La salle du restaurant était emplie d'une clientèle tranquille et attentive à l'ouverture du four traditionnel tahitien, le grand " tamara’a " tahitien, La lumière était douce et calme, et l'air du large entrait par la partie de la salle ouverte sur la plage. Le souffle tiède venait du lagon et nous caressait tendrement, il faisait vibrer et fredonner les pare-vents de niau (niaou) faits de palmes de cocotiers tressés qui descendaient du plafond jusqu'à presque mi-hauteur. Je me trouvais à l'extrémité de la salle, pratiquement à l'extérieur et derrière moi, la plage brillait sous la lune. Les danseurs étaient maintenant accroupis sur leurs talons et chantaient des mélopées douces et tendres, la tension vibrante de tout à l'heure retombait doucement. Notre tablée de famille et de copains était nombreuse, mais pour un moment elle se vida, lorsque les gourmands répondirent pour la nième fois à l'appel de la table des desserts. Les clients avaient presque tous désertés leur chaise et revenaient avec des assiettes de "rab", de gourmands. L'ambiance était détendue et les plats sucrés au lait de coco étaient les bienvenus, ils faisaient recette.L'instant était celui des douceurs. Je dégustais ce nectar de vie qui m'était offert. Rodéric avait abandonné son siège pour venir sur mes genoux, blotti contre maman, mon bébé de plomb se faisait lourd, sa petite tête blonde collée sur ma poitrine, et sans le voir je sentais son souffle régulier et profond, je savais qu'il dormait. J'avais laissé là mon corps et je partis, comme souvent, en contemplation. Je ne refusais jamais ces envols de mon esprit, au summum de son bien être, jamais je n'oubliais de jouir avec délectation de mon privilège. Mes agréments de vie je les buvais silencieuse, retirée, parmi les autres, et seule, concentrée sur moi-même, dans le brouhaha ambiant, je planais avec délices, sans faire appel aux drogues d'aucune sorte si ce n'est le plus simple des bonheurs, juste boostée par la ruche heureuse dont j'étais, tout en étant absente. Les chaises commencèrent à crisser sur le parquet de bois. Les départs commençaient. "JF ?, Chéri, tu prends Rodéric ? " Notre bungalow était un des plus proches de la piscine et du restaurant, et nous n'avions qu'environ cinquante mètres à faire pour rejoindre notre lit. Les trois petits avaient soudain un regain d'énergie et ils se couraient après, ils se cachaient dans les arbustes qui entouraient les petits fares. Je les entendais rire et partir au galop, se crier "bouh!" pour se faire peur. je savais qu'il allait être utile de gendarmer pour les ramener au calme. Mais JF était aussi de mon avis . "Bon, allez ça suffit maintenant !! ...allez tout le mondes au lit et vite" Le sommeil ne vint pas très vite, derrière leur porte de chambre j'entendais les petits pouffer de rire, j'entendais des "chutttts" très bruyants et au fou-rire qui gagnait les garçons je savais que Virginie s'amusait à les chatouiller. mais deux ou trois coups de gueule menaçants de JF ramenèrent le calme. Je dormis si bien et si fort que je me réveillai sans avoir conscience d'avoir dormi. L'esprit alerte et l'envie de bouger était là dès que mes yeux s'ouvrirent. Quand les enfants se levèrent, ils me rejoignirent sur la terrasse. "Maman j'ai pas faim, je peux aller me baigner ?" " Attends un peu que tout le monde soit levé, et mange un avocat, ou un morceau de papaye ou un pamplemousse, mais mange quelque chose" Peu de temps plus tard, je buvais en goutte à goutte mon thé en regardant nos enfants s'amuser dans la piscine. A côté de moi, j'assistais au agapes royale de JF, il se goinfrait littéralement de pain, confiture, petits gâteaux, fruits, yaourts, œufs ... il mangeait, et il mangeait ..; "Papa arrête tu vas couler quand on ira sur le motu" "Mais non, tu me repêcheras ma fille, tu nages très bien " "Ah, au fait, chérie, au lieu d'aller au motu avec le bateau de l’hôtel, Régine et son mari nous emmènent, ils nous ont invités hier soir pendant que tu étais encore partie sur la lune " "Ah, c'est sympa de leur part! j'avais pas entendu" " Ça je sais, quand j'ai vu le sourire niais que tu as fait en les regardant, j'étais sûr que tu n'avais pas compris ce qu'ils te disaient" "C'est méchant ce que tu dis, mais j'espère qu'ils ne se sont pas rendu compte que je ne faisais pas attention" "Tu parles ! ils te connaissent" "Oh, ça va, c'est pas grave !" Deux bras câlins et un gros bisou de JF me confirmèrent qu'en effet, ce n'était pas grave. "Bonjour les loulous , bien dormi , vous êtes prêts, on y va ?" Régine et son mari, nous attendaient la fleur à l'oreille. Le bateau était d'une taille juste suffisante, c'était une ancienne pirogue remise en bon état et à laquelle on avait adjoint un moteur. Le lagon était vert clair et son eau était transparente, pendant les quelques minutes que dura la traversée jusqu'au motu d'en face situé sur la barrière de corail, les enfants s'amusaient à contempler les poissons de passage, les raies ...ils se penchaient pour regarder les coquillages et les coraux, qui foisonnaient en cet endroit dans toutes les couleurs, les coquillages ... Rodéric soudain vint s'asseoir collé à moi. Je regardais le motu s'approcher, l'eau turquoise s'ouvrait devant nous jusqu'aux premiers grains de sable de la longue plage blanche, le sable corallien brillait sous la lumière du matin, étincelant comme une multitude de minuscules diamants jetés là au pied des cocotiers palmés d'un vert puissant et rangés en ordre comme une chevelure à la fois régulière et fantaisiste. A mon habitude, je plissai les yeux pour mieux supporter la forte luminosité mais avant tout pour créer une sensation dont j'abusais très souvent, une manie bien personnelle, qui me donnait le sentiment qu'en réduisant mon champs de vision, qu'en l'éloignant par cet artifice, je pouvais mieux faire entrer en moi l'image qui se trouvait sous mes yeux, j'avais par ce subterfuge la perception presque physique de l'intégrer à mon mental dans tous ses aspects, ses grandes lignes et ses plus fins détails.Je l'absorbais. "Maman, tu vas encore t'envoler dans la lune ?" Rodéric tenait ma main et me surveillait du coin de l’œil. "Non, poussin, je reste avec toi " Je savais que je répondais n'importe quoi mais le but était de rassurer mon petit, suffisamment pour pouvoir rester seule dans ma tête. Nous fumes secoués sèchement par le raclement de la pirogue sur le sable. Les deux grands étaient déjà dans l'eau et sautillaient jusqu'à la plage. Les trois petits descendus aussi avançaient en regardant les poissons. "Maman, maman , y'a des tuyaux, j'aime pas ça " Florian se penchait au dessus de l'eau et regardait avec fascination les vilains "tuyaux". Il s'agissait en fait, d'animaux qui se faisaient de plus en plus nombreux avec le temps dans ce coin. C’était des Holothuries, que l'on nomme aussi concombres de mer. Il est vrai qu'ils n'ont pas un aspect très ragoutant. Ils ressemblent à de longs tubes mous et noirâtres avec simplement une bouche hérissée de petites tentacules. Ils ne sont pas méchants, pas redoutables mais tout simplement répugnants. "Mets pas tes pieds dessus, laisse les " Une fois sur la plage, pendant que les adultes se mettaient à l'abri des regards pour se mettre totalement nus pour un bronzage intégral, les enfants et moi-même sommes partis le nez sur le sable en quête de coquillages.. Les plus nombreux étaient naturellement les superbes porcelaines, toutes semblables et toutes différentes. Nous trouvâmes quelques burgos verts, deux superbes bénitiers, des nacres ... "Maman où ils sont partis les animaux ?" "Ceux qui habitaient dedans sont morts, chéri, ils nous ont juste laissé leur belle maison" Nous avions contourné et traversé le motu, étions maintenant du côté de l'océan. Derrière nous les cocotiers serrés les uns aux autres, faisaient un écran qui dissimulait la vue sur l'île et le lagon. De ce coté les eaux profondes de l'océan étaient d'un bleu profond presque noir, on devinait les grands fonds inquiétants, l'odeur d'iode, absente sur le lagon, était là , présente, de ce côté du motu l'air ,était sensiblement plus froid, la houle puissante bordée d'écume blanche évoquait les dangers de la navigation en haute mer, tout ici offrait un contraste fort avec l'ambiance rassurante et souriante que procurait le lagon. Ici on se sentait livré au danger de l'extérieur. Ce monde était sauvage et radicalement différent de l'autre rivage. La récolte de coquillages fut fructueuse, nous déposâmes notre butin au pied de JF qui somnolait. " Oui, vous en avez trouvé des beaux, mais je ne sais pas si on peut tout remmener dans le bateau" "Allez on va trier, les enfants" Les enfants et moi, assis en rond sur le sable, nous fîmes notre choix, celui-ci oui, celui-là , bof ! celui là on le garde ... Les deux grands revenaient avec Régine et son mari, ils avaient la peau légèrement rougie, le yeux à moitié fermés. "On y va ? On a dormi je crois, on a envie d'aller visiter le village de la Bounty, vous venez avec nous dans le port de Papetoai ?" "OUAIS !!! Le cri d'approbation fusa, les trois petits étaient bien évidemment plus que d'accord. Notre abondante cueillette de coquillages calée sous la banquette de la pirogue, nous reprîmes place pour rejoindre le port. Tout cela nous convenait parfaitement car nous avions pour projet de visiter ce village construit par la Dino De Laurentis compagny qui produisait le film. Ce film historique de la compagnie britannique retraçait l'épopée des mutins de la Bounty, épopée qui avait contribué fortement à l'image particulièrement positive mais pas du tout usurpée d'un Tahiti rêvé, dépeint justement comme un paradis terrestre, et donc le tournage sur cette épopée avait trouvé une certaine résonance dans la population tahitienne qui revivait dans cette entreprise une partie de son histoire glorieuse. De surcroît, la participation des nombreux artisans et décorateurs, et cela sur de nombreux mois, avait mobilisé une partie de la population locale, ravie de cette aubaine financière. La pirogue repartait vers l'île et sitôt nous avions quitté le motu que nous vîmes immédiatement dans le petit port de Papetoai la silhouette toujours fascinante du trois mats. Il était à quai dans un décor toujours idyllique mais plus simple. Soudain, tout était là sous nos yeux. Le quai refait pour le navire, la Bounty reliée par un simple ponton de bois, perdait son statut de vedette intouchable, elle était prise d'assaut par quelques enfants, des petits tahitiens joueurs, quelque peu canailles étaient accrochés au filin et progressaient vers la coque en cochon pendu. Tous les enfants du village suspendus partaient à l'abordage du bateau venu de loin.. Ici loin des artifices, le bateau était désacralisé, il s'intégrait tout naturellement à son mouillage tout comme si, jamais il ne l'avait quitté. Comme si le décor derrière, les façades construites autour du temple hexagonal était le véritable village de Kupang dans l'île de Timor. Nous étions brutalement en Indonésie, là où en 1789, la Bounty blessée, endommagée par les mutins dériva, avec à son bord le vilain capitaine Bligh et quelques marins restés à bord. Les décors construits produisaient une impression de simple réalité. L'effet était vraiment stupéfiant. Le décor vivait tout simplement, ce n'était pas du cinéma. Les enfants étaient silencieux et impressionnés mais leur enthousiasme se manifesta par leur plaisir à découvrir, regarder, visiter ce lieu que nous connaissions bien et que cependant nous ne reconnaissions plus. "C'est magique" commenta Virginie "subtil même" Surenchérit Sacha, remarque pas très à propos à mon avis, mais c'était son mot du moment, je ne sais où il avait découvert ce qualificatif, mais il le mettait dans tous ses commentaires, à toutes les sauces. Nous nous promenâmes tous ensemble, un long moment au milieu des façades, les deux hommes commentaient les aspects techniques de l'ouvrage, pendant que Chloé et Matthieu suivaient sans entrain, et avançaient avec le nez qui traînait par terre. "Qu'est-ce qu'ils ont tes deux grands dadais ?" "A mon avis, ils ont faim et tu vas voir qu'ils ne vont pas tarder à râler" "On mange quand ?!" Mon éclat de rire et celui de Régine salua la synchronisation parfaite entre ma prévision et la réclamation exaspérée de Chloé. "Ben ! quoi ! pourquoi vous riez ?" "Pour rien allez on rentre" La pirogue repartie, nous longeâmes le rivage et ces petites plages, tous ces petits coins que nous ne découvrions que depuis le lagon, nous fûmes vite au ponton de l’hôtel, les enfants sautaient sur les planches et je les vis courir vers le bungalow, ils devaient être affamés. Nous avions déjà contourné la piscine quand Florian revint, il était suivi de Virginie et Sacha, ils avaient tous les trois une tête de conspirateur. JF, les regarda et passa devant moi en haussant les épaules. "Qu'est-ce qu'ils ont encore fait, une nouvelle bêtise ?" "NOOOOOOOOOOOON" Le hurlement de JF fit accourir toutes les personnes autour de nous, moi ce hurlement me fit stopper tout net. Tout le monde m'entourait, inquiet et stupéfait, les yeux fixés sur la terrasse de notre bungalow, Face à la porte, JF était debout, statufié, face à lui, assis sur son séant, nous regardait les yeux brillants, Gaston toujours noir et frisé. "Mais pourquoi, il crie comme ça ton mari, c'est juste un chien " "NON, c'est pas un chien hurlait JF, je ne sais pas ce que c'est mais c'est pas un chien !!!".
Loriane Lydia Maleville
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