Le blues du chat pelé
Je l’avais gravement mauvaise. Planté comme un con sur mon strapontin métallique, les coudes sur le zinc de Moe, j’attendais Marnie depuis trois heures. Nous étions du genre à se rentrer dans le lard, Marnie et moi, un couple de déjantés, un spectacle ambulant pour les clients de chez Moe. Elle aimait ça, la bougresse, du moins c’était son leitmotiv. « On aura toute la mort pour rester tranquilles ! » répétait-elle en boucle quand je lui demandais pourquoi on se chamaillait.
Pourtant, cette fois-ci nous étions allés trop loin. Marnie m’avait encore pris le chou avec ses éternels reproches au sujet de mes potes, de mon train de vie chaotique et de mon comportement d’artiste incompris. Elle ne comprenait pas mes horaires, mes tournées dans les clubs de jazz crasseux et tout un tas de trucs propres au métier de musicien. Si je l’avais écoutée, je serais devenu un requin de studio, le genre à jouer du saxophone pour des starlettes de la chansonnette romantique ou des crooners fatigués. Mes cachets ressembleraient à des tickets gagnants à la loterie des planqués au lieu de rester faméliques. J’habiterais dans un appartement chic de Kensington et non dans un trou à rats de Portobello.
Je le savais et j’assumais mon statut de bohème. Travailler pour des produits jetables des grandes maisons de disques ne m’intéressait pas outre-mesure parce que c’était comme vendre son âme au diable, transformer l’art en marketing et la musique en décoration sonore pour supermarché. Je préférais de loin en baver un peu, quitte à manger des yaourts et de la vache enragée, mais rester un pur du biniou. Mes modèles s’appelaient John Coltrane et Ornette Coleman, des gars géniaux et fauchés qui tutoyaient les étoiles avec leurs notes stridentes.
Marnie avait oublié. Elle était passée à autre chose, elle, la jolie petite étudiante en arts plastiques devenue créative dans une agence de publicité. Elle avait réécrit l’histoire, notre rencontre dans les bars enfumés de Soho où je martyrisais les oreilles d’intellectuels londoniens désireux de s’encanailler au son d’un jazz alternatif et sulfureux, loin des gouttes sucrées de la musique délivrée en canette par des stations de radio mercantiles.
Ma gauchiste préférée, une fille à papa de Bromley, m’avait alors charmé avec son sourire mutin, ses bouclettes blondes et ses certitudes. — J’aimerais dessiner comme tu joues du saxophone, m’avait-elle seriné entre deux sets. — Ce n’est pas compliqué, avais-je répondu plus intéressé par son décolleté que par sa conception de l’art moderne. Il suffit de se laisser aller, de remplacer son cerveau par ses tripes, de rompre le carré pour péter des ronds de toutes les couleurs.
Nous avions continué la discussion à l’horizontale, sur le canapé de ses parents partis chasser des bêtes à cornes dans la Tanzanie profonde. Elle m’avait gratifié de ses notes suraiguës, au rythme de mes percussions saccadées, dans une belle improvisation atonale à la limite du cri original. La suite s’était déroulée par à -coups, entre disputes avec sa famille, rébellion juvénile et envie d’aller côtoyer le monde incertain des jazzmen. C’était fort, pimenté, authentique. Du moins, je le pensais.
Je n’avais pas vu la tempête arriver. Jusque-là , nous avions connu quelques ondées, des perturbations habituelles dans une société anglaise corsetée. Marnie avait terminé ses études, intégré une officine de communication versée dans la promotion des laits pour bébés et de la poudre à laver, remplacé ses bouclettes par une coupe au carré et ses jeans par un tailleur français. Sa révolte s’était muée en ironie permanente, dès qu’elle passait la porte de mon misérable ghetto. S’afficher avec un pur contentait son ego de petite poupée plaquée toc, lui conférait semblant de profondeur, la dédouanait des poncifs propres à son ascendance sociale. Elle commençait à me critiquer sur tout et son contraire, à me trouver pas assez ambitieux et trop long à me faire un nom dans la constellation des musiciens étiquetés géniaux. Selon elle, je végétais au milieu de ramollis du bulbe, de futurs clochards même pas célestes.
Puis nous avions franchi la limite. Marnie avait lancé les hostilités, entre la poire et le fromage, tandis que nous déjeunions ce samedi dans un pub de Camden. — Je t’ai trouvé un contrat digne de ce nom, Don. — Super, Marnie ! — Je te préviens, ça va te changer de tes merdes à deux shillings. — Je ne demande que ça. — Tu vas devoir changer de look, de registre, de braquet. Il s’agit de rentrer dans le monde réel, celui des grandes personnes responsables et non des fumeurs de pétards. — Annonce la couleur ! — Nous avons lancé une campagne publicitaire radiodiffusée à travers tout le pays. En gros, il s’agit de vanter les mérites d’une compagnie d’assurances pour les seniors, avec fonds de retraite, placements immobiliers sur le continent et avantages fiscaux sur les droits de succession. — Passionnant en effet. Quel sera mon rôle dans ce monument de la publicité ? — La cible est la classe moyenne, les adeptes des tubes des années soixante et soixante-dix. Ces gens consomment de la nostalgie, bouffent des souvenirs à tire-larigot, rêvent de leur passé aux cheveux longs et aux jupes courtes. Je constitue, à mon entière discrétion, une formation musicale avec section de cuivres, choristes et tout ce qui leur rappellera le bon vieux temps de Bob et son orchestre. Nous enregistrerons des versions jazzy des succès de Cliff Richard et consorts pour agrémenter nos clips télévisés et nos messages radiophoniques d'une bande son à la mode de papa. Cerise sur le gâteau, nous assurerons la promotion de cet ensemble, j’en cherche encore le nom de scène, par une série de concerts dans des centres commerciaux et des hypermarchés.
« L'Amer n'est pas à boire...La tasse, oui ! » me disait ma grand-mère quand je revenais de l’école avec des notes pitoyables dispensées par des professeurs conservateurs et obnubilés par le manuel officiel. Marnie me prenait pour un souffleur de guimauve, un abruti du dimanche, un saxophoniste de fanfare. Elle me proposait de rejeter des années de différence, de sacrifier ma pureté artistique sur l’autel de la consommation de masse.
Je m’étais rebellé, une fois de plus, subissant du même coup des reproches acérés sur mon existence passé, présente et future. Marnie m’avait traité de perdant, comparé à un dinosaure en face d’un astéroïde, menacé de me quitter pour toujours, insulté puis soumis à un ultimatum. Il ne me restait plus qu’à me soumettre, à lui donner une réponse positive dans la soirée ou jamais. Nous avions choisi le bar de chez Moe pour cet épisode final ou le début d’une nouvelle ère. J’étais arrivé à l’heure prévue, habillé de frais et prêt à devenir un musicien de pacotille pour les beaux yeux d’une poupée de publicité.
Moe en personne arrêta la séquence souvenirs. Il me servit une dose de son nectar spécial et me gratifia d’un peu de sa philosophie. — Marnie ne viendra pas, Don. Tu le sais, je le sais, Dieu lui-même est au courant. — Pourquoi, Moe ? J’étais prêt à porter un costume à carreaux, à m’affubler d’un chapeau à trois boules et à jouer du saxophone pour des mémères cacochymes. — Tu n’es qu’un chat pelé. Marnie a besoin d’un beau spécimen de race pure, castré avec soin, gras du ventre et adepte du ronronnement sur commande. Elle n’a pas voulu te piquer, non par charité chrétienne ou amour des animaux mais parce que tu n’existes plus à ses yeux. — Et moi qui attends là , comme un pauvre imbécile ! — Tu es allé jusqu’au bout de ton histoire avec elle, de cet amour impossible entre un matou mité et une princesse des quartiers riches. Passe à autre chose !
Je pensai de nouveau à ma grand-mère et à sa phrase toute faite. J’avais certes bu la tasse et pas qu’une seule fois. Marnie me quittait pour toujours, ainsi se terminait notre route, sur le bord du zinc de chez Moe à siroter un alcool frelaté au milieu d’une clientèle bigarrée. Je n’avais plus qu’à finir la soirée à panser mes plaies, à fouiller les poubelles avec les autres chats du quartier et à me coucher dans mon trou à rats en attendant des jours meilleurs. Demain, le raté commencerait à oublier Marnie et son orchestre ringard, composerait un blues atonal pour se refaire une santé et jouerait ses notes stridentes à un public de clochards édentés, de poivrots égrillards et d’étudiants contestataires.
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