Il fait à peine jour, je sors de la maison sans bruit, tout le monde dort. Je me dirige vers le port. Le bateau de mon père est là , je monte à bord sans me faire remarquer. J'ai mis sa casquette et des vêtements passe-partout. Je lui ressemble beaucoup, de loin on peut peut-être nous confondre. Les autres pêcheurs sont occupés, l'un deux me fait un signe, je réponds par un geste, c'est plus prudent. J'ai envie d'être seule au milieu de l'eau, j'ai trop de choses qui tournent dans ma tête.
Je ne sais pas pêcher, mais je suis souvent allée en mer avec mon père, je n'avais pas le droit de toucher à grand chose, mais je suis sûre de pouvoir y arriver.
Je sors de la passe et je dirige le bateau vers un lieu où il y a des oiseaux :
S'il y a des oiseaux, c'est qu'il y a des poissons. Par contre, si tu les vois s'envoler, c'est qu'il y a un prédateur.
Je n'ai pas envie de me retrouver avec un requin au bout de ma ligne, il y en a pas mal par ici.
Je prépare le matériel, ma cane à tambour tournant est fixée au bastingage. J'ai amené de gros hameçons, il faut du 2,0 ou du 3,0 pour les thons. Ils sont assez courts de tige mais avec une grosse ouverture pour mieux accrocher la bouche du poisson. Il ne fait pas encore très chaud, mais je sens les premiers rayons du soleil chauffer la peau de mes bras pendant que je prépare ma ligne. Il y a du vent et beaucoup de courant, je raccourcis ma ligne, c'est un fil de carbone 60/100ème, les thons sont forts et il ne faut pas que ça casse. Mes gestes sont précis, ce sont les mêmes que ceux de mon père et de mon grand-père. Je fais une simple boucle de 3 centimètres, l'hameçon doit bien s'accrocher, il faut qu'il soit un peu « libre » pour s'implanter correctement dans la bouche du thon. Maintenant il faut fixer l'appât. Je choisis une belle sardine pas trop abîmée, ma proie doit avoir envie de la manger, son corps bleuté s'irise dans la lumière du matin. A l'aide d'une longue aiguille je dois la maintenir sur la ligne. Cette opération m'a toujours dégoûtée mais il faut que je sois forte, je suis venue pêcher, je dois aller jusqu'au bout. Je lui ouvre la bouche pour que l'aiguille passe dans le canal qui lui sert d’œsophage. Je préfère la faire sortir avant la fin du corps pour ne pas que le petit poisson se déchire. Je suis devenue une vraie spécialiste.
- C'est bien ma fille, tu assures.
Il ne reste plus qu'à attendre, la cane est prête, j'ai lancé la ligne loin devant, je maintiens la vitesse du bateau à trois nœuds et je guette le moindre bruit. Quand un thon mordra, le moulinet chantera. L'attente est un moment où on peut profiter du silence de la mer, en fait ce n'est pas du tout silencieux, j'entends le bruit de l'eau sur la coque, le vent qui fait flotter le drapeau accroché à l'arrière de la Joséphine. Mon père a acheté ce bateau à ma naissance et il a décidé de lui donner mon prénom, c'est un peu mon double finalement. Je sens sa présence partout, tous ces objets sont les siens et cette passion de la pêche, il me l'a transmise. Cette sortie je la fais avec lui. Je regarde le ciel, le bleu est intense, quelques nuages se dispersent, un arc en ciel s 'est formé à la poupe, comme un signe que Papa m'enverrait.
- Joséphine, ça chante, occupe-toi de ta cane.
- J'arrive Papa.
- Tu pompes, tu laisses filer, puis tu pompes à nouveau.
Je tire sur la cane, le carbone plie sous le poids du poisson. Tous mes muscles sont mobilisés, il faut que je tienne, que je me batte avec lui. Le but est de le ramener doucement pour que rien ne casse mais assez vite pour qu'il n'ait pas le temps de se décrocher. Un combat s'engage, qui sera épuisé le premier ?
- Tu ne vas pas te laisser intimider par un poisson ma fille ! Tu es plus forte que ça.
- Oui Papa, je suis forte.
Les larmes coulent le long de mes joues, mais je suis forte. Mes bras sont douloureux, je dois me servir de tout le poids de mon corps pour ramener ce poisson. Il faut rester dans l'axe, éviter que la ligne casse. Petit à petit, je remonte la ligne. Je pompe, je laisse aller et je mouline. C'est une guerre des nerfs. Après de longues minutes, j'ai une idée assez précise de la taille du poisson, je sens ses mouvements, sa masse qui tente de s'échapper de ce piège. Sa gueule doit le faire souffrir, à chaque fois que je tire, l'hameçon s'enfonce encore plus. Tout à coup, j'aperçois le thon, il est magnifique ! Son corps brille sous la surface de l'eau, il fait environ 30 kilos et mesure un bon mètre, il doit avoir à peu près 5 ans, c'est un bel adulte, une prise rare.
- Joséphine, reste concentrée, il faut le ramener ce poisson, je suis près de toi.
Je continue à pomper, tirer la cane et mouliner pour ramener la ligne. Je suis épuisée, mon corps n'est plus qu'une douleur, mais je vais y arriver, je dois y arriver.
Derrière elle, Joséphine entend une voix amplifiée par un mégaphone, ce sont les gardes côte, elle ne les a pas entendu s'approcher.
- Arrêtez le bateau, coupez les moteurs.
Elle ne peut pas lâcher son poisson, ils attendront. Sa mère a dû les alerter, on s'est rendu compte que le bateau avait disparu, Joséphine ne peut pas rentrer bredouille, son escapade n'aurait plus aucun sens.
Le poisson est de plus en plus proche, dans un dernier effort elle parvient à le sortir de l'eau. Il s'agite dans tous les sens. Elle doit le hisser dans le bateau, il ne faudrait pas qu'il se décroche maintenant. Quelquefois, les poissons arrivent à repasser par dessus bord quand ils sont détachés. Il ne faut pas que ça arrive. A l'aide de gants, elle arrive à maîtriser l'animal et à le placer dans un bac rempli d'eau, elle ferme le couvercle.
Le bateau est à l'arrêt, les gardes côte montent à bord, Joséphine les connaît, ils savent ce qui s'est passé, son père était leur ami, ils ont porté son cercueil dans la petite chapelle du village.
- Tu as bien travaillé, ton père serait fier de toi. Mais tu passais ton Bac aujourd'hui Joséphine !
Le Bac, je n'ai pas eu la force d'y aller, j'avais besoin de me mesurer à la nature, à cette vie qui m'a enlevé mon père. Le travail intellectuel attendra, « Passe ton Bac d'abord », Joséphine est prête à vivre maintenant.
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