La mort du père a passé par les yeux de Quentin pour s’insinuer, s’embusquer dans son ventre. Depuis lors Quentin ne parlait plus.
La main contre le ventre il a dit « mal ! » Ce mal, ce n’est pas une douleur aiguë, c’est une érosion lancinante causée par une boule rugueuse, râpeuse. Un agglomérat de pleurs et de cris comprimés. Et aujourd’hui cette boule maligne, cette inertie d’une puissance inouïe, a provoqué une chose invraisemblable… elle vient de provoquer un tout petit « mal ! ». « Quentin, tu reconnais cet homme ? » demande l’inspecteur de police en montrant la photo. L’enfant ne répond pas. A-t-il même regardé ? L’inspecteur insiste. Rien ! « Et celui-là , tu l’as déjà vu ? » Rien ! Rien d’autre que le balayage vertical de ses yeux vides. Pourtant c’est bien ce type, de la mort dans le regard, qui avait parlé à Quentin horrifié, avec des mots de mains… Les index parlaient fort. Celui de la main gauche se posa en croix sur la bouche de l’enfant. L’index de l’autre main traça, d’une jugulaire à l’autre, le cours d’une franche entaille. Vingt minutes plus tard on a trouvé l’enfant dans ce passage obscur. Debout, les pieds dans la flaque rouge. Quand on l’a soulevé, ses chaussures ont emporté deux petits napperons pantelants de sang coagulé.
Quentin ne parla plus jusqu’au lâcher du « mal ! ». Il a revu le type. Une seule fois. Deux ans après l’assassinat. C’était dans un rond de gens autour d’un tapis carré, sur une placette. Quentin et sa mère étaient dans la ronde immobile, presque en face de lui. Quentin lâcha des yeux les voletées de saltimbanques.Il fixa la face du type hachurée par des battements flous de sarouel et de massues de jongleurs. Des massues bleu et or, des massues nuit-de-crèche. Le type avait changé d’âge. Son expression ravie paraissait même enfantine. Il était devenu plus enfant que Quentin.
Sur le bord du trottoir, auprès de l’arbre aux forces entremêlées, fondues, Jocelyne redemande à son fils « où as tu mal? » Quentin ne répond toujours pas. Elle s’imagine avoir rêvé quand… « là  ! ». « Là ! » dit-il en arrêtant son regard sur sa main. La main du ventre.
Tous les phénomènes qui, depuis quelques semaines, ramènent Quentin vers les autres, au lieu de réjouir Jocelyne, de lui redonner espoir, l’ont décontenancée.S’était-t-elle habituée? Après tout, les consultations à l’institut c’était sur l’insistance de l’assistante social. Jocelyne s’était-t-elle habituée à cet autre Quentin?
Dimanche 3 juin 1954. « Entrez je vous en prie! » Les Coursel restent debout. Pour la première fois depuis qu’ils viennent ici, Jocelyne est en retrait, laissant Quentin tendre au médecin le disque qu’il a apporté. On ne parle pas. Ils sont tous trois au cœur du matin dans le silence de la salle. Un tunnel de lumière perce le flottement léger du plancton aérien. Personne d’autre n’est là . Le tourne disque posé à même le sol, est tenu en laisse au mur. Quentin s’est installé. Le clavier découvert, Maurel libère la musique de l’électrophone. Aussitôt, le visage de Quentin s’en va au plafond. Ses mains suspendues au dessus du clavier s’emparent du couvercle et le rabattent.On fait rejouer le disque. Au dessus du clavier fermé, les mains de Quentin sont deux nuages affables. De ces nuages doux qui font flâner des rus, éclore la semence en petites crosses tendres,qui atténuent aussi quelques rigueurs d’été. Ce sont les nuages clairs que les enfants accrochent au ciel de leurs dessins. Et c’est dans ces paysages épinglés au dessus d’un lit, qu’aux premiers bruits de nuit ils peuvent rechercher des notes de nuages, qu’ils peuvent se rassurer d’une averse jolie.
Dans le salon vert d’air, le piano se fait plus noir. L’un des petits nuages libère au bois vernis quatre gouttes de doigts. Puis, au son répété de ces gouttes battues les unes après les autres, se joint, parcimonieuse, une averse donnée par l’autre nue. La musique durant, la main droite inlassable répète les quatre gouttes toquées au bois laqué, tandis que l’autre main donne une averse délicate. Par moments, le trémoussement d’un vent fin rabat des grappes d’eau splendides. Tandis que aux fenêtres du salon s’approfondie la respiration des tilleuls, la musique du disque se juxtapose avec une précision extrême aux tapotis des doigts. Par delà le bruit récurrent d’un accro dans le tournoiement du disque vidé alors de sa musique, les doigts immobiles de Quentin retiennent contre le bois leur tout dernier accord.
Maurel et Jeanine sont ébahis, les doigts de Quentin semblent avoir joués sur les touches imaginaires avec une concordance parfaite. Soudain un mot. Le mot « mélancolie » les abasourdi. Quentin vient de prononcer ce mot. « Quentin, pourquoi mélancolie ? » demande le docteur. L’enfant retourne à son mutisme souverain. Comme si jamais il n’avait reparlé.Le médecin demande à la mère de les laisser seuls, puis il repose la question trois fois, très posément. Alors même qu’il se décourage d’une réponse, il entend « parce que c’est bon ! » « Qu’est-ce qui est bon? de jouer c’est bon ? » « La mélancolie c’est bon! » « Et en ce moment, tu as toujours de la mélancolie ? » « Un peu!» « Parles moi de cette mélancolie » Le silence qui suit est si long que Maurel est sur le point de retourner chercher Me Coursel, lorsque Quentin répond: « c’est notre mélancolie ! » « Votre ? Toi et qui d’autre ? » En l’absence de réponse Il demande « ta mère ? » « Sybille ! » « Qui est Sybille ? » Cette fois ci le silence s’étire tant, que la mère est rappelée.
Maurel confie l’enfant à sœur Espérance puis il retourne dans son bureau avec la mère chancelante, comme prise d’ivresse. « votre fils reparle, vous rendez vous compte ? » « Je ne vous l’ai pas dit, mais une fois en revenant d’ici il a prononcé un mot. » « Un mot ? Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? j’ai besoin de votre pleine collaboration » « il a dit - mal - en me montrant son ventre » « Et quoi d’autre ? » « Rien! Mal et il n’a plus reparlé jusqu’à aujourd’hui. » « Il m’a parlé d’une Sybille, la connaissez vous ? » « Sybille ? Non ! »
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