements et elle repart en maugréant sur le manque d’entretien des voiries. Plus loin, c’est une crotte de chien qui rencontre sa semelle et s’y colle inexorablement. Pas de carré de pelouse en vue ? Lucie a envie de crier. Elle frotte le dessous de son mocassin sur le bord du trottoir sous le regard amusé des passants. Elle se remet en route, priant de ne plus être ralentie. Ouf ! L’opticien est ouvert. Lucie entre dans l’officine et, par habitude, se frotte les pieds sur le tapis couleur crème de l’entrée. Une odeur nauséabonde lui monte aux narines et sa semelle laisse une trace brunâtre. Lucie rougit et se dirige rapidement vers l’homme qui est sorti de la pièce arrière. A la vue des lunettes, l’opticien avoue son incapacité à réutiliser quoi que ce soit sur le cadavre. Pas de don d’organe possible. Le commerçant lui propose des lentilles de contact. La jeune fille hésite longuement avant d’accepter. Elle y pense depuis longtemps sans avoir osé franchir le pas. C’est l’occasion ou jamais ! Avec les conseils avisés, elle pose les deux petits moreaux de plastique sur ses globes oculaires. Une vision claire lui est enfin rendue sans chatouillements sur le nez et les oreilles. C’est comme un miracle ! Elle apprend qu’il faut un kit avec des lentilles de rechange, des pots, du produit de nettoyage. Ou la la ! C’était plus simple avec ses vieilles copines : un bout de chiffon et un peu de buée émanant de sa bouche et le tour était joué. Lucie est dans son lit. Il lui faut retirer ses deux prothèses. En maintenant ses paupières grandes ouvertes, elle tente de choper le morceau de plastique du bout des doigts. Plusieurs essais lui sont nécessaires. Ses nouvelles amies occupées à baigner dans leur piscine miniature, elle se couche. Le lendemain après-midi, Lucie commence à ressentir une gêne aux yeux puis de petites démangeaisons. Celles-ci s’aggravent et une nouvelle visite chez l’opticien s’impose donc. A 17 h 05, elle est chez lui. Il comprend rapidement le problème en voyant ses yeux rougis comme si elle avait pleuré un amour perdu pendant toute la nuit. Lucie sélectionne une monture, copie conforme de la défunte. Elle retrouve son visage d’avant. Décidément, les lentilles … ce n’est pas pour tout le monde !
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