Le Manoir des Ombres, Deuxième Chapitre, Première Partie :
Date 02-01-2013 15:26:55 | Catégorie : Nouvelles
| Evidemment, vous avez dû constater que je n’ai pas encore parlé de ma chambre. Jusqu'à présent, j’ai longuement évoqué le vestibule, puis, ma salle de travail, qui forme les deux premières pièces de mes Appartements personnels. J’ai détaillé assez minutieusement de quelle manière elles sont décorées ; les meubles et les objets qui y apparaissent et qui revêtent une grande importance à mes yeux. J’ai parlé des livres que j’y entrepose, les membres de ma Famille qui viennent parfois m’y rendre visite. J’en ai profité pour succinctement vous les présenter. Grace à quelques anecdotes, je vous fais un portrait d’eux qui vous laisser sommairement jauger de leur personnalité et de relations que nous entretenons les uns avec les autres. Comme vous l’avez peut-être remarqué, celles-ci sont complexes. Les Dons dont ils sont les détenteurs font d’eux des caractères forts et affirmés. Leur nature rend les rapports qu’ils entretiennent avec les autres membres de notre Lignée, à la fois difficiles et emprunts d’attachement indéfectible. Malgré les multiples différends qui les opposent continuellement, ils ne peuvent se passer les uns des autres. Depuis que j’ai ouvert les yeux pour la première fois ici, ils n’ont jamais changé de leur manière de se comporter. Depuis près de deux-cents ans que je les côtois, j’ai appris à les aimer et à les détester. J’ai peu à peu compris de quelle manière ils fonctionnent. J’ai assisté à nombre de leurs querelles au cours desquelles, parfois, ils ont été sur le point de s’entretuer. A combien de reprises j’ai vu leurs discorde dégénérer au point que les murs s’en souviennent encore. La plupart des fissures qui apparaissent aux murs, aux plafonds, et au sol des quelques parties communes du Manoir habitées par l’ensemble de la Fratrie sont le témoignage des accès de colère de l’un des membres de la Famille Montferrand. Mais, en même temps, les liens qui les unissent sont puissants, et leurs réconciliations s’expriment par des envolées passionnées envers Anthëus et Vÿvien. Bien que mon Père soit quelqu’un dont l’autoritarisme sans bornes frustre souvent la grande majorité d’entre nous, notre dévotion envers lui – et envers notre Mère – est infinie. Et même si chacun vaque à ses propres occupations de son coté, même si quelques uns ne vivent pas continuellement au sein du Domaine Montferrand, nous sommes irrésistiblement ramenés vers cet endroit. C’est là que nous sommes tous « Nés », si je puis m’exprimer ainsi. C’est là que nos Racines familiales se trouvent. De fait, il nous est impossible de nous en détourner.
Car, d’une certaine manière, le Don que nous avons hérité d’eux est lié au Manoir. Je ne sais comment ni pourquoi, mais c’est ainsi. Nous ne pouvons y échapper, de la même façon que nous ne pouvons que rarement quitter les murs de cette Demeure. Il est ancré au plus profond de nous, tandis que nous, nous appartenons à ce lieu. Nous ne pouvons l’arracher des tréfonds de notre Esprit ; il y est enchainé. Il y est continuellement présent, en permanence sur le point de se réveiller, de croitre en nous et de nous posséder. Il se joue de nos volontés et de nos désirs. Il nous manipule comme des marionnettes, et oriente nos Destinées vers des contrées qui ne m’ont encore jamais été révélées. Anthëus ne veut pas m’en parler ; mes Frères et mes Sœurs évitent le sujet lorsque je tente désespérément de leur soutirer quelques renseignements. Ils se détournent de moi et font comme s’ils n’avaient rien entendu. Ils gardent et protègent ce Secret comme si leur vie en dépendait.
Pareillement, le Manoir exerce sur nous un attrait irrépressible. C’est notre Refuge. Il est notre Asile, un Oasis au milieu du désert. Il nous appartient autant que nous lui appartenons. Son pouvoir d’attraction est sur nous sans limites. Nous en connaissons chaque recoin, chaque corridor, chaque salle, mais nous ne pouvons nous en passer. Bien sûr, quelques uns de mes Frères et Sœurs n’y vivent pas en permanence. Ainsi, Silëus est souvent absent. Il parcourt régulièrement les terres africaines les plus arides et les plus sauvages avec un plaisir sans commune mesure. Sanäel est fréquemment à Paris à tenter de se faire un nom à « Libération » ou auprès de ses « amis » écrivains. Hÿlaire fréquente les quartiers d’affaires de Paris, New-York ou Hong-Kong dans le but de faire fructifier un argent qui ne lui appartient pas. Sans parler d’Yvanïa et de ses séjours dans les bas-fonds de notre Métropole, à s’enivrer des plaisirs de la chair que ses rencontres d’un soir lui procurent.
Pourtant, tous autant qu’ils sont, reviennent immanquablement au Manoir un jour ou l’autre. Tout comme moi, ils ont besoin de venir s’y ressourcer. Ils éprouvent la nécessité de retrouver les fantômes qu’ils y ont laissés en le quittant. A un moment ou à un autre, ils sont pris d’un furieux désir d’arpenter ses sombres corridors, ses salles obscures et empoussiérées, de déambuler parmi les meubles et les objets qui ont construit leur identité au fil des siècles. Ils obéissent à une loi immuable et intemporelle dont ils ne peuvent se défaire, et qui les oblige à regagner cette bâtisse qu’ils aiment autant qu’ils détestent. Car elle leur est – comme à moi – aussi indispensable que l’air qu’ils respirent, que la nourriture dont ils se repaissent, ou que la boisson dont ils s’abreuvent. Elle leur est aussi nécessaire que le Pouvoir dont ils sont les bénéficiaires. Bien que « bénéficiaire » n’est pas forcément le mot le plus approprié, puisque ce Don gangrène leur Esprit autant que le mien. Il l’embrase et fait d’eux des Créatures qui ne sont pas humaines, bien qu’elles en aient toutes les apparences. Et il les modèle progressivement à son image tout autant que moi ; car je prends le même chemin qu’eux malgré tous les efforts d’Anthëus pour l’empêcher de me consumer.
Je ne fais donc pas exception à la règle. Je suis aussi dépendant qu’eux du Manoir Montferrand et des Secrets qu’il cache. C’est une des raisons pour lesquelles je ne quitte pratiquement plus mes Appartements depuis le début des années trente. Il est vrai que durant près d’un siècle, j’ai essayé de me dérober à son influence ; aussi monstrueuse que délicieuse. J’aurai l’occasion d’y revenir plus tard. Mais, finalement, j’ai succombé à mon tour, tout comme mes Frères et Sœurs avant moi, bien qu’ils ne me l’aient jamais véritablement avoué. C’est aussi pour ça que je reste ici, dans mon bureau, à écrire et à poursuivre mes investigations sur les origines de la Famille Montferrand. Je voudrais comprendre pour quelle raison cette Maison possède un tel empire sur nous.
J’en veux pour preuve cette toile qui trône dans le vestibule de mes Appartements. Anthëus, mes Frères et mes Sœurs le détestent. Ils ne le contemplent jamais. Bien au contraire, il leur donne des sueurs froides. L’effroi qu’ils éprouvent en l’effleurant avant de s’engouffrer dans l’ouverture menant ici, est aussi intense que le mien. Et encore, eux ne cohabitent pas avec lui au quotidien ! Malgré tout, mon Père ne souhaite ni le déplacer, ni le vendre, ni le détruire. Et je sais qu’il était accroché à cet endroit, bien avant que je n’emménage en ces lieux.
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