Sous l'acacia

Date 26-12-2012 11:28:02 | Catégorie : Nouvelles confirmées


A perte de vue, les acacias alternent avec les dunes. Aux premières lueurs du soleil ils chatoient, de leurs exsudations résineuses, les yeux de l’homme qui avance. Là, suivi de son chameau. Il marche d’un pas de jeune homme ; vif et le chameau aussi. Le quadrupède derrière le bipède ; tous deux associés dans la même cadence énergique, presque joyeuse.

Les dunes, en cette heure matinale, semblent avoir fait la paix avec vent. Une trêve que celui-ci pourrait briser d’un instant à l’autre. Le regard s’arrête sur les dunes. Et sur les acacias. Qui alternant dans un jeu de rôle convenu. Dunes et acacias et, dunes et acacias de nouveau. Et Au-delà, d’autres dunes et d’autres acacias. Plus loin, le puits. Le puits auquel s’abreuve le campement. Le campement, encore lointain, où se trouvent, provisoirement, la famille d’Assia.

L’homme avance. Serein. Avec pour seul compagnon son chameau qui le suit, attaché à sa bride. Derrière l’homme et sa monture, les traces de leurs pas les suivent ; les mimant dirait-on. Celles de la bête s’enchâssent toujours harmonieusement dans les traces laissées par les pas de l’homme. Six traces en tout s’impriment, quelquefois profondément dans le sable ; laissant de petits trous dans le désert. Les traces de l’homme et de sa bête se lisent nettement sur les dunes mortes.
Lentement, le soleil se lève. Les ombres s’allongent derrière les deux marcheurs. La tête de l’homme recouverte d’un turban se dessine entre les pattes de la bête. L’ombre du chameau se refait en perspective en arrière, s’étire pour cacher des portions de néant jamais recouvertes. La petite expédition donne à ces contrées un semblant de vie, le temps du passage éphémère des deux ombres ; celle de l’homme et celle de son chameau. Les traces de pas qui s’effaceront, comme les ombres, au premier souffle du vent.

Maintenant l’homme fait baraquer son chameau, se met en selle et poursuit son chemin à travers les acacias et les dunes. Les acacias fleurissent en cette saison, produisent des gousses pour la nourriture des animaux et de la gomme pour le commerce des hommes. Les effluves des fleurs attirent la monture. L’homme chasse de son esprit en envie irrépressible de cueillir de la gomme arabique… Cette belle gomme qui brille, aguichante, çà et là sur les troncs et les branches des acacias.

Il résiste à la tentation ; inébranlable et continue sa marche. Sa monture, quoiqu’alléchée, elle aussi, par le parfum des acacias ne désobéit pas à ses injonctions chaque fois qu’il la ramène à la raison du voyage.
- Tu te régaleras bientôt, mon brave! Attends l’acacia du régal. De ton régal, du mien aussi, soliloque le jeune homme. De tous les acacias, il est le plus fleuri, le plus ombrageux, le plus généreux de sa résine. Et il fut plus que ça, mon brave chameau. Il fut l’acacia que broutait, il y a longtemps, la chamelle d’Assia. La chamelle que lui avait offerte son père à sa naissance. Avec sa gomme, mon cher chameau, nous préparions les encres de nos encriers. Avec son bois brûlé nous donnions leurs couleurs à nos encres.

Les ombres se rétrécissent. Elles sont maintenant sous les pattes de la bête. Le soleil est au zénith.
- L’acacia ! Là. Il est là, mon chameau, toujours à sa place. Là ; ce géant qui se dresse sur notre chemin.

L’acacia est assez touffu pour assouvir les ardeurs gourmandes du camélidé, et assez ombragé pour offrir au chamelier un lieu de repos. L’homme attache sa monture au tronc de l’acacia et la laisse brouter dans la touffe pleine de gousses.

De la tassoufra accrochée derrière la selle, il extrait une jarre, une théière, deux verres, du sucre, du thé, des arachides, des biscuits et du charbon de bois enroulé dans un morceau de tissu. Puis, après avoir défait quelques nœuds, il retire une petite natte qui était accrochée au flanc de la bête. Il remplit la jarre avec l’eau de l’outre attachée sous le ventre de la bête, étale la natte à l’ombre de l’arbre, s’assied dessus, s’adossant au tronc. Il ramasse quelques brindilles sèches sous le tronc de l’arbre, creuse un petit fossé, y met les brindilles avec quelques de charbon et frotte prestement une allumette. Une flamme d’abord couverte par u ne fumée opaque jaillit, transformant progressivement le charbon en braises. Il verse de l’eau dans la minuscule théière, la pose sur le feu.

En attendant que son premier verre de thé soit prêt, il ôte son turban, arrange les plis de son boubou, s’allonge, s’alanguit… L’une des nombreuses des fleurs jaunes, détachée de l’acacia géant par le broutage du chameau, vient aterrir sur un petit monceau de cendre, à quelques empans de la natte. La cendre d’un feu ancien qui couve encore, resurgit alors, les flammes aussi brûlantes que jadis, dans le souvenir de Moctar. Tout se convoque, prend feu autour de cette fleur qui est tombée. Le feu sur lequel la marmite bouillait.La marmite de la famille d’Assia. Et les traces des pas d’Assia qui venait de passer et de jeter quelques grains de sel dans la casserole. Moctar s’enflamme de ce feu antique, oubliant les arachides, les biscuits et le thé. Rassasié, le chameau s’accroupit à l’ombre de l’acacia qui protège leur sommeil, son maître et lui, des ardeurs du soleil de l’après-midi.
Puis Moctar se réveille, remet chaque objet à sa place, remonte en selle et d’’un geste du bâton, oblige le chameau à allonger son allure. L’ombre commence à s’étendre de nouveau, mais cette fois longuement devant eux.
Alors que le soleil décline, l’homme aperçoit enfin des traces de chèvres, entend un âne qui brait. Puis un autre. Ensuite, un cri de personne. Suivi d’un rire. Le chameau escalade la dune. Parvenu à sa crête, l’homme voit, à la verticale ou presque, le puits. Il descend et marche, son chameau toujours derrière lui.

Un vieil ami le reconnaît. Mbareck; un ami d’enfance.
-Le voilà, dit-il, d’un air enjoué. Voilà, le Saint-Louisien, l’immigré ! Il est revenu, après combien d’années déjà ? je ne sais même plus !
-Sept ans. C’est raisonnable, n’est-ce pas, cher ami ?
-Depuis quand es-tu rentré ?
-Deux jours, seulement.
-Deux jours, seulement, et tu quittes déjà tes parents pour nous? Nous, les gens de ces contrées, insiste Mbareck allusivement, en faisant un geste dans les airs, clignant de l’œil à l’adresse de son vieil ami.
Le Saint-Louisien sourit. Mbareck, s’approche de son ami :
-Ce n’est pas loin. Nous y serons très bientôt, cher ami. Et, rassure-toi, personne au campement ne sera informé de ton arrivée. Ni de ton départ. C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?
-C’est à peu-près cela.
-Moi, je connais mon ami. Toujours, le même. Les Saint-Louisiens ne comprennent rien.
Les deux hommes se dirigent vers le campement. Ils y arrivent, sans même s’en apercevoir, tout absorbés par leurs souvenirs communs, les histoires des campements, les dernières transhumances. Ils contournent tout le campement et accèdent à la tente de Mbareck sans que personne ne les voie.

Salma, l’épouse de Mbareck est là. Elle attendait, depuis le crépuscule, l’arrivée de son mari, le berger du campement. Mbareck vient auprès d’elle pour la mettre dans le secret de l’hôte. Pour Salma, les choses sont claires. Il faut d’abord qu’on s’occupe du vieil ami de son époux. Lui préparer où dormir. Et, le matin, après le lever de soleil, Assia sort de la tente pour laver sa tablette sous le grand acacia, là-bas. D’ici-même, on pourrait la voir, marcher et revenir sans que cela n’éveille aucun soupçon. Mbareck fait confiance, toujours, à sa femme. Il sait que son stratagème sera imparable.
Après le dîner, Moctar se couche sur une peau de vache que Salma a étalée sur la natte. Non loin d’ici, le chameau de Moctar rumine. Il rumine une journée de broutage. Moctar rumine, lui aussi, avant que le sommeil ne le saisisse. C’est un peu plus d’une journée de rumination. C’est une décennie. Ou presque. Les réminiscences de son enfance déferlent en flots de sensations et d’images. Assia et lui, enfants. Des enfants qui jouaient entre les tentes. Qui s’essayaient, à leur âge, aux joutes poétiques, aux devinettes sur les compagnons du Prophète, paix et salut sur Lui, sur les poètes antéislamiques et leurs œuvres. Ensuite, Assia a grandi. Elle est devenue une jeune fille majeure. Après son premier ramadan, il ne l’a jamais revue de si près. Il l’a aperçue, une fois, alors que cet hivernage-là, leurs familles avaient choisi le même lieu pour installer leurs campements respectifs. Il s’en souvient comme si c’était hier. Il a vu sa main. Sa main droite. Elle portait une calebasse. La calebasse était pleine de lait. Et le lait se déversait de temps à autre sur sa main. C’est quand elle posa la calebasse, qu’il a vu vraiment sa main. C’était fort. Indescriptible. Elle secouait sa main pour en faire tomber les gouttelettes de lait. A chaque goutte qui tombait, tombait avec elle une partie de Moctar. C’était la dernière fois. Cette main qui s’agitait, sous une tente en laine. Et, s’agitait, à quelques pas de là, le cœur de Moctar.
La nuit étale son voile sur le petit campement. Moctar est enfin absorbé par le sommeil. Son chameau, attaché sous un arbre, continue de ruminer les fruits de l’acacia géant.
Le jour se lève. Moctar accomplit sa prière sous la tente. Il s’enturbanne de peur d’être reconnu. Salma s’assied devant la tente et observe celle des parents d’Assia. Elle sirote calmement le thé que lui sert son mari assis à l’intérieur de la tente. Elle prend sa pipe qu’elle remplit du bon tabac saint-louisien que lui a apporté Moctar, puis elle tire une bouffée qu’elle rejette en volutes de fumée dans les airs. Elle revient à l’intérieur de la tente, fait signe à Moctar de s’approcher d’elle, à côté du rideau de tissu qui sert de pourtour à la tente. Elle l’installe en face d’une déchirure dans le rideau. De cette déchirure, on peut voir tout celui qui sort et rentre dans la famille d’Assia.

-Tu t’assieds, je retourne devant la tente, je te ferai signe au moment opportun.

Salma revient à sa position et reprend son guet. Soudain, elle fait signe à Moctar. De la fente, Moctar contemple cette créature qui sort de la tente et marche lentement. Insouciante, portant dans ses mains sa tablette. Il la voit de dos. Elle s’arrête en face de l’acacia. Adosse sa tablette sur le bas du tronc. Puis d’un récipient à sa droite, elle receuille un peu d’eau dans sa main qu’elle verse sur la tablette. Toutes les écritures s’effacent. La face lavée de la tablette peut bien maintenant accueillir d’autres écritures, d’autres versets. Assia se lève. Ramène avec elle sa tablette. Toujours maintenue jalousement par ses deux mains contre sa poitrine, contre son cœur. Moctar, la contemple. Il la voit avancer. Elle avance jusqu’à l’épieu dressé devant la tente familiale. Sur lequel, elle pose la tablette, en mettant la face lavée en direction du soleil pour qu’elle sèche. Elle s’embellira, plus tard, d’autres écritures. D’autres leçons. Puis elle se lève, scrute la tente des bergers. Son regard balaie tout le rideau. Et toutes les fentes qui s’y trouvent. Avant de pénétrer dans la tente de ses parents.

Moctar s’enturbanne à nouveau. Ne laisse apparaître ses yeux. Fait signe à son vieil ami d’amener sa monture. Le chameau est là. Sous la tente ou presque. Mbareck tout en aidant son ami à s’installer sur la selle, murmure, s’essayant à pasticher un poète fameux:

Qui n’a pas vu sous l’acacia

Assia laver sa tablette

N’a jamais vu Assia.

Un sourire irradie les yeux de Moctar. Puis il serre la main de son hôte et, d’un geste allègre, fait relever sa monture. Un autre geste, et le chameau reprend le chemin du retour à grandes enjambées.

Abdelvetah Ould Mohamed






Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=1513