De la musique et des ballons
Date 21-04-2019 09:58:25 | Catégorie : Nouvelles confirmées
| Ma première journée commence fort ; les élèves sont agités, l’organisation n’est pas au rendez-vous et le professeur principal n’a pas l’air commode. Je fais tâche dans ce lycée lyonnais, avec mon teddy usé, mes baskets américaines et mon jean délavé. Ils ont l’air tellement jeunes, insouciants, à peine sortis du collège. Je commence à maudire mes parents d’avoir emménagé dans cette ville. - Remplissez cette fiche, avec la profession de vos deux parents, vos notes au bac de français, votre précédent lycée si vous êtes nouveau, enfin tout ce qui est indiqué, en somme.
Je vais lui faciliter la tâche. Profession des parents : abonnés absents. Bac de français : c’est quoi ? Ancien lycée : Abraham Lincoln, Springfield, Ohio. C’est dommage qu’il ne soit pas professeur d’anglais, j’aurais pu rire cinq minutes à l’écouter réciter du Walt Whitman ou me citer des romans de Faulkner. J’observe mes camarades de classe. Rien à déclarer. Je vais encore m’emmerder. Au moins, je serai tranquille pour passer mon bac. Les abonnés absents seront contents.
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La semaine se termine. Enfin. Je suis passé à travers sans encombre. J’ai évité le traditionnel caïd de service habitué à tester les nouveaux, les « nobodies » qui cherchent à agrandir leur cercle de futures personnes disparues, les branchés et autres babacools. Rien de nouveau sous le soleil de 1980. - Alors, chéri, il est bien ton nouveau lycée, n’est-ce pas, m’a demandé ma mère. - Et puis, ça change de ce trou de Springfield, a décrété mon père. - Oui et oui, j’ai répondu.
Comment leur dire autrement ? Ils n’ont pas tort, dans le fond. Springfield sentait la grosse crasse industrielle, la fin de cycle d’une Amérique profonde et hypocrite. Je ne regrettais même pas mes potes Danny et Holger, ni la belle Sharon ou la gentille Vanessa. Là aussi, j’avais traversé l’année scolaire en mode fantomatique, persuadé que j’allais encore déménager, changer de lycée, rapporter de bonnes notes à mes parents, comme un caniche avec son os en plastique. J’avoue que je n’aurais pas parié sur un retour en France et encore moins dans cette ville de bourgeois coincés. Comme quoi, mes parents pouvaient encore m’étonner. A mon grand dam.
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Annette, elle s’appelle Annette. C’est mignon, ce prénom. Et ça lui va bien. On dirait un fruit frais perdu dans une nature morte. Je ne me souviens plus comment on en est arrivé à discuter. J’ai aimé. - Alors, Thomas, tu viens d’Amérique ? - Oui. - Tu es né là -bas ? - Non. - Dis donc, tu n’es pas très bavard. - Je sais.
Que puis-je dire de plus ? Elle va me demander ce que font mes parents, pourquoi je me retrouve à Lyon, si je me plais ici. Je n’ai pas envie de ça. Je la regarde en silence. C’est bon de ne pas parler. Elle a de beaux yeux bleus, de superbes cheveux bruns. Elle sent la myrtille. Je me sens bien pour la première fois depuis mon arrivée.
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Déjà le mois de mai. La fête du lycée approche. Annette resplendit de mille feux. Je suis heureux comme jamais. Nous sommes ensemble, enfin je crois. Nous nous fréquentons, comme ils disent ici. Elle m’a appris à apprécier la ville, ses petites rues étroites du centre historique, son théâtre antique où nous nous promenons souvent main dans la main, sa cathédrale haut perchée sur la colline de Fourvière. Springfield me semble loin. Mes parents aussi. - Tu seras mon cavalier à la fête du bahut ? - J’espère bien. - Que feras-tu après le bac ? - Je n’en sais rien. Tout va dépendre de la prochaine affectation de mon père. - Tu ne vas pas partir ? - Je croise les doigts pour rester quelques années de plus. - Moi, je vais rentrer à l’Université. Je veux être journaliste, parcourir le monde, sortir de la grisaille lyonnaise.
Elle a raison. La ville est grise. Le pays attend les prochaines élections où son monarque dégarni pourrait enfin laisser la place à un président socialiste. Comme des millions de jeunes Français, elle attend ce changement comme l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la liberté de penser, de danser, de rire et de chanter. « De la musique et des ballons » lui dis-je en souvenir des conventions républicaines à la dernière élection présidentielle américaine, quand un cow-boy gominé avait promis des lendemains heureux, une Amérique puissante et la fin de la menace rouge. Ma remarque la fait rire. Elle est encore plus belle quand elle rit. Je l’aime.
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Le lycée est bariolé de multiples couleurs. Les élèves dansent, chantent, rient. Ils voient leur futur rempli de fleurs. Annette m’attend. Elle éclaire ma journée, comme toujours. Les cocardes roses décorent les poitrines de nombreux adolescents. Le changement est arrivé, les lendemains respirent les promesses. Le soleil rayonne en ce mois de juin où les chars soviétiques n’ont pas envahi la France, contrairement aux prévisions avisées de mon père et de ses amis. J’apprécie l’instant. - Notre dernière année de lycéen, murmure Annette en m’embrassant tendrement. Profitons-en et fêtons ça dignement. - Je n’ai pas vu passer ces quelques mois. - Les plus beaux de ma vie.
Elle m’emmène avec elle rejoindre la cohue. La musique devient perceptible. Les paroles de John Lennon résonnent dans mes oreilles, telle une oraison céleste à la fin de notre adolescence, au début de notre vie d’adulte.
« Notre vie ensemble est si précieuse Nous avons grandi, nous avons grandi Bien que notre amour demeure spécial Tentons notre chance et envolons-nous Quelque part seuls »
Je regarde Annette. Comme John Lennon, elle va passer de bonheur présent à souvenir passé. Elle ne le sait pas, je ne lui ai pas encore dit. Je veux conserver son beau sourire dans ma mémoire, ne pas l’entacher de sa déception. Il sera temps, après le bac, en juillet, quand nous aurons les résultats des épreuves, quand je connaitrai ma nouvelle destination, dans un autre endroit gris, loin de la musique et des ballons.
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