La bibliothèque municipale boudait la littérature magique. Je n’avais trouvé que deux livres sur le sujet, et la plupart des incantations ne correspondaient pas à mes besoins. Malgré tout, j’avais découvert un rituel pouvant nous aider. Il s’agissait d’un rite de protection contre les mauvaises présences. Il nous fallait du gros sel et de la sauge. D’après le manuel, le gros sel posséderait des propriétés électromagnétiques permettant de se connecter avec le monde des esprits. La sauge, elle, protégerait l’endroit fumigé. En combinant les deux éléments, on tiendrait à l’écart les entités malfaisantes. En théorie.
C’était bien beau tout cela, mais on devait déjà se procurer les produits en question. Pour le gros sel, ce n’était pas vraiment difficile, toutes les épiceries en vendaient, mais pour la sauge… Par l’entremise des Pages Jaunes, j’avais découvert une boutique ésotérique dans le vieux Saint-Eustache. Dès que j’ai pu, je me suis rendu. L’intérieur ressembla à ce que j’imaginais. Odeur forte d’encens, décoration Nouvelle Âge, musique répétitive et monotone avec un fond sonore de baleine en rut. Pour ajouter à la caricature, même la vendeuse était habillée de façon hippie. Franchement, je ne me sentais pas à ma place. Je me voyais déjà me faire rentrer dans la gorge les vertus des cristaux. Or, ma situation aurait paru absurde pour la plupart des gens. Pour beaucoup, ceux qui croyaient aux fantômes fabulaient. Habituellement, j’aurais raisonné comme eux. Mais je ne pouvais renier ce qui m’était arrivé. De plus, ma mère, une personne très rationnelle, avait vécu le même genre d’événements. Cela réduisait mes doutes à ce sujet de beaucoup.
La dame derrière la caisse me gratifia d’un sourire de bienvenue. À ma grande surprise, elle ne poussa pas la vente. Elle me laissa zyeuter à ma guise. Je trouvai rapidement l’étalage des bâtons d’encens. Les sortes variaient autant que les saveurs de crème glacée. D’ailleurs, certains rappelaient des parfums de yogourt : vanille, cerise, citron, framboise… D’autres s’apparentaient plus à une pépinière : cèdre, cyprès, épinette. Et puis, les étranges : Bethléem, Rois mages, ciels éternels. Dans tout ce micmac, je pus trouver chaussure à mon pied. Je pris la sauge et je l’amenai à la caisse. La caissière regarda mon achat et me demanda :
– Vous avez un problème ?
– Pas vraiment. Pourquoi ? mentais-je pour ne pas avouer l’inavouable.
– C’est qu’habituellement quand quelqu’un achète de la sauge, c’est pour se protéger des esprits.
– Je l’ignorais… J’aimais juste l’odeur.
Elle n’insista pas. Je suis persuadé qu’elle voyait à travers mon mensonge, car je n’avais aucunement senti les bâtons. Je retournai chez moi avec ma nouvelle acquisition.
Il y avait un autre obstacle. Ma mère. On ne pouvait pas pratiquer le rituel devant elle. Elle n’aurait jamais approuvé. Surtout après les derniers événements. Car, comme la bénédiction du prêtre, il fallait accomplir le rite dans chaque pièce. Le problème c’est que maman se trouvait toujours à la demeure lorsqu’on y était. Son travail de brigadière ne lui demandait pas beaucoup de temps. Résultat, elle était déjà arrivée à la maison lorsqu’on revenait de l’école. Notre chance se pointa le bout du nez au moment où elle dut regarnir notre garde-manger à l’épicerie. On détenait une heure pour exécuter notre besogne. On n’attendit pas un instant.
On commença par la cave, étant donné que les niaiseries ont débuté là . On procéda exactement comme le livre le suggérait. On répandait du gros sel autour de nous. On alluma un bâton de sauge et on dirigea la fumée un peu partout. L’air était embaumé d’une forte odeur épicée. On réalisa qu’il faudra bien se débarrasser de l’effluve avant que maman revienne. Mais un problème à la fois. On répéta sans arrêt une incantation simple : « Esprits intrus, vous n’êtes plus les bienvenus ici, vous devez quitter la maison. » J’ignorais si nos simagrées changeaient quoi que ce soit à la situation. Il ne se passait rien. On supposa tout de même que tout se déroulait à merveille. On continua vers la prochaine pièce : la cuisine. Bien qu’à notre connaissance, le rez-de-chaussée n’ait jamais subi le joug des fantômes jusqu’à maintenant. Après avoir purifié le salon, on s’attaqua au deuxième étage, là où le plus fort avait surgi. On procéda en ordre de localisation. La salle de bain qui était située le plus à gauche et pour finir ma chambre localisée au fond du couloir. On ressassa les mêmes paroles du début sauf qu’à la fin on ajouta pour bonne mesure :
– Adieu et ne revenez plus !
– BANG !
Un coup puissant et sourd résonna dans toute la pièce. Elle semblait venir du plafond. Sur le coup, je m’étais dit que c’était peut-être le toit qui craquait à cause du froid, mais le son avait retenti si fort que si c’était cela, la toiture aurait arraché. Sébastien et moi devenions figés un moment. Et le silence fut. On le prit comme un signe que ça avait fonctionné.
On devait nettoyer les traces de notre passage avant le retour de notre mère. Pour le sel, cela ne devait pas poser problème, mais l’odeur c’était une autre histoire. Mon frère utilisait le même truc que quand il fumait du pot. On ouvrit toutes les ouvertures possibles, bien que c’était le début d’hiver, et on démarra quelques ventilateurs pour accélérer le changement d’air. Le sous-sol resta plus délicat. Les fenêtres étaient petites et se déplaçaient de leur socle à peine. On espérait qu’elle ne s’y rendît pas.
Elle revint et remarqua tout de suite que la température intérieure s’était refroidie. En pénétrant davantage, elle ressentit immédiatement le parfum de sauge. La physique thermique jouait contre nous. En effet, tout gaz chaud possédait la propriété de s’élever au-dessus du froid, donc la fumée de la cave s’était déplacée aux étages d’au-dessus. On ne pouvait rien contre le jugement de mère :
– Vous avez fumé de la drogue ! s’exclama-t-elle furieusement.
– Non, on a juste fait brûler de l’encens, répondit Seb en nous défendant.
– Et pourquoi ? Pour dissimuler l’odeur du pot. Prenez-moi pas pour une niaiseuse !
– M’man ! Je te jure que c’est vrai ! On l’a fait pour purifier la maison ! affirmai-je.
Et voilà , je venais d’avouer ce qu’on avait caché. Après tout, je ne m’étais jamais drogué de ma vie alors je ne voulais absolument pas que cela collât à ma peau. Maman resta perplexe :
– Purifier ? Purifier de quoi… ?
– Des mauvaises… entités, précisai-je.
– Avez-vous… avez-vous vécu d’autres choses ?
– Non, mais on s’était dit que ça ne pouvait pas nuire, répliquai-je.
– Est-ce la première fois… Est-ce la première fois que vous faites ce genre d’expériences dans mon dos comme ça ?
– Oui, oui, je te jure.
Encore un mensonge, bien sûr il ne fallait pas qu’elle sache que c’était nous les responsables de ce foutoir.
– Bon, j’aimerais que vous m’en parliez avant que vous agissiez de la sorte. Je m’en vais en haut, ça sent mauvais ici, conclut-elle.
Elle nous demanda la même chose qu’à l’habitude lorsqu’elle revenait de l’épicerie, c’est-à -dire de rentrer les sacs et les vider dans l’armoire ou le frigo. Cela s’était passé mieux que prévu finalement. On voyait une fin à tout cela.
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Elle se leva subitement. Ginette ne se rappela pas s’il s’agissait d’un rêve ou si un bruit l’avait réveillé, mais quelque chose de gros l’avait sorti de son sommeil. Elle put découvrir grâce à son réveille-matin que la nuit était avancée. 3 h 07 du matin. Et puis, elle comprit.
Son réveil brutal a été causé par une présence. Elle la ressentait profondément en elle, quelqu’un se trouvait près d’elle. La pièce s’était immensément refroidie comme si le chauffage ne marchait plus. De l’électricité planait dans l’air, à un point qu’elle sentait de la statique sur sa peau. Une pensée se présenta : « Ah non, pas encore ! » Le découragement s’empara d’elle. La négativité paraissait nourrir davantage l’entité, car la sensation devenait plus forte.
Instinctivement, Ginette dirigea son regard vers la porte. Au début, seul le vide habitait le couloir du deuxième étage, mais cela ne dura pas. Une silhouette blanche se forma de nulle part. On aurait dit que la présence intangible provenait de la salle de bain. Elle prit la forme d’une femme. Elle possédait des cheveux longs et gris. Ceux-ci semblaient secs comme si on les avait endommagés avec trop de produits. Elle portait une chemise de nuit crayeuse. Le bas de celle-ci traînait à ses tendons d’Achille. Son visage présentait de profondes rides, son sourire malfaisant montrait les dents comme dans un rictus de sorcière. Le plus remarquable c’était que l’entité flottait, ses pieds planaient de 25 centimètres du plancher.
Elle se déplaça vers les chambres de ses enfants, toujours ondoyante dans l’espace. Ginette y voyait tout de suite une menace. Elle courut et interpella ses fils. Car tout n’était pas fini. Elle le savait maintenant et eux allaient l’apprendre.
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