Le soleil commence à descendre. Le ciel se charge de nuages sales. Tom marche sans but dans la grande rue de Marysville ; il ne se souvient pas de ses dernières heures ni d’où il est sorti pour se retrouver en ces lieux. Quelques images éclairent son cerveau comme autant de polaroids éparpillés sur une table : il se trouve dans une fête, avec des visages inconnus, de l’alcool proposé avec le sourire par de superbes hôtesses habillées d’or, une musique aux accents de fin du monde et au refrain lancinant magnifié par un air de saxophone.
« Boys, Boys, it's a sweet thing Boys, Boys, it's a sweet thing, sweet thing If you want it, boys, get it here, thing For hope, boys, is a cheap thing, cheap thing »
Les trottoirs sont poussiéreux. Les lampadaires s’allument progressivement, les façades reflètent la lumière des vitrines. Tom s’arrête devant un magasin de confection féminine ; le mannequin exposé lui rappelle quelqu’un, avec ses longues jambes, sa robe rouge, ses cheveux blonds et ses grands yeux tristes. Le jeune homme lui sourit ; il n’attend pas de réponse ou de signe, juste un semblant d’humanité dans un décor vidé de ses habitants. Les yeux bleus de la poupée de plastique le fixent avec un air de poisson mort, comme si la solitude avait depuis trop longtemps envahi l’espace.
Tom reprend sa marche. Il avance mécaniquement un pied devant l’autre. Au bout de la rue se dessine l’horizon encore hanté par un soleil orangé, une sorte de géant fatigué et bientôt débarrassé de ses oripeaux. Après une éternité, il aperçoit l’entrée d’un bar. Le jeune homme tressaille ; une silhouette semble bouger derrière le zinc. Il décide d’entrer pour en avoir le cœur net.
***
— Bonjour mon ami, lui lance le barman. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Nous avons les meilleures bières de Marysville, le nec plus ultra dans le Nevada et au-delà . — Ça me va.
Le barman démarre son rituel bien huilé. Tom le regarde, trop heureux de constater que la ville n’est pas complètement déserte, qu’il subsiste des traces de civilisation. Il tente d’en savoir plus sur Marysville.
— Je m’appelle Tom. Je viens de Los Angeles. — Moi, c’est Joe. Je viens de Marysville. — Vous êtes né ici ? — Oui. Mes parents aussi, leurs parents également. Avant nous, il n’y avait que les crotales, les cactus et les Indiens. — C’est toujours aussi désert, à cette heure ? — Ne vous arrêtez pas à la première impression, Tom. Dans quelques heures, la grande rue va se remplir de monde, les magasins seront bondés et vous pourrez même sentir une bonne odeur de cacahuète grillée. — Il fera nuit. Marysville vit la nuit ? C’est ça, Joe ? Comme à Las Vegas ? — Vous connaissez l’histoire du Français, de l’Allemand, de l’Américain et du Mexicain, Tom ?
Tom ne voit pas le rapport avec sa question. Il sent que Joe veut à tout prix lui raconter son histoire, même si visiblement il n’est jamais sorti de son trou perdu.
— Non, Joe, je ne la connais pas. — Je la tiens de mon grand-père ; elle date du début du siècle dernier. Bon, je vous la raconte. Un avion survole les Montagnes Rocheuses, avec à son bord, en plus de l’équipe de pilotage, quatre personnes : un Français, un Allemand, un Américain et un Mexicain. Soudain, le pilote annonce que le moteur a subi une grave avarie ; il n’y a pas assez de puissance pour arriver à destination. Le seul moyen est d’alléger le chargement. Les quatre passagers décident de délester l’habitacle de leurs bagages. Malheureusement, cet effort ne suffit pas. Le pilote leur demande alors un sacrifice. L’un d’eux doit se jeter dans le vide, et il n’y a pas de parachute de secours. — Elle est glauque votre histoire, Joe. — Je n’ai pas fini, Tom. Les quatre passagers se regardent, puis l’Allemand s’approche de la porte, l’ouvre, crie « Vive le Kaiser ! », puis se jette dans le vide. Le silence règne alors dans la pièce, puis le pilote annonce qu’il y a un mieux mais que ce n’est toutefois pas suffisant. Le Français, après le geste grandiloquent de l’Allemand, s’approche à son tour de la porte, regarde les deux autres, crie « Vive la République ! » puis saute. — Je suppose que le pilote leur annonce ensuite qu’il faut encore un sacrifice. — C’est exactement ça, Tom. Les deux derniers passagers se regardent, puis l’Américain crie « Vive Alamo » et pousse le Mexicain dans le vide.
Sur ces derniers mots, Joe se met à rire bruyamment, avec des petits cris de cochons. Tom ne trouve pas l’histoire drôle. Elle ressemble aux blagues du président, pour qui tous les étrangers sont des Mexicains. Le jeune homme esquisse un sourire de façade. Il sait désormais qu’il n’obtiendra aucune réponse de Joe, trop occupé à faire briller ses verres tout en le regardant d’un air égrillard.
Tom vide sa bière, paie Joe puis quitte les lieux.
***
Le vent se lève. L’air se réchauffe tandis que le soleil se décharne. Marysville ressemble à une ville fantôme abandonnée par ses habitants partis chercher la fortune dans les casinos de Las Vegas, peut-être pour éviter les blagues de Joe. Tom ne peut les blâmer.
Le jeune homme continue de marcher. L’horizon rougeâtre lui rappelle une légende que lui racontait son grand-père. Dans ses souvenirs, elle parlait d’un village dont la population avait disparu un soir, sans prévenir. On en avait parlé dans les journaux, à la radio, à la télévision, de New York à Los Angeles et même en Europe. Personne n’avait découvert la raison d’une telle disparition. Quand Tom avait demandé à son grand-père ce qu’il en pensait, ce dernier lui avait répondu, d’un air facétieux : « la vengeance des Indiens ou un truc comme ça ». Puis il avait cligné de l’œil, comme il le faisait chaque fois qu’il fallait garder un secret. Depuis, Tom n’en avait jamais parlé à personne.
« Boys, Boys, it's a sweet thing Boys, Boys, it's a sweet thing, sweet thing If you want it, boys, get it here, thing For hope, boys, is a cheap thing, cheap thing »
Marysville semble loin désormais. Aucune voiture n’a croisé la route de Tom. La route s’étend jusqu’à l’horizon, bordée par le désert du Nevada avec ses crotales et ses cactus. « Putain d’Indiens ! » s’écrie le jeune homme en marchant vers l’infini.
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