La maison en coquillages 18
Daniel chantonnait comme d'habitude "le pit 'train qui va à la campagne, il alternait avec "David Crokett". Ces deux chansons étaient les scies à la mode que Daniel avait en bouche du matin au soir, et parfois même la nuit, lorsqu'il chantonnait en s'endormant. "Qu'est-ce qu'on mange ?" demanda-t-il " J'sais pas, y'a rien" "Tu vas acheter à manger ?" "Non je vais chercher papa aux postillons, tu es allé chez Heimel ?" "Non, j'étais chez Madame Hervé avec Jean-Pierre, Serge est puni, tout ça à cause de vous et d'Anita !!" "C'est bien fait pour lui, il est casse-pieds, et pis avec vous, c'est jamais de vot' faute !" Les garçons ne sont jamais responsables, se disait Linette. Elle était si fière d'être une fille, elle pensait, sans rien en dire que les filles sont plus belles et moins méchantes. Elle n'aurait jamais voulu être un garçon, oh, non ça jamais ! Elle ne voulait pas avoir des poils dans le dos comme papa, et ressembler à une bête. "J'vais faire mes devoirs" Daniel, lui, était obligé de faire ses devoirs parce que c'était un garçon et qu'il devrait quand il serait grand avoir un bon métier et réussir sa vie. Linette, elle, apprenait son travail tous les jours, en étant une "petite maman, et une parfaite petite maitresse de maison" Elle descendit l'escalier, traversa la cour et s'arrêta pour une petite caresse à Dick, couché dans sa niche. Elle lui donna des nouvelles de Diane qui était très malade, elle parlait à voix basse tout doucement: "Tu sais Diane est très malade, je crois qu'elle a mal" "Waaaouuuuh" Le chien, tira sur sa chaine en s'approchant de l'enfant, il fit entendre un long gémissement et Linette avait la certitude qu'il avait compris. Elle savait que tout le monde se moquait d'elle en la voyant régulièrement parler aux chiens, aux chats, aux oiseaux ... Mais les chiens comprenaient, elle le savait, leurs quolibets et leurs grands éclats de rire moqueurs ne la convaincront jamais du contraire. La nuit était sombre et les lampadaires jaunes éclairaient peu. L'air sentait la fumée et le charbon. Linette savait que toutes ses petites maisons modestes et basses, faisaient ronronner toutes les cuisinières en avalant le coke noir, et se réchauffaient repliées sur elle mêmes. Sortie de la cour, elle entendit le bruit sec des volets de fer que le père Godefroy dépliait pour les fermer. "Qu'est-ce que tu fait dehors ?" "Je vais chercher mon père" Elle marchait lentement, elle sentait sa peau tirer sur ses jambes et le froid sur ses cuisses accentuait sensiblement la sensation de brûlure. Elle parcouru les cent mètres qui la menèrent au croisement de sa rue et de la rue des postillons. Le café se trouvait juste à l'angle. Le long du trottoir, une haie de troènes épaisse et bien taillée que Linette aimait pour sa merveilleuse odeur, protégeait une petite terrasse. Les tables carrées et les chaises pliantes de fer peintes en vert, étaient couvertes d'une eau glacée et attendaient des jours meilleurs pour accueillir les clients. Linette poussa la porte du café et comme à l'habitude, elle fut saisie par le bruit, la fumée et une lumière presque aveuglante. Au milieu de la très grande pièce, un long comptoir de zinc s'arrondissait à gauche pour se prolonger encore sur une longueur de un ou deux mètres, formant ainsi un quart de cercle. ; A l'autre extrémité, à droite, pour passer derrière le comptoir, celui-ci était percé d'un portillon bas en bois, comme celui d' une porte de saloon dont les battants ne cessaient d'aller et venir à chaque passage du patron et de la patronne. Il y avait beaucoup de monde dans la salle, certains étaient debout accoudés au bar devant des verres de vin rouge ou blanc, on voyait sur le zinc des pichets d'eau en céramique jaune avec un bec sur lesquels était écrit "Ricard 45" ou "Pastis 51, en gros caractères. Beaucoup d'autres clients étaient assis autour des tables chargées de verres et de cartes à jouer, il y avait aussi les gros dès du jeu de quatre-cent-vingt-et-un, les petits gobelets qui servent aux joueurs pour jeter les dès, et tout cela était posé sur des tapis de feutrine verte. "René, ta gosse te cherche" Cria le patron, derrière son comptoir, en voyant Linette chercher son père du regard. Ses yeux se promenaient sur l'assemblée, papa n'était pas assis à la table près de la porte comme cela arrivait souvent. "Ta patronne, t'appelle, tu vas te faire engueuler" Criait une voix rigolarde et déjà bien avinée. Linette repéra tout de suite le groupe regroupé autour des deux tables rapprochées. Ils étaient au moins six ou sept à hurler autour d'une partie de belote bien animée. Ils criaient tous ensemble et les rires aiguës et excités des femmes perçaient l'épais nuage de fumée des cigarettes Les verres étaient tous vides. "Patron remets nous ça et donne une grenadine à la môme" Les éclats de rire moqueurs s'adressaient au père de Linette "Ah, ah, tu vas avoir la soupe à la grimace" "Ton ministre de l'intérieur va gueuler, tu vas voir le rouleau à pâtisserie !" "Mon pauvre, tu vas passer la nuit au cul tourné" "Ben dis donc, mon pauvre René, elle porte la culotte ta bergère !" dit une autre voix. Papa rigolait en regardant son jeu de cartes qu'il tenait d'une seule main, ouvert devant lui, comme un éventail. Linette s'était approchée de la table, elle était à côté d'un copain de papa assis et dont elle voyait à sa hauteur la figure écarlate, violacée. Sur sa lèvre rouge et molle était collé et pendait un mégot jaune de gitane maïs, qui s'agitait sur un fond de dents noires. "C'uis là, il est déjà saoul" pensa Linette qui savait bien reconnaitre les effets de l'alcool sur les gens. "Papa, maman demande que tu viennes" En disant cela elle sentit qu'un bras la tirait en l'attrapant fermement et en s' entourant autour de ses cuisses. Elle sauta, comme sous l'effet d'une décharge électrique, tout lui fit mal dans ce contact. La douleur physique, bien sûr, ça elle en connaissait l'origine, mais en plus, elle ressentit un violent dégoût, un grand sentiment de danger, quelque chose dont elle ne savait rien, quelle ne comprenait pas du tout et qui la révulsait au plus haut point. Elle avait fait un bond de recul. "Ben dis donc, c'est une sacré bêcheuse ta gamine, j'te dégoute petite ?" " Fout lui la paix, Bébert, on j'te fout mon poing sur la gueule" Hurla papa en posant ses cartes. "C'est une gamine, laisse tes pattes sur tes cartes" Papa voulait la défendre, ça elle le comprenait, pourtant elle ne ressentit absolument aucun soulagement mais bien au contraire, elle fut prise d'une véritable terreur. Elle avait peur des drames, des coups de la violence, elle avait très peur que, à cause d'elle ces hommes se battent. Elle se sentait mal, et elle était silencieuse près du malaise quand papa ajouta en s'emportant contre elle, avec colère "Fout le camp, t'as rien à foutre ici, c'est pas ta place, j'veux plus te voir, allez dehors! rentre à la maison et vite !" Pour le coup Linette était d'accord, partir d'ici au plus vite était son plus grand souhait, mais qu'est-ce qu'elle allait dire à maman ? Elle rentrait sans réponse, et une chose était sûre, c'est qu'elle allait se faire "drôlement disputer". Le bilan était plus que négatif, papa était très en colère, maman le serait aussi. Ces adultes là, sont des gens qu'il faut savoir éviter. De toutes les façons elle aurait toujours tort et elle ne savait pas comment se conduire pour les satisfaire. Elle sortit de cet endroit qui sentait mauvais en ne sachant pas ce qui l'attendait, en ne sachant pas où elle avait mal fait. Apprendre à l'école, comprendre ses leçons lui semblait tellement plus facile que d'apprendre à comprendre les adultes. C'était comme ça.
Lydia Maleville
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