Nous sommes le trente octobre et je me balade dans les rues balayées par un vent glacé, prémices d’un hiver rude. En dépassant l’entrée d’un cul-de-sac, j’entends de petits miaulements plaintifs. Je me fie à mon ouïe fine qui me mène à l’arrière d’un gros container. Là , je découvre un petit chat noir enfermé dans une cage trop petite pour lui car il ne peut même pas s’y tenir debout. La porte en est fermée à l’aide d’un simple fil de fer tordu. Je parviens facilement à l’ouvrir et libérer l’animal. Ce dernier sort doucement de sa prison et me regarde intensément de son regard vert émeraude. J’ai presque l’impression qu’il m’adresse un fin sourire en me miaulant un « merci ». Le chat fait quelques pas et je remarque qu’il boîte légèrement. Une médaille dorée pend à son cou. Je l’observe de plus près : « Givanche, 13 rue Mystère ». Il semblerait que ce soit l’adresse de cette petite bête qui s’avère être une femelle. Je la prends délicatement dans les bras et pars à la recherche de cette rue dont je n’ai jamais entendu parler. Je questionne diverses personnes croisées au hasard de ma route mais sans grand succès jusqu’à ce que je croise un homme à la taille modeste et à la moustache disproportionnée. Il me demande d’abord la raison pour laquelle je souhaite rejoindre cette rue. Je lui montre la médaille au cou de la chatte et il me sourit. Il me désigne alors une rue plus loin sur la droite en me précisant que l’entrée est discrète et que je dois être attentive pour la trouver. Je le remercie chaleureusement et continue mon chemin. Au coin d’un immeuble abandonné, la petite chatte, restée muette jusqu’ici, se met à miauler. Une ruelle très étroite se présente à ma droite. Peu rassurée, je m’y engage et croise une plaque bleutée où est inscrit « Rue Mystère ». Après quelques mètres, la rue s’élargit enfin et je découvre deux rangées d’habitations très colorées. J’y cherche alors le numéro treize mais il n’y a qu’un espace vide entre le numéro onze et quinze. Je traverse la rue pour rejoindre une dame au dos voûté qui passe sur le trottoir d’en face. « Bonjour Madame, je cherche le numéro treize de cette rue. – Faut vous laver les yeux ma petite. Il est là devant vous ! » Elle me désigne un bâtiment de son petit doigt ridé. Je me retourne et une maison est bel et bien là , juste entre les deux bâtiments précédemment séparés par un vide. « Vous cherchez Madame Frémir ? ¬– C’est possible. Je souhaite rendre ce chat à son propriétaire. Merci. » Je traverse à nouveau la chaussée étonnamment vide de voitures et me retrouve face à une maison coquette aux rideaux en tissu écossais, aux boiseries peintes en rouge carmin et à la toiture d’un joli vert olive. J’actionne la cloche de cuivre, faute de bouton pressoir de sonnette. La porte s’ouvre et je découvre une grande dame filiforme à la chevelure blonde et au regard brun. Elle m’adresse un grand sourire en voyant l’animal dans mes bras. « Vous avez retrouvé ma petite Givranche. Merci jeune fille. – Elle était prisonnière. – Oui, c’est horrible. À l’approche d’Halloween, les chats noirs en voient de toutes les couleurs. » Je lui tends la chatte qui semble lui miauler un « maman ». « Comment vous remercier ? Oh, je sais… venez souper demain soir, vers 19 heures. D’accord ? – Ne vous dérangez pas. C’était tout à fait normal. – Si… j’insiste. Je prépare toujours trop et je n’ai personne avec qui partager. – D’accord. Je viendrai. À demain. » C’est maintenant le soir d’Halloween et les rues sont peuplées d’enfants déguisés en fantômes, zombies, squelettes et autres vampires. Afin de ne pas arriver les mains vides, j’ai acheté un petit bouquet d’œillets blancs. Madame Frémir m’ouvre. Elle porte une magnifique robe de soirée, scintillante, de couleur argentée qui brille comme si de vraies étoiles avaient été cousues sur le tissu. Ses oreilles sont ornées de grandes boucles dorées en forme d’anneaux et ses lèvres sont d’un beau rouge incarnat. Elle m’invite à entrer. La petite chatte se précipite vers moi et se met à se frotter contre mes jambes en ronronnant bruyamment. Je la caresse et ses yeux plongent dans les miens, avec, à nouveau, cette impression qu’elle me sourit. « Elle vous apprécie beaucoup. D’habitude, elle est plutôt méfiante. – Je vois que sa blessure est guérie. – Ce n’était pas grave. Une bonne décoction de soucis et le tour est joué. Celui lui apprendra à trop s’éloigner de la maison ! N’est-ce pas Mademoiselle Givranche ? » La chatte regarde sa maîtresse puis baisse les yeux en regagnant piteusement le canapé. Je tends alors mon modeste bouquet à mon hôte. « Merci, c’est une gentille intention. Juste… je les préfère d’une autre couleur. » À ce moment, elle porte les fleurs près de sa bouche et pose un délicat baiser sur l’une d’elles. Doucement, le blanc des pétales s’assombrit pour virer au rouge groseille. Elle les installe ensuite dans un joli vase rose sur le buffet du salon. Je suis invitée à prendre place à table. « Nous n’avons pas encore fait les présentations. Je m’appelle Mariella. – Et moi Lucie. – Désirez-vous un peu de vin ? – Oui, volontiers. » Là , elle se dirige vers le côté de la cheminée et se penche pour caresser une petite plante dont les racines sont enfichées dans le carrelage. En quelques instants, une fleur apparaît, se fane et se transforme en fruit. Mariella revient à table avec, entre ses longs doigts, un gros raisin noir qu’elle jette dans une carafe d’eau. À l’aide d’une longue cuillère, elle mélange énergiquement le liquide qui prend une teinte bordeaux avant de m’être servi dans un verre à vin. Je suis intriguée mais n’ose pas questionner mon hôte. Nous trinquons, cette boisson est un vrai nectar. Elle va dans la cuisine et ramène une petite assiette avec diverses mises en bouche indéfinissables. J’en prends une au hasard. Cela ressemble à un petit four et le goût est proche du cantal sans en avoir l’aspect. Je teste les autres et tout est délicieux. « Comment préparez-vous cela ? C’est très bon. – C’est une vieille recette de famille. Les ingrédients ne sont pas faciles à trouver. Vous aimez ? J’en suis très heureuse. Je vais aller réchauffer le dîner. » En se levant, Mariella fait malencontreusement tomber son verre qui éclate en mille morceaux sur le sol. Elle peste contre sa maladresse et s’en va ouvrir un placard. Elle en sort un vieil aspirateur. Je me lève en disant : « Attendez, je vais vous aider. – Non, ce n’est pas nécessaire. Finissez votre verre tranquillement. » Elle caresse la carcasse métallique de la machine du bout des doigts, comme on le ferait pour un animal. Ce dernier commence à émettre un léger vrombissement. Puis, Mariella se rend devant la cheminée où un beau foyer brûle. Je l’entends marmonner quelques paroles et une chose semble sortir des flammes pour aller se cacher sous sa longue jupe. Elle se dirige alors vers la cuisine et je remarque qu’une sorte de longue queue reptilienne dépasse entre ses pieds. Pendant ce temps, je remarque que les morceaux de verre éparpillés par terre se déplacent un à un et entrent d’eux-mêmes dans le tuyau de l’aspirateur. Quelques minutes plus tard, Madame Frémir revient vers la cheminée et la chose retourne dans le brasier. Elle reprend l’aspirateur qui retourne dans le placard en émettant ce que j’apparenterais à un gros rot. De la cuisine, mon hôte ramène une grande marmite contenant une viande en sauce et une autre casserole avec une sorte de tubercules. « Mm, ça sent bon ! C’est quoi ? – Un ragoût et des topinambours. » J’ai déjà entendu parler de cet aliment mais c’est la première fois que j’en mange. La viande est délicieusement tendre et possède un goût que je serais incapable d’identifier. Je brûle de savoir : « C’est délicieux. De quelle viande s’agit-il ? – Du dra… euh… de l’agneau. » Là , Mariella baisse les yeux et rougit. De l’agneau ? Je déteste cela d’habitude. Bon, je n’insiste pas. En plein milieu du repas, la sonnette retentit. « Sûrement des enfants qui viennent demander des bonbons, dis-je. – Ce n’est pas possible. Ils ne peuvent pas voir ma maison. » Elle se dirige vers la porte, me laissant avec des points d’interrogation dans les yeux. J’entends une conversation animée sans pouvoir en comprendre un traitre mot. Mariella revient prestement dans la pièce et ouvre un des nombreux tiroirs du grand buffet. Ce dernier est rempli de petites poupées de chiffon, nues et chauves. Après une courte hésitation, elle en prend une, ainsi qu’un minuscule sachet plastique, avant de se rendre dans son salon. Sur une petite table ronde où trône une grosse boule de cristal, elle dispose le matériel et psalmodie quelques incantations qui me donnent froid dans le dos, avant de retourner en coup de vent vers la porte qu’elle claque bruyamment. Elle reprend sa place en disant : « Désolée. Encore un peu de vin ? » Et elle me sert sans attendre ma réponse. À la fin du repas, je l’aide à débarrasser la table, un peu contre son gré. Je découvre alors la cuisine très rustique. Un gros chaudron pend dans la cheminée quasi éteinte. Une multitude de petits pots en verre ornent une étagère de bois brut, un peu de guingois. Je jette un coup d’œil rapide aux inscriptions sur certains d’entre eux : pattes de serpent, dents de trolls, larmes de satyres. Marielle me pose deux assiettes et deux petites cuillères dans les mains en disant : « Allez déposer cela à table, s’il-vous-plaît. J’apporte le dessert. » Et elle me pousse en direction de la salle à manger, mettant fin à ma lecture pour le moins curieuse. Elle revient en portant triomphalement un plateau avec un gâteau très coloré, orné de petits personnages difformes. « J’avoue que je ne l’ai pas préparé moi-même. Mais je l’ai commandé dans la meilleure pâtisserie de la ville, chez Monsieur Œil-de-poulet. – Je ne connais pas du tout. Où se situe son commerce ? – Il est très difficile à trouver pour un voirien. – Un quoi ? – Oh, c’est du jargon local. Cela veut dire… que vous faites partie des gens ordinaires. – Je ne comprends toujours pas. – Bon… je pense que je peux vous l’avouer. Si vous avez sauvé Givranche, vous méritez la vérité. Vous avez sûrement remarqué des choses particulières ici. – Euh… oui. – En fait, je fais partie de la communauté des voitous. Nous vous appelons les voiriens car votre troisième œil est fermé et vous ne pouvez voir certaines choses. – Comment peut-on « voir » ? – Il faut développer ses capacités avec un enseignant, un voitou qui te prend sous son aile et t’apprend. Mangeons maintenant. » Je déguste le gâteau sans demander de quoi il est fait car je suis persuadée de ne connaître aucun des ingrédients. La table débarrassée, Mariella amène un paquet de cartes de grande taille. Elle les étale en demi-cercle devant elle et me demande d’en piocher trois. Je m’exécute et les dispose devant moi, retournée. Mon hôte sourit avant de livrer ses conclusions. « C’est ce que je pensais. – Quoi ? Que disent-elles ? – Vous avez tiré d’abord la carte de l’Impératrice, elle symbolise l’intelligence, l’intuition, la communication et la compréhension. Puis celle de l’étoile qui apporte sensibilité et protection. Elle porte généralement bonheur. Et finalement la carte du Jugement qui évoque la redécouverte de soi et des autres, une prise de conscience. Tout cela réuni me prédit que tu serais prête à recevoir un enseignement pour devenir l’une des nôtres. – Oh ! Mais comment ? – Je pourrais t’apprendre. Tu n’as pas retrouvé ma petite chatte par hasard. » Depuis ce jour, je suis très souvent revenue dans la maison de Mariella. J’ai découvert le monde sous un jour tout à fait nouveau, des animaux mythiques qui nous entourent mais se cachent, des fleurs et des fruits donc je ne soupçonnais même pas l’existence. Vous vous souvenez de la « chose » cachée dans la cheminée ? Il s’appelle Mirambert. C’est un dragon domestique, très pratique pour allumer le feu sous le chaudron pour préparer les potions. J’ai découvert le langage des animaux, ce qui m’a permis d’avoir de longues conversations avec Givranche qui possède un sens de l’humour terrible. L’aspirateur du placard nous sert également de moyen de transport, les balais ayant, depuis longtemps, été abandonnés à cette fin en raison de leur lenteur. Mariella m’a initiée à la sorcellerie. Les poupées vaudous cachées dans le tiroir du grand buffet n’ont désormais plus de secret pour moi. Me voici officiellement une sœur voitou ! Vous doutez ? Ouvrez votre troisième œil… et vous verrez !
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