A peine JF avait-il arrêté la voiture devant notre bungalow, que les portières étaient toutes ouvertes et le enfants dans la piscine. " Oh les enfants !!, c'est pas le 4X4 les enfants, y'a des portières vous pourriez les refermer." Je n'étais pas assez naïve pour espérer une réponse, mais les choses doivent être dites. Qu'est-ce que je pouvais espérer de plus que les "ploufs" successifs qui venaient de la piscine. J'entendis des voix heureuses d'enfants appeler les trois petits. Il y avait là à n'en pas douter des "copains" de classe heureux de les retrouver. JF était allé mettre nos achats de fruits au frais et il nous retrouvât au bar de la piscine. Au bord du bassin, dans son coin, le petit faré couvert de pandanus sentait bon les fritures de poissons et les grillades. Le tahitien qui servait derrière le grill, était d'une beauté à damner. Un superbe corps d'athlète puissant et glabre, une peau dorée, luisante et saine, certainement douce, des yeux brillants de vie, un visage gracieux et il m’accueillit avec son sourire de dents blanches qui toujours me faisait fondre. "Bonjourrr Chérrrrie,, tout à l'heure je t'emmène dans ma pirrrrogue " JF arrivé doucement dans mon dos, mis sa main autour de ma taille. "Elle est belle ma femme hein ?" "Oui, elle me plait, j'aime bien les rrrousses, je vais l'emmener dans ma pirrrogue, je vais lui fairrre un autrrre bébé " Et l'accent, toujours cet accent qui roule comme la houle, monte et descends, quelle grâce ! En quelques minutes, tous les enfants étaient autour de nous, sans que nous ayons eu la peine de les appeler. Comme des piafs qui paillent dans leurs nids, ils criaient tous , "j'ai faim, j'ai faim". Nous avons commandé nos brochettes de poissons puis nous avons laissé les petits devant le bar, pour passer leurs commandes. JF se dirigeait vers un des sièges autour de la piscine, mais je préférai la plage et le sable blanc. "Viens sur la plage", "Non, je te rejoins plus tard, j'ai envie de dormir ici une petite heure" Je fis le tour de la piscine, et ma brochette à la main, je me dirigeais vers mon coin préféré. J'ouvrais mon paréo, l'étalai sur le sable, et m'allongeai sous le cocotier. Sous les tropiques il est de coutume de dire que les cocos ont des yeux et regardent où elles tombent, ce qui est absolument faux. Les cimetières ont reçus quelques habitants qui avaient eu leur vie soudainement raccourcie par une coco tueuse, aussi je vérifiais toujours et m'appliquais à ne pas m’asseoir sous un régime de noix à maturité. Les hôtels veillaient à ce genre de grave désagrément en opérant des ramassages précoces mais deux précautions valent mieux qu'une disait sagement ma mère. A Tahiti, comme dans beaucoup de territoires hors de France, les hôtels servaient de lieux de séjour de week-end, pour les résidents. C'est donc le lieu des retrouvailles, des réjouissances entre amis, c'est toujours dans les hôtels que se trouvent les meilleurs cuisiniers et donc les meilleurs repas. "Enlevez ça de l'eau " La voix de JF me fit me retourner. Dans la piscine les enfants barbotaient avec chacun une noix de coco qui flottait à côté d'eux. Je voyais la paille dedans qui dépassait et qui se balançait. Ils avaient commandé de l'eau de coco, l'avaient bue et maintenant ils jouaient à faire flotter les noix comme des bateaux. Pour ma part je n'y voyais pas d'inconvénient mais JF ne partageait pas mon avis. Cependant son observation de papa vigilant, tomba à l'eau si j'ose dire, car les noix restèrent sur l'eau en dépit de l'ordre paternel. Je regardai nos petits, si obéissants, avec émotion. Les deux grands étaient en train de faire des longueurs, et des longueurs. Ils nageaient dans un style parfait. Ils avaient déjà malgré leur jeune âge, de longues années de compétitions de natation derrière eux, et ils possédaient un grand nombre de médailles, médailles si nombreuses que mes premiers rangements faits de boites à chaussures ne pouvaient plus contenir l’amoncellent de décorations. Je vis leurs jeunes bras battre l'eau avec cadence et j'admirais leur belle glisse, leur coulée impeccable était des plus efficace. En riant comme des fous les trois petits essayaient de suivre leur frère et leur soeur mais dans un style qui était plus clownesque qu'efficace. Il leur faudrait quelques temps pour rivaliser avec leurs aînés. Quand à Rodéric, si il savait nager, il n'avait encore aucune prétention à l'exploit, et pour le moment il poussait devant lui les cocos vides que son père avait demandé de sortir de l'eau. Tout près de la piscine la plage était blanche, le sable comportait beaucoup de coraux clairs qui brillaient au soleil. J'étais allongée, le corps bien étendu sur le sable souple et chaud, la tête appuyée sur l'oreiller de serviettes que je m'étais fabriqué, je me sentais somnolente, je voyais plus que je ne regardais l'étendue d'eau bleue et verte, et plus loin, les plumes des cocotiers, comme une couronne de jade sur le long motu d'en face. L'eau du lagon miroitait, et ce scintillement me fit plisser les yeux, je ne conservais qu'une ligne étroite de lumière; un kaléidoscope que j'ouvrais ou fermais à ma guise, le chatoiement marine, portait avec grâce une fine, une virginale et séduisante pirogue à balancier sur l'eau transparente. L'enchantement était ardent, le chatoiement des flots, la magnificence du bain de couleurs m'élevait, m'enlevait. La somptuosité du lieu m'éblouissait avec toujours le même enthousiasme et sans que ne m'éteigne jamais la dangereuse accoutumance qui engendre le désenchantement. Tant de grâce, tant de splendeur, je percevais dans un état ensommeillé la magie prodigieuse de mon paradis. Je célébrais avec toujours l'exubérance de la découverte la magnificence inouïe de mon extase, de mon émerveillement, de mon privilège. Je cherchais dans mon histoire, dans ma vie, la trace des couloirs du métro parisien, des lumières électriques, des affiches sales sur les murs de faience blanche, des foules aveugles en marche et des tunnels noirs ou rampaient les wagons surchargés. Cet autre monde, cet univers éteignoir avait-il bien une existence ? Je revenais alors avec délectation au lagon dont mes pieds percevaient l'humide tiédeur, et mon âme s’enflait d'un félicité indicible. Je nourrissais mes yeux, mon esprit, mon corps, le sommeil amical m' avalait pour de longues minutes, puis je flottais encore un peu en surface du réel, mais mon esprit refaisait très vite relâche pour un retour à mes absences et je somnolais à nouveau. Mon nez me réveilla, il se réjouissait, il aimait cette odeur, il me rappela au présent : le feu de bois qui faisait ses volutes de fumée près du fare ahi ma'a. Mon séducteur de tout à l'heure avait quitté son petit fare et s'agitait entouré de plusieurs autres tanes, Ils avaient fait le feu dans la fosse du four tahitien, ils s'employaient à chauffer à blanc les énormes pierres volcaniques qui comblaient le fond de la fosse. J'entrouvris les yeux et vis les hommes penchés sur leur travail, les corps musclés étaient en plein effort, mouillés de sueur , brillants les muscles saillants. Mon corps de femme, me fit soudain un gros caprice, il avait des désirs inavouables que je souhaitais avouer au plus vite. JF qui me connaissait bien me surveillait depuis son siège, il voyait mon regard et me sourit d'un air narquois. Agacée d'être aussi transparente je lui tirais la langue, avec une grimace stupide de gamine. Il vint s'asseoir câlin à mes côtés. "Alors madame on rêve ? " "Ben oui, mais tu as vu ils sont en train de préparer le four ?" "c'est ça parle d'autre chose" Nous voyant ensemble les enfants sortirent de l'eau en courant. " Papa maman, on peut prendre des glaces ," "Allez y mais le monsieur fait le feu du four, je crois qu'il faudra attendre un peu" Le four mobilisait l'attention de beaucoup d'employés. Il se préparait comme les villages le préparent depuis toujours chez les maoris. Il faut tout d'abord creusé un trou d'environ d'un mètre sur un mètre, dans le sol. Le fond doit être tapissé de grosses pierres volcaniques qui chaufferont sans brûler, on déposera ensuite un lit de feuilles de bananiers sur les pierres, après quoi on disposera les aliments qui ont été préparés par tous, hommes et femmes ensemble. Le four se compose en général des mets les plus appréciés des tahitiens : le cochon sauvage ,(pua oviri), , les poissons, (eia), le uru, les taros, les épinard locaux, (fafa), les bananes à cuire, (feis), le poe, qui sont fruits emballés dans des feuilles de bananiers avec de l'amidon, c'est à dire du manioc rapé et arrosé de lait de coco. Je regardais un des cuisiniers, faire une travail que je connaissais bien, que je faisais souvent. Il râpait le coco, puis il mettait la pulpe dans un torchon, qu'il trempait dans l'eau et il pressait le tout au dessus des fruits emballés dans les feuilles de bananiers. Pour plus de commodité l'ensemble des préparations furent disposé dans un immense panier de fer qu'ils placèrent sur le lit de feuilles. Je vis ensuite les palmes et les feuilles de bananiers alignées sur le tout pour protéger la nourriture. Le grand drap qui servait à cet usage fut étendu sur le tout, il fut doublé pour bien fermer, puis les cuisiniers replacèrent à l'aide de pelle, la terre qui obstruait le four. La cuisson prendra de nombreuses heures et le four sera ouvert avec le cérémonial voulu c'est à dire accompagné de nombreux chants, de nombreuses danses, de réjouissances. Lorsque la nuit venue, nous entendrons les premiers puhas et toeres résonner, les premiers chants s'élever dans la nuit, nous saurons que sera venu le temps de se réunir pour assister au plaisir de l'ouverture festive du four. Les maoris ne préparaient pas de repas quotidien, ils préparaient la nourriture une fois par semaine environ, et c'était là une autre occasion de fête, une activité qui nécessitait la présence de tous, toute la famille ou la communauté était de la fête Le mot "ma'a" désigne la nourriture dans son acception la plus large, c'est à dire l'aliment mais aussi le repas, l'outil et la façon de le préparer. Après sa cuisson il était entreposé en hauteur dans le fare pour le protéger des rats, et ces plats préparés étaient à la disposition de l'affamé, selon les désirs et les besoins. Il n'y avait donc pas de repas à la française, pas de réunion autour d'une table à heure fixe. Après l'arrivée des Anglais puis des français, les tahitiens étant par essence très religieux et ils avaient pris l'habitude de faire le four le samedi soir pour l'ouvrir le Dimanche après le service dominical. " maman on mange cette nuit ? " "Oui bonhomme , on va manger plus tard que d'habitude, tu sais il y aura tout le monde à l'hôtel, et puis les danseurs et les chanteurs, tu aimes bien ça hein !" " Oui, je vais danser aussi , et dis maman la dame va encore faire danser papa ? " J'éclatais de rire. "Ah non, j'en ai marre de ça." Ce jeu visiblement n'était pas du goût de JF. Tous les enfants nous avaient rejoints, ils étaient assis autour de nous, à quelques mètres du four. Devant nous le long ponton avançait sur le lagon. Le bateau de l’hôtel ronronnait en attendant un skieur qui se préparait. Nous suivions toujours avec amusement ou parfois admiration les tentatives ou exploits de ce sport de glisse sur l'eau. Notre attention était retenue par le candidat qui était visiblement un débutant. Il était couvert de sa tenue de caoutchouc, il avait les plus grandes difficultés à mettre ses palmes. Il fallut l'aider. "Ouf il est prêt le monsieur !" "Oui bonhomme il est prêt, c'est laborieux " Assis sur le ponton, nous le regardions allonger ses jambes, les skis aux pieds, le bateau s'éloigna lentement, lentement, le moniteur retourné surveillait avec attention, puis une fois la corde tendue, le conducteur du bateau qui surveillait l'opération cria "GO" et il mit les gaz. Ah la la !! notre homme se souleva à peine, il était resté assis, il n'avait pas tenté de se redresser , tiré par la corde, le nez baissé, et il fit un très gros, un très lourd PLAOUF ! Les enfants éclatèrent de rire. "Chuuut, ne vous moquez pas " Le bateau fit demi-tour, revint, le moniteur donna ses conseils et se prépara à recommencer. Notre homme toujours assis, attendait, le bateau se mit en route, s'éloigna doucement, la corde se tira, , "GO" Notre homme poussa très, très fort, sur ses jambes, se souleva, puis par la vitesse du bateau s'éleva, s'envola, plana à plat ventre et re gros PLAOUF ! Deuxième éclat de rire des enfants " Chuuuuuut, ça va pas ! dis leur chérie !, mais tu te marres aussi" "Oh ben dis donc! toi aussi tu te marres, ah non !" Le spectacle était superbe et dura, dura, nous comptâmes plus de douze tentatives toutes avortées, toutes infructueuses. J'étais pliée sur moi même, secouée de rire, je n'arrivais absolument pas à réfréner mon hilarité, JF qui se contrôlait mieux que moi, admonestait les enfants sans arrêt, les éclats de rire ne s'arrêtaient plus, j'étais au supplice. Plus d'une heure après, le moniteur intervint plus fermement. Il trouva utile de parlementer avec le "sportif". Il était descendu du bateau et penché sur le skieur émérite lui parlait doucement, Il essayait visiblement de faire admettre à son élève qu'un moment de repos était nécessaire. Rodéric regardait la scène avec un air compatissant, sa petite tête penchée, plein de sollicitude, comme les enfants savent en avoir pour une personne qui est tombée. " Pôv monsieur ! Maman pourquoi il veut mourir le monsieur ? " Sa voix avait vibré dans le silence du bateau arrêté, toutes les têtes s'étaient tournées vers nous. Hi hi hi hi ... c'en était trop, je pris la fuite en courant jusqu'au bungalow, je ne pouvais plus me retenir.
Lydia Loriane Maleville
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