Je viens de décrocher un job de concierge dans un immeuble au Nord de la ville de Charleroi, la « Résidence de Minuit ». Nous sommes le 31 octobre et j’ai rendez-vous avec mon prédécesseur pour la remise des clés. Je découvre un homme cerné, le teint livide et dont l’âge est impossible à déterminer. Il me tend péniblement un lourd trousseau en susurrant « Bon courage. » Il attrape ses deux grosses valises en tapisserie et sort d’un pas rapide. J’installe mes affaires et prend possession des lieux. D’après les boîtes aux lettres, il semble qu’il y ait trois appartements. Les locataires semblent calmes car je n’entends aucun bruit dans l’immeuble. Le soleil se couche, laissant place à un épais brouillard. Lorsque je me prépare à me glisser sous les draps, un grand fracas me fait sursauter. Le bâtiment semble même avoir tremblé. Et puis de longs râles se font entendre. Je pense que c’est au premier étage que se joue un drame humain. J’enfile mon peignoir et monte jusqu’à la porte de Monsieur Mandrac. Je frappe avec un peu d’hésitation. Des grognements se rapprochent et une clé est tournée dans la serrure. La porte s’entrouvre et je découvre un homme au visage blafard et à l’embonpoint marqué. Sa respiration est saccadée et sifflante. – Bonsoir, je suis le nouveau concierge. Vous avez un souci ? – Mon lit… cassé… encore ! – Je peux vous aider. Il ouvre grand sa porte et me fait entrer. – Deuxième à gauche. Je traverse un couloir peint en noir. Dans la pièce servant de chambre à coucher, je vois une sorte de grande caisse en bois qui trône en plein milieu. C’est le seul meuble, pas de garde-robe, d’armoire ou même de table de nuit. Une ampoule nue pend du plafond dont la peinture s’écaille. Monsieur Mandrac pointe de son doigt crochu deux planches qui se sont détachées de la caisse. C’est alors que je constate des taches de sang sur sa chemise de nuit blanche. Un frisson de dégoût me parcourt l’échine. Je descends chercher mon marteau et quelques clous. En trois coups de cuillère à pot, la caisse, ou plutôt le lit, est réparée. Mon locataire arbore un sourire aux dents blanches et aux canines légèrement surdimensionnées. Pour me remercier, il me propose de partager avec lui son plat de boudin noir fraîchement préparé, sa spécialité ! Je décline l’invitation, prétextant une grande fatigue et non une aversion totale pour ce mets peu ragoûtant. Je positionne ma couverture lorsque le téléphone sonne. Une voix nasillarde me demande : – Z’êtes le nouveau concierge ? – Oui, bonsoir. – Ze suis Madame Bistein du deuxième. Montez prendre le café. – Non, merci. Je suis déjà couché. Je passerai demain. – Demain, il sera froid. Venez tout de suiiiiiiiite ! Son cri strident me vrille le tympan. Je ne peux que m’exécuter. Sa porte est déjà ouverte lorsque j’arrive au deuxième. J’entends un « Entrez ! ». Je traverse le couloir et arrive dans la salle de séjour. Une femme me tourne le dos, occupée à préparer deux grands bols de café. Elle fait volte-face et je ne peux réprimer un petit cri de surprise. Son visage arbore un teint verdâtre et des yeux exorbités. – Asseyez-vous ! Je prends place sur la première chaise venue et reçois ma tasse, de la taille d’un pot de nuit, dans les mains. Pendant que mon hôtesse se rend dans la cuisine pour aller chercher du sucre, j’ai le temps de détailler la décoration assez particulière de la pièce. Sur tous les murs sont accrochées des prothèses diverses : de l’avant-bras, en passant par la mâchoire, le dentier jusqu’à la jambe complète. Elles ont toutes l’air d’avoir été utilisées jusqu’à la corde. Madame Bistein revient à mes côtés. Pendant qu’elle boit son café, je constate que ses mains sont gantées. – Vous êtes frileuse ? – Non, mais une femme de bonne famille doit cacher ses mains. – Vous avez une décoration originale. – C’est toute mon histoire ! Et j’ai droit à la description détaillée de chaque prothèse qui orne le mur, ses avantages, ses inconvénients, les matériaux qui la constituent, etc. Deux heures plus tard, je parviens à mettre un terme à son exposé en promettant de revenir prendre le café un autre jour. Il est déjà près de trois heures du matin. Par la fenêtre, je constate que le brouillard s’est dissipé. La pleine lune illumine ma chambre. Je sens mon cœur palpiter dans ma poitrine, mes membres puis tout mon corps se couvrent de poils sombres. Ma mâchoire et mes canines s’allongent. Je ne peux m’empêcher de pousser un long hurlement. Quelques secondes plus tard, on hurle au troisième étage en réponse à mon appel. Je crois que je ne dormirai pas cette nuit.
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