Qui s'en souvient encore ?

Date 19-04-2023 16:30:00 | Catégorie : Nouvelles


Qui s'en souvient encore ?

Carré de Soie. Après une très ennuyeuse journée de travail, je rejoins mon appartement situé au terminus de la ligne A du métropolitain lyonnais, de l'autre côté de la rue où le bus 16 vient déposer ses voyageurs. Il est 20h05. Éreinté, j'allume la télévision. La demi-heure est au journal télévisé, à ses morts et guerres quotidiens. A la une de cette facile « encyclopédie » populaire, Patrick Poivre d'Arvor est en train d'aborder le thème pour le moins épineux du moment : la question de ces satanés Rroms sur le territoire béni de notre bonne vieille France. L'écran accompagne en images chocs bien des idées reçues sur ces personnes étranges qui volent comme elles respirent et qui n'ont ni domicile fixe ni télévision ni internet ni même une quelconque envie de s''en sortir. Je garde le regard scotché sur le poste, comme happé par ce peuple aux mille tapages nocturnes et qui déchaîne tant de passions. Je demeure fasciné par ces loqueteux. Tantôt attiré, tantôt projeté par le repoussement, mon âme d'artiste ne peut rester de marbre à l'approche virtuelle de tous ces Tziganes, Gitans, manouches et autres gens du voyage.

Soudain, le téléviseur s'éteint. Même la neige ne tombe plus à l'écran, elle qui redouble au-dehors. Rien. Plus rien. Une panne de courant au moment le plus intéressant. Au moment où le feu s'allume et allume avec lui des cymbalums endiablés. Nonchalance et oisiveté se dessinent à présent au crayon noir. En plus de l'électricité nulle, le chauffage coupé m'aide à ne plus rehausser tout un dessin ombreux. Je me souviens tout à coup de mon vieux bougeoir entouré joliment d'écorce naturelle : j'allume une bougie dans ce froid qui envahit les pièces mortes de mon logement.
Puis, machinalement, mon regard se porte à la fenêtre. Curieusement, dehors est éclairé très fort par les lampadaires qui font office de néons. Oui c'est cela. Des néons agressifs, presque phosphorescents, soulignent le clair-obscur et font saillir tous les visages du camp roumain, un peu comme dans le documentaire italien « Adisa ou l'histoire des mille ans ». Car de l'autre côté, c'est bien comme un camp de Rroms qui m'offre la plus pleine des vues. Des tôles par milliers, des tentes sommaires1, des pneus, des palettes, de la ferraille et autres rebuts qui hypnotisent se déversent derrière mes lunettes encrassées. Les crinières jaunes-orangées des feux accentuent un peu l'effet, donnant envie de peindre sauvagement cette scène caravagesque. On distingue aussi des camions de CRS aux gyrophares affolés qui assiègent le camp et le bâillonnent en faisant taire pour de bon et les violons et les guitares et les accordéons. Des cris. Des fils de pute des nique ta race à profusion. Plus de Gitanes. Plus de danseuses. Plutôt des gaz lacrymogènes à te faire tousser jusqu'au cancer bronchique. Pour la fête, des bulldozers énormes aux mâchoires redoutables ont été réquisitionnés afin de désinfecter cette énorme plaie purulente dont souffre la France d'aujourd'hui ainsi que toutes ses télévisions.
Le camp des Rroms semble stupide comme un dindon2 : des cochons en train de manger la carrosserie d'une Trabant abandonnée tandis que deux ours montrés prennent un bain dans une maison tout en regardant la télévision et en buvant de la bière. Une oie s'envole du clocher après son suicide ; une autre danse un tango avec personne. Au loin, un chat réussit à hypnotiser un pigeon pour le faire tomber du toit et le dévorer. Un singe montre aux policiers comment on mange une banane. Il les guide dans le souterrain alors que les enfants tziganes en haillons hurlent de joie. Les Rroms attaquent tant bien mal et c'est non sans sueur dans mes souliers que je les vois échanger quelques coups avec les forces de l'ordre. Des femmes en train d'allaiter essaient de faire pleurer leurs nourrissons pour alerter les policiers. On distingue les boucliers des CRS à travers les fumées tant les violences sont insupportables, tant la fin du monde est formidablement proche. Des hommes
empoignent même des tisons et menacent de ne plus brûler les visages noircis des policiers. La boue du camp brille : il n'a pas plu énormément aujourd'hui. Les étoiles nocturnes et puis la lune semblent se moquer en nimbant cette scène superbe, transpercée de toutes parts par la véhémence générale. Le ciel qui a assez de sang semble porter la plaie béante de tout un peuple à jamais martyrisé. De l'autre côté de la rue, des nantis rêveurs (?) allument des feux d'artifice, des feux de Bengale, des feux Saint-Elme, sûrement pour louanger l'événement. La fin du monde ! La fin de leur monde ! Le début d'un autre. Le début du vôtre ! A notre tour, il nous faudra voler3 au plus vite leur chance 4 d'être Tziganes car cette race sans mourir va disparaître.
L'électricité nulle saborde le fax tant et si bien que l'on crie à la résurrection de Staline. Du coup, les agents de police sur les lieux, terrifiants et autoritaires, se frottent les mains : ils demeurent les exécutants rassurants de tous ceux qui souhaitent une solution ultra-radicale au problème des Rroms dans l'Hexagone. A l'écart de cet enfer, une petite vieille nostalgique du Réalisme magique relit une nouvelle de Jorge Luis Borgès tombée dans l'oubli tandis que son époux ridé raccroche au mur de sa cabane une reproduction de Chagall que les échauffourées ont fait tomber dans la boue. Dans un autre coin reculé du camp, un jeune garçon profite d'un feu non-endommagé pour célébrer le mariage tendre de sa petite sœur avec son ours en peluche. Il fait appel à des figurines en pâte à sel qui représentent des musiciens sympathiques, des « minivirtuoses » qui excellent dans l'art du violon, du cymbalum et de l'accordéon. L'enfant, que l'on dit sûrement très au courant des joutes musicales roumaines, les baptisera « Taraf des Canuts », si un jour bien-sûr il saisira la chance inespérée d'échapper à la solution utra-radicale, si un jour il goûtera enfin à l'aubaine presque princière de passer par fameux camions-écoles et, du cou, sortir de ses coutumières insultes en rromani... Et ce n'est pas demain la veille puisque le prophète Hizir, protecteur des plantes et des pauvres gens, part en fumée en ce soir de décembre. Comme la France déteste les martyrs, elle ne laissera de lui aucune trace une fois les gaz éteints. Tout devra disparaître sous l'essence en feu qui réduira tout en cendres. Même l'Histoire oubliera ces sales Rroms rafistolés qui grincent, rouillent et puent à un kilomètre à la ronde : le Sac de la Soie n'intéressera aucune littérature, pas même les plus moralisantes qui soient. Le Sac de la Soie n'interpellera aucun humaniste et personne n'osera demander ne serait-ce qu'une plaque commémorative, même basique.

Je me mets à verser une larme lorsque soudain le téléviseur se rallume. C'est à présent Arte qui propose son programme du soir : un concert en direct depuis Budapest puis un reportage sur Béla Bartók qui traite de son envoûtement pour la musique traditionnelle de Hongrie. Cymbalums très beaux en bois massif, violons plaintifs et costumes superbes pour l'occasion viennent fleurir les bobines. Animé d'une gaieté revenue, je contemple à présent quelques scènes du fameux spectacle Voyage en Tziganie avec ses images de jeunes Français en liesse dans la salle. Faut dire qu'il s'agit des plus grands noms de la scène « nomade » de France et des Balkans : Šaban Bajramović, Bratsch, Urs Karpatz, Norig, Esma Redžepova, Les Yeux Noirs, Titi Robin, etc.. C'est aussi ça la France : si la plupart des gens passent leur temps à cogner, il reste heureusement une minorité pour les minorités ; il reste heureusement ceux qui laissent enfin les fioritures cogner dans leurs têtes...











Yohann GARDON, décembre 2013, Brignais, pour atelier d'écriture « Chemin de Traverse »




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