J'ai tué ! (Version longue)

Date 20-03-2023 09:39:40 | Catégorie : Annonce


J'ai tué ! (Version longue)



Raymonde, Daniel et leurs deux filles ont été pris en charge dans un des gymnases municipaux de Toulon baptisé très musicalement « Les Cigales ». Des psychologues et des bénévoles ont été appelés pour soutenir les victimes et les faire parler. Le feu a commencé à sévir la veille au soir, aux alentours de 20 heures. Des hectares de bonsaïs ont été rayés de la carte. Des genévriers rigides, d'autres de sargent, des pins blancs et rouges, des charmes du Japon (?) et puis aussi des potentilles épineuses ont brûlé littéralement selon la loi tordue, précise et perverse de celui que l'on appelle « le pyromane chantant du sud-est ». Alors que le criminel lilliputien est toujours en cavale, la région toulonnaise panse ses pl us grandes plaies et enterre les cendres de ses bois.
Assise sur un lit de fortune, les mains dans la tête, Raymonde tremble comme une feuille et ne peut retenir de longs sanglots qui dégoulinent par à-coups. Son teint est livide comme les jours d'enterrement. Moins démonstratif , Daniel se ronge les doigts. Il ne peut s'empêcher de dormü d'u n œil dans le chronomètre géant qui bat et rebat la mesure en mécaniques farandoles et rythme le silence qui dure. Encore trente seconde et l'on saura le pire. Encore vingt secondes et l'on mourra du pire. Encore cinq secondes et l'on sait déjà que tout est fini. Encore une seconde et c'est déjà trop tard... L'autre œil de Daniel est ailleurs, enfoui sous terre, quelque part dans le cimetière d'à côté que l'on a choisi ici à la pierre près pour dissuader tous les escrocs du ballon rond de faire froidement famille dans le sud.
Le ciel était trop lourd d'orages pour continuer à se développer librement au-dessus de leurs pauvres têtes. Le ciel était trop de plomb : il ne pouvait que se fracasser sur leurs crânes et ordonner à la mort libérée de traverser leu rs corps désorganisés en y semant partout des stimuli divers et variés à l'instar des redoutables crises de spasmophilie.
Tandis qu'un gros cumulonimbus se fraie électriquement un chemin par la porte bée du gymnase, surgissent Marjolaine et Erika, complètement affolées. Toutes deux lèvent leurs téléphones au ciel et hurlent aux diables à la ronde que Yohann ne répond plus, que le feu a visiblement rongé son répondeur et qu'il progresse déjà jusqu'aux leurs. Raymonde saisit les téléphones déjà fiévreux et pianote sur le clavier pour appeler les pompiers (?) et leur sommer de venir au pl us vite ... Faut-il plutôt alerter les Renseignements Généraux ? Faut-il d'abord joindre tous les avocats de France et de Navarre et puis après les pompes funèbres ? Faut-il prévenir à la fin la famille Gardon au complet ? Faut-il déjà leur écrire depuis le funérarium ?
Raymonde ressemble à présent à une noyée. Le feu de sa voix est gagné par les eaux. Elle est aphone et n'ose plus bouger d'un cil. Il faudrait prévenir un médecin pour lui débloquer le dos. Où le trouver ? Où lui échapper ? Où donc trouver de l'argent qui ne serait pas déjà trempé ? A qui peut­ on bien administrer une piqûre de tranquillisants afin que je ( ?) ne sois pas aussi contractée ?
La porte d'entrée du gymnase est maintenant si cadenassée que l'on entend au loin et très distinctement les sirènes d'alarme. On sent aussi à l'intérieur l'air qui s'embrase et se pare presque joliment de couleurs brûlantes. Des éclairs de rouge et de sang lacèrent par moments les visages les plus terrifiés.
Il est déjà trop tard dans la nuit. Daniel, qui ne tient plus en place dans son petit périmètre de sécurité, se dirige vers la porte. Il fait sauter les verrous, sort, revient puis ressort à cent pour cent. Comme les arbres étaient assez petits pour que la terre elle-même aujourd'hui parte en fumée, le père de famille respecté arrive à la constatation qu'il ne peut pas mettre un peu d'ordre dans ce chaos. Il doit se rendre à l'évidence : il ne peut rien faire pour enterrer Yohann. La région ressemble maintenant au cratère d'un volcan en éruption. Des flammes visqueuses et pâteuses progressent
désormais sur les hauteurs, menacent de faire éclater terre, mer et air. Elles sont même sur le point de s'infiltrer dans Toulon par les péages, par les égouts de la ville, par les canaux, par les vapeurs d'eau des avions à réaction. Du coup, les Renseignements Généraux, les pompes funèbres, les avocats et même les pompiers (?) barricadent tous non sans impatience les grands axes routiers, ferroviaires, aériens, maritimes, et s'empressent de verrouiller solidement toutes les bouches avec des clés et des serrures des plus fiables. Bientôt, « le pyromane chantant du sud-est » sera mis hors d'état de nuire et avec lui les déchainements m ultiples d'un seul et même élément sur tous les autres. Daniel n'en peut plus. Il songe à ces foutues flammes. Elles ont dû calciner les croix chrétiennes du cimetière d'à côté. Elles ont toutes dû déjà effacer la mémoire de Yohann, pourtant solide. Daniel en blêmit, en suffoque. Un violent mal de tête s'abat sur lui et puis aussi une envie aigüe et irrépressible de vomir. Vomir son eau courante en feu. Vomir ses pommes de terre et ses carottes en feu. Vomir le feu du réchaud en feu. Au bord d'un épisode épileptique majeur , Daniel regarde de gauche en bas et puis aussi de haut en haut. On le laisse passer telle une ambulance aux gyrophares affolés tant les ordres aux muscles sont nets et saccadés, comparé au brouhaha diffus général. Finalement, ses yeux parviennent à se poser sur un supermarché des alentours. Daniel songe alors aux caisses et à tout un cortège de verbiage. Il ne peut que constater une matérialité horripilante récalcitrante. D'un coup, la sensation que la sève ne monte plus lentement et puissamment dans les ramifications de ses veines, de ses pl us fins vaisseaux le noie dans son chagrin. Il pressent comme un tarissement général dans son corps, un peu comme s'il errait en plein Sahara et qu'il cherchait une ligne de fuite dans sa cage loin de ce quotidien qui tourne sur lui-même comme un moulin fou. Tout près de la grande surface, il aperçoit un bonsaï épargné, un pin blanc dont le tronc s'enroule encore sur lui-même en torsade. Daniel a l'impression toute nouvelle que l'arbre lui sourit, qu'il l'appelle à se poser, à s'ancrer dans le sol. Une étrange paix intérieure le saisit doucement. Il étend ses bras en soleil au-dessus de sa tête, ancre ses pieds au sol, s'enracine, sentant la pesanteur tirer ses mollets, ses cuisses, imposer une lourdeur, engourdir ses sensations kinesthésiques. Alors qu'il écarte ses mains en deux éventails ouverts, doigts offerts au soleil naissant ( ?), alors qu'il est en train de devenir paisiblement cet au tre lui-même, alter ego sublime, chimérique et totalement vrai, un policier à moitié en cendres surgit de la nuit en feu. Il hurle dans son oreille qu'il faut rentrer dans le gymnase au plus vite, que la ville est à présent un bûcher géant. Daniel revient au gymnase
au pas de course.
D'un coup, la frénésie absurde reprend ses droits et charge. Une angoisse oubliée revient lui oppresser le cœur. Il se ronge à présent les mains. Il a même le temps de penser à la gangrène. Et puis on lui laisse presque le temps de réfléchir nettement au jour de l'enterrement de Yohann, à ce qu'il devra dire à l'église devant son corps restauré.
Soudain, alors que Marjolaine et Erika sont assises dans leurs flaques, retentit la sonnerie d'un portable. Tous reconnaissent la voix enjouée de Gloria Gaynor et son tube disco « 1 will survive ».
« C'est Yohann ! C'est Yohann qui nous appelle ! >l. Le téléphone surchauffe et au bout du fil c'est une voix mordue par le feu, brûlante, qui supplie fiévreusement : « Venez donc m'aider ! Bientôt le feu aura raison de moi et je ne pourrai plus jamais vous fredonner les beaux airs tziganes d'Ando Drom. Venez vite ! »
La voix s'est tue et le portable redevient tiède peu à peu. Depuis son petit coin de recueillement, Daniel constate quelque chose d'inhabituel, comme si quelqu'un avait imité le plus fidèlement possible la voix de son fils. Les filles protestent. Elles en sont sûres. Il s'agit bien de Yohann. Alors que le silence assiège à nouveau les quatre petites couches de la famille depuis près de deux heures, le téléphone se remet à sonner. C'est encore une fois le numéro personnel de Yohann qui s'affiche à l'écran. Une voix plutôt rassurante à l'autre bout. Une voix qui a mis de côté la peur, la sueur et puis la tachycardie. Une voix qui a enfilé un uniforme . Une voix qui imite (plutôt bien !) la distance
« professionnelle » entre elle et ses interlocuteurs . Cette fois, Daniel en est certain : c'est vraiment Yohann qui leur parle. Le « policier » qui est en communication leur dit le plus calmement possible que le pyromane avait pris en otage leur fils dans une cabane de la forêt et qu'il a été finalement
abattu par ses hommes alors qu'i l s'apprêtait à torturer le jeune garçon. L'homme ajoute qu'ils ont brûlé son corps tout comme le criminel était enchanté de mettre en cendres une grande partie des bois près de Toulon. De plus, on aurait retrouvé avec lui un baladeur CD. A l'intérieur, un disque en mode pause devait accueillir à ras-bord une chanson célèbre de Johnny... La voix tente de leur dire aussi que Yohann est sain et sauf, qu'il leur donne rendez-vous près du magasin de surplus militaire de l 'autre côté de la ville.
Daniel, Raymonde et leurs deux filles oublient qu'ils ne sont pas assez rassurés : ils ont entendu la voix de leurs fils et c'est là tout ce qui compte pour eux. Une voix en miettes. Une voix en feu, mais une voix enfin à sec. Une voix à point pour nos naufragés du feu. La fête en chansons sera pour plus tard, au retour véritable du jour . ..




Yohann Gardon, début janvier 2014, Brignais, pour atelier d'écriture « Chemin de traverse ».











































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