Jambe en l'air : Dimanche 11 mai : La douleur philosophe
Date 06-04-2013 06:50:00 | Catégorie : Nouvelles
| Pour une bonne compréhension, veuillez lire les chapitres précédents à partir du prologue.
Dimanche 11 mai : La douleur philosophe
J’ouvre les yeux, tirée de mon sommeil par une douleur cotée neuf sur une échelle graduée jusqu’à dix. Je pousse un cri en serrant les dents et les poings. Je parviens en un minimum de mouvements à attraper la plaquette sur la table. J’en retire un cachet mais mes tremblements le font s’échapper de mes doigts. Tant pis, j’en prends un autre et l’avale sans eau car je n’en ai pas sous la main. Ensuite, j’attends le calme promis après la tempête. Le téléphone sonne. Je ne bouge pas, je suis comme paralysée, cristallisée autour de cette douleur. Je respire par saccades entre deux cris. Je jette régulièrement un œil à l’horloge. Dix minutes passent, puis quinze, le mal a baissé d’intensité et je le cote encore à six. C’est à la porte que l’on sonne maintenant. Je pense que c’est Paul, il appuie toujours deux fois sur ma sonnette. Si seulement j’avais eu la bonne idée de lui donner une clé ! J’empoigne tout ce qui me reste de courage ainsi que le bord du canapé pour me relever. Debout, un tremblement de terre semble vouloir me faire tomber mais je résiste. Enfin … la porte. Je tourne la clé dans la serrure et Paul entre. « Alors, comment ça va aujourd’hui ? - Pas très … » Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’un gros coup de pompe me gagne et je m’évanouis dans un gouffre sans fond. Il est vrai que la présence de Paul me fait beaucoup d’effet, mais à ce point ! Quelque chose de froid et mouillé repose sur mon front. Je relève difficilement les paupières. Paul me maintient un gant de toilette au-dessus des yeux. Je ne suis plus dans l’entrée mais sur mon fauteuil. Je me crispe à nouveau et hurle, la douleur est remontée de deux crans. « C’est ta jambe qui te fait souffrir comme ça ? » J’acquiesce de la tête, ce qui me permet de ne pas desserrer les dents. Il se lève et pianote sur les touches de son portable. Il est vrai que c’est le moment d’appeler tous ses copains. J’ai plutôt envie qu’il me tienne la main. « Allô ? Il faudrait que vous passiez d’urgence au 12 rue des Lilas. Dans combien de temps ? OK, merci. » Puis il revient à mes côtés. « Courage, j’ai demandé au médecin de garde de venir au plus vite. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? » Je ne parviens pas à aligner deux mots alors je préfère me taire pour conserver mes forces et lutter contre le mal qui me ronge les os. J’entends la sonnette. Paul se précipite pour ouvrir. Un homme d’une cinquantaine d’années s’approche de moi. Il a une grosse sacoche noire à la main. Il l’ouvre et prend son tensiomètre. Mon bras est tellement serré que ça me coupe la circulation sanguine. Ensuite, il me tâte le front et regarde ma jambe. « Racontez-moi un peu : quand avez-vous eu votre accident ? » C’est Paul qui prend la parole : « Lundi dernier. - Et qu’avez-vous eu ? » Je desserre les dents : « Double fracture ouverte. - Qui vous a opérée ? - Lesage. - Est-ce que vous êtes restée longtemps debout durant la journée d’hier ? - (Paul) Oui, elle est allée travailler au café où elle est serveuse. Et tout à l’heure, elle a perdu connaissance à mon arrivée. - La douleur est-elle continue ou plutôt comme les battements de cœur ? - Battements. - Avez-vous pris un antidouleur ? » Je montre la plaquette. « A quelle heure ? » Je fais mine de ne plus savoir. « Je vais vous administrer un peu de morphine, ça vous soulagera rapidement. » Enfin une idée lumineuse. L’injection dans la fesse ressemble à la piqûre d’un gros moustique. « Maintenant, essayez de prendre de plus amples inspirations, la douleur va plus vite se dissiper. » En deux minutes, elle passe de huit à trois sur l’échelle de la douleur. Je pousse alors un gros soupir et un « Merci » sort de ma bouche. « Je pensais m’être cassé une deuxième fois la jambe ! - Je vais vous ausculter. » Avec une extrême douceur, il retire l’attèle. Paul me tient le pied et le médecin retire une à une les bandelettes. Elles sont tachées de sang, comme le pansement qui recouvre la plaie qui m’est également lentement retiré. L’homme à lunettes palpe ma jambe à divers endroits. Je surprends alors Paul prendre un morceau de bande ensanglantée et le glisser discrètement dans sa poche. Le médecin rend son verdict : « Vous avez fait une hémorragie en restant trop longtemps debout. Vos veines abîmées sont encore fragiles et n’ont pas résisté. Le sang fait pression sur vos fractures et c’est ce qui vous fait souffrir. Je vais vous prescrire des injections pour aider votre organisme à l’éliminer. Vous devez aussi surélever votre jambe. Quand devez-vous voir le docteur Lesage ? - Mardi. » Paul apporte trois oreillers qui étaient dans ma chambre et les empile pour faire un superbe piedestale pour ma patte. Le médecin s’adresse à Paul : « Vous êtes son mari ? - (Paul) Non. - (Moi) C’est lui qui m’a fait ça. - Vous l’avez violentée ? - (Paul) Mais non, c’est un accident de la circulation. - Il faut que quelqu’un reste avec elle. (Il se tourne vers moi) Vous devez arrêter de travailler. Normalement vous avez reçu une attestation à l’hôpital pour bénéficier d’un arrêt maladie. - Oui, mais je n’ai pas de contrat de travail. C’est au noir, je n’ai droit à aucune allocation. Si je ne n’y vais pas, je perds ma seule source de revenu. - C’est difficile, je n’ai aucune solution à vous proposer. Je ne peux que vous encourager à ne pas bouger de votre fauteuil, vous êtes affaiblie et risquez une autre hémorragie. J’espère que la peur d’endurer à nouveau une telle souffrance vous fera réfléchir. Je préfèrerais vous faire hospitaliser. Vous serez soignée et vous pourrez récupérer. - Non, je suis sortie de l’hôpital de mon propre gré. J’en assume les conséquences. - Comme vous voulez. Excusez-moi … mais votre visage ne m’est pas inconnu. Vous êtes déjà venue en consultation dans mon cabinet, je pense. - (Je marque un temps de réflexion) Oui, c’était il y a quatre ans, je m’étais fait une entaille à la main. Je commençais juste mon métier de serveuse et je m’étais coupée en ramassant un verre cassé. - C’est ça. Je vous ai recousue. - Oui, regardez. On voit encore la cicatrice. » Et je montre la paume de ma main où une fine trace blanche est encore perceptible. « Je dois continuer ma tournée maintenant. Tenez … des pilules de fer. Une par jour et mangez de la viande rouge et du lait. Il vous faut aussi une ordonnance pour deux injections. Mardi, Lesage avisera. »
Paul lui demande de la mettre à son nom en expliquant que je n’ai pas de mutuelle. Le médecin compréhensif écrit donc Carbon P. sur le document vert.
A ce moment-là , mon estomac émet un énorme gargouillis. Je souris un peu gênée. « Et le plus important, vous allez dire que je radote : repos complet. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte mais ce n’est pas une blessure bénigne. Quant à vous, jeune homme, prenez bien soin d’elle ! » Paul le raccompagne à la porte. Il revient et me prend la main. « Je t’ai vu subtiliser un morceau de pansement. Faute d’une photo de moi, tu veux garder un peu de mon ADN ? - C’est un peu cela. Tu te sens mieux ? - Oui, c’est supportable. J’aurais préféré accoucher. Dans ce cas, la douleur est productive et elle a une fin quand l’enfant est sorti ! - C’est une fille ou un garçon ? - D’après le médecin, une hémorragie. - Te voilà entraînée pour fonder une famille. - Oui, mais il faut être deux ! - Tu n’as pas de candidat ? - Si, un beau jeune homme brun aux yeux verts. Il est un peu maladroit au volant mais il est prévenant et charmant. »
Je suis coupée dans mes éloges par un second gargouillis encore plus bruyant que le premier. Paul se remet alors à tripoter le clavier de son GSM. « Allô, Maman. C’est pour te dire qu’il ne faut pas m’attendre pour le dîner. Je reste avec Delphine … Je ne sais pas, je trouverai bien quelque chose … C’est une bonne idée … Oui, elle est affamée … 12 rue des Lilas … A tantôt. - Ta mère est comme la mienne. Elle veut toujours savoir où tu es et ce que tu fais. - C’est normal. - Moi, je ne supporte pas ça. C’est pourquoi j’ai préféré vivre ma vie à 18 ans, seule et loin. - C’est bien jusqu’au jour où on a besoin d’aide. - C’est le prix à payer. »
Paul vient s’asseoir sur un pouf à mes côtés. Il me regarde et sourit. Ses mains prennent les miennes. « A moi de te jeter des fleurs ! - Mais garde les pots ! - Tu es courageuse, forte, têtue, jolie et marrante. Je tâcherai de t’aider au maximum même si ta fierté doit en prendre un coup parce que je crois que… je t’aime. » Il se penche vers moi et m’embrasse langoureusement. Je ferme les yeux et tout mon corps se détend. C’est l’instant magique digne de Disney où le prince embrasse la belle au bois dormant. Elle se réveille et se lève (le plus difficile pour moi) pour aller au bal. Euh, non … c’est plutôt Cendrillon. Mais, si la vie peut avoir des airs de conte de fée, ça ne dure jamais longtemps car c’est le moment où la sonnette retentit de façon insistante. « C’est ma mère ! »
Et il s’éloigne en se retournant pour m’envoyer un baiser volant. Il revient avec une dame portant deux sacs en plastique. « Où je peux déposer ça ? - (Paul) Donne. »
Et il part dans la cuisine, me laissant seule avec sa mère. C’est une femme plutôt enrobée. Elle a un look jeune : jeans, baskets. Je tente de me remettre assise pour montrer que j’ai de l’éducation mais ma jambe me rappelle douloureusement sa présence. « Non, ne bougez pas. Paul m’a raconté ce qui s’est passé. C’est moche. Il a dû payer les réparations de sa voiture. - Au moins elle est réparée, elle ! - Vous habitez seule ici ? (en détaillant la pièce du sol au plafond) - Oui. - Je vous ai apporté des carbonnades et de la purée. - Un grand merci. » Je n’ai jamais autant prononcé ce mot que depuis lundi. « Vous voulez que je fasse un peu de ménage ? - Non, je me débrouille et Paul me donne un coup de main. Ah, le voilà . » Il ramène une assiette et des couverts. Puis il s’installe près de moi et commence à couper un morceau de viande. Quel rustre ! Il commence à manger à côté de moi qui meurs de faim. Mais la fourchette bien garnie finit sa course dans ma bouche. « Bon je vais vous laisser. Venez un jour manger à la maison cette semaine, je vous ferai ma spécialité. - C’est promis. - Paul, vers quelle heure rentreras-tu ? - Je ne sais pas Maman. - Parce que ta tante Roberte vient vers 15 h. C’est la fête des mères aujourd’hui ! - Je sais. Tu m’excuseras auprès d’elle, mais je vais rester avec Delphine cet après-midi. » Et Paul raccompagne sa mère à la porte. « J’avais complètement oublié la fête des mères ! Je vais téléphoner à la mienne après le repas. J’ai trop faim. C’est quoi sa spécialité ? - Le couscous. - Miam. - J’ai horreur de ça. Heureusement que ses carbonnades sont meilleures. - Oui mais je n’ai pas encore bien senti le goût. - J’arrive te donner la becquetée. » L’estomac bien calé, je demande à Paul de me passer le combiné. Je compose le numéro de chez Maman et Val pendant que Paul va remplir ma machine à lessiver. Comme d’habitude, c’est ma sœur qui décroche : « C’est à cette heure-ci que tu appelles ! - Oui, j’étais un peu trop occupée. Passe-moi Maman. - Allô. - Bonne fête ! - Mieux vaut tard que jamais. - Je suis désolée. - Certaines mères prendraient la mouche pour moins que ça. - Je sais que tu n’es pas aussi rigide ! - J’ai appris à relativiser avec toi ! Merci, ma puce. Tu ne viens toujours pas demain ? - Non, désolée. Je voudrais terminer. Mais ce n’est que partie remise. - Elle est gentille ta nouvelle amie ? » C’est alors qu’une sorte de décharge électrique se propage dans ma jambe. Je reste muette quelques secondes, concentrée pour ne pas émettre de bruit qui pourrait mettre la puce à l’oreille à mon infirmière de mère. « Allô ? Delphine ! Tu es toujours en ligne ? - Oui. J’ai le microphone du combiné qui déconne. A force de le faire tomber ! - Je te demandais comment était ta copine. - C’est un ange. - Alors, bon courage les filles ! A bientôt. - Et encore bonne fête. » Je pousse un long soupir de soulagement. Je rends le téléphone à Paul qui revient de la buanderie. « Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ou te soulager ? - J’ai une vieille hache dans la cabane de la cour. Un coup sec devrait suffire pour me sectionner la jambe. - Ce n’est pas drôle ! - Je n’ai aucune envie d’être drôle ! » Paul est resté toute la journée à mes côtés. Je suis parvenue à enfiler une robe de nuit à la place de mes habits de la veille. Je me suis assoupie pendant deux heures et il en a profité pour faire un brin de rangement et de nettoyage ; une vraie petite fée du logis. Il est aussi sorti chercher les médicaments prescrits par le médecin.
Seize heures approchent, l’heure de l’infirmière. J’en arrive à avoir peur de voir une blouse blanche car c’est devenu synonyme de douleur. Surtout que j’en ai eu ma part aujourd’hui. Je sais désormais ce que représente l’expression « faire un mal de chien ». Par contre, je n’en comprends pas l’origine. C’est bête et méchant pour l’espèce canine qui n’y est, en général, pour rien dans notre souffrance ; à moins que Médor ne vous ait trouvé à son goût. Si on revisite certaines expressions courantes, on peut les adapter. Ainsi, la rage de dents ; pourquoi ne s’applique-t-elle qu’à nos molaires, canines ou encore incisives souffrantes ? Pourquoi ne peut-on se plaindre d’une « rage de cerveau » quand on a la migraine ? Dans mon cas, je parlerais volontiers d’une « rage de jambe ».
J’en viens à réduire la quantité de liquide que j’ingère afin de limiter le nombre de fois où il faut me lever pour vider ma vessie. Je calcule la nécessité de chacun de mes mouvements. Lorsque tout notre corps fonctionne correctement, on ne se rend pas compte de la chance que l’on a. Je ne connaissais pas la vraie douleur avant ; celle qui vous suce la moelle et vous laisse sans force. On devient incapable de penser à autre chose qu’au meilleur moyen de l’apaiser à n’importe quel prix. Maintenant, la douleur est devenue mon lot quotidien. Comment je me sentais avant ? J’ai oublié. Je vis au rythme des battements d’un deuxième cœur qui s’est créé dans ma jambe droite au moment de l’impact avec le pare-chocs avant de la voiture de Paul.
La femme en blanc arrive et s’occupe de mes pansements : « On vous les a changés aujourd’hui ? - Oui. Ce matin, on a dû faire appel au médecin de garde car je ne me sentais pas très bien. - (Paul) C’est un euphémisme ! Tu hurlais de mal. » Il va chercher une piqûre dans le frigo et la remet à l’infirmière. Elle expulse l’air qui se trouve à l’intérieur avant de m’injecter le liquide glacé dans les veines. Après avoir raccompagné la blouse blanche jusqu’à la porte, Paul revient près de moi. « Tu sais que j’ai établi une échelle pour noter l’intensité de la douleur ? - Fais-moi part de ta découverte. - Les niveaux 1 et 2 sont supportables. 1 : je ressens une gêne plus ou moins forte, et 2 plutôt des tiraillements mais ça n’affecte pas mon comportement. Au niveau 3, ma respiration change. Elle devient saccadée et parfois, je la bloque inconsciemment. - Attends, je prends de quoi noter. - Au 4ème niveau, je me crispe, mon corps se raidit et j’agrippe ce qui me tombe sous la main. Au niveau 5 apparaissent les grimaces en tout genre. Niveau 6, je pousse de petits gémissements en plus des autres comportements cités avant. 7ème niveau, mes gémissements sont plus audibles et je commence à transpirer. Au niveau 8, je crie. Si mes cris s’intensifient, c’est que je suis passée au niveau 9. Et le 10ème niveau est atteint quand on m’entend hurler. A ce stade, je n’ai plus aucun contrôle. Je serais capable de me cogner la tête contre le mur pour perdre volontairement connaissance ou, qui sait, prendre une hache pour me sectionner la jambe. Te voilà prévenu. Si tu es, un tant soit peu observateur, tu décèleras mon niveau de douleur. - J’en prends bonne note, Professeur. Je devrais peut-être réquisitionner ta hache par mesure de sécurité. Après l’échelle de Richter, on devrait homologuer l’échelle Morel. - Ne te moque pas ! - Je ne me moque pas. Je t’admire. Tes réflexions sont parfois étonnantes. Tu devais être une bonne élève. - Seulement dans les cours qui m’intéressaient. Mais mon échelle est subjective. Ca dépend du seuil de tolérance de chacun. Par exemple, mon niveau 4 peut correspondre à ton niveau 7. - Tu me prends pour une mauviette ! - C’est connu que les hommes supportent moins bien la douleur. C’est la raison pour laquelle ce sont les femmes qui accouchent. Les hommes s’évanouiraient à la première contraction !
A ce moment, ma jambe me rappelle le récent passage de l’infirmière. « Laisse-moi deviner. » Il consulte son pense-bête. « Niveau 5. Tu serres ta couverture et tu fais une grimace. - Bonne observation. Donne-moi un cachet avant que ça passe à 6. » Les minutes et les heures s’égrènent lentement et Paul me surprend en train de regarder ma montre. « Tu ne comptes quand même pas travailler ce soir ? » Je ne dis rien car je réfléchis. « Si tu me réponds que si, je t’attache à ce divan ! Tu n’as pas quelqu’un qui te remplace quand tu es malade ? - Je ne suis jamais malade ! » Je tente de me redresser mais je ne parviens qu’à pousser un gros « Aïe ». « Dois-je aller chercher la corde dans mon coffre ? - Arrête de raconter des bêtises et passe-moi le téléphone et mon carnet d’adresses, s’il te plaît. - Je vois que tu deviens raisonnable. » Je pianote sur les touches. « Allô. - Corinne. C’est Delphine. J’aurais besoin que tu me renvoies l’ascenseur pour ce soir - Tu dois avoir une grosse tuile pour ne pas aller bosser. La grippe, la gastro ne sont pas parvenues à te clouer au lit. Alors, qu’est-ce qui t’arrive, ma belle ? - Un accident ... une voiture m’a renversée lundi. - Aïe … bilan ? - Une jambe cassée - Tu auras besoin d’un remplacement pour plus d’un soir ! - Non. Je reprendrai mon service vendredi prochain. - Tu es optimiste ! Pour remettre un pied devant l’autre, il te faudra au moins trois ou quatre … - Mois ! - J’allais dire semaines. C’est si grave ? - Double fracture ouverte du tibia, fracture du péroné, luxation du genou et une ou deux autres bricoles. - Ouf … et comment comptes-tu faire en une semaine ? Invoquer un miracle ? - J’ai déjà travaillé vendredi et samedi. - Avec des béquilles ? - Une seule pour garder une main libre pour le plateau. - T’es une crac. Je passerai te voir avant de prendre ton service. A quelle heure tu commences ? - Vingt heures. - OK. A tantôt. » Je rends le téléphone à Paul. « J’ai droit à une semaine de répit ! - Il t’en faudrait plus. C’est qui ta copine ? - Corinne travaillait au Grincheux avant moi. Quand elle a trouvé une place déclarée et mieux payée, je l’ai remplacée. On a gardé le contact. Quand elle a un problème avec ses enfants ou autre, je la dépanne en jouant les baby-sitters. Elle me dit toujours qu’elle attend de me renvoyer l’ascenseur. C’est la première fois. Elle va passer tout à l’heure. - Bon, tu as faim ? - Oui, j’ai une dalle pas possible ! - Je cours aux fourneaux. »
Il sort de la cuisine environ trente minutes plus tard avec une assiette contenant une substance jaune noirâtre et une autre blanche. C’est une omelette et de la purée. Mais l’omelette a brûlé et les pommes de terre étaient toujours dans leur jus de cuisson quand elles ont été mélangées avec de l’huile et du lait. Malgré l’aspect peu engageant, j’avale une bouchée. Je ne peux m’empêcher d’afficher une horrible grimace. « Tu as mal ? Niveau 5, c’est ça ? - Non, c’est infect ! Laisse-moi préparer un souper digne de ce nom. » Mais ma tentative de remise sur pied est encore plus douloureuse que la précédente. Il faut que je me résigne soit à mourir de faim soit à manger la mixture de Paul. Mais ce dernier propose d’aller acheter quelque chose à la friterie. De grosses grasses frites et un hamburger, ça vous remplit un estomac !
Vers 19h 30, on sonne. C’est Corinne. Paul la fait entrer avec un sourire béat. Il faut dire qu’elle est habillée très sexy : un top blanc moulant et décolleté, une jupe noire simple mais courte, ses cheveux blonds en parfait chignon, ses yeux bleus soulignés par un maquillage un peu voyant. « Tu fais toujours beaucoup d’effet aux hommes ! - Je me fais vieille pourtant. Déjà quarante piges, tu sais. Parlons de toi. Montre-moi dans quel état tu t’es mise. » Elle soulève doucement la fine couverture grise qui me recouvre les jambes. « Ils étaient en panne de plâtre ou quoi ? - Non, Il faut attendre que ça cicatrise. Il y a un trou sous le pansement. - Beurk ! J’aurais jamais pu faire infirmière. » Et elle repose délicatement ma couverture. « T’en fais pas, j’assure pour toi ce soir. Comment tu feras pour la suite ? - A cloche-pied. - Il faudra un jour me montrer comment tu fais. - Promis. - Tu as l’air crevée. - J’ai un peu forcé hier. Je paie les pots cassés aujourd’hui. - Il faut vraiment que tu ne tiennes plus debout pour jeter l’éponge. - Tu me connais. Je suis coriace. Mais aujourd’hui, je ne tiendrais pas une heure. - Tu as peur que le boss prenne quelqu’un d’autre ? - Oui, il me l’a clairement dit. S’il me remplace, ce sera définitif. Avec toi, c’est différent. Il sera content de te revoir. - Moi, beaucoup moins. Je m’arrangerai pour qu’il ne te fasse pas trop de misères. - Tu es une vraie amie. Merci. - Je vous laisse sinon je serai en retard à TON poste. Soigne-toi bien, ma belle … avec ton mignon infirmier. - Il n’est pas infirmier. Il soigne juste ses remords à mes côtés parce que c’est lui qui m’a mis la jambe en puzzle. - (Paul) Arrête, je ne suis pas responsable - (Corinne) Je vous laisse à votre petite scène de ménage. Au revoir. Je connais le chemin. » Et elle sort précipitamment en claquant la porte. « Pourquoi tu rabâches toujours que je t’ai blessée. On va me prendre pour un fou du volant ou un criminel. - C’est très excitant. Tu n’es pas au courant que les femmes aiment les brutes au grand cœur ?»
Je pense m’être endormie vers 21 h. Je n’ai même pas entendu Paul sortir en claquant la porte.
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