Quelque chose tracassait maman. Je le voyais par son air préoccupé, elle n’avait pratiquement pas parlé de tout le souper. Mon frère ne semblait pas s’en formaliser. Elle avait commandé de la pizza. Habituellement, lorsque cela arrivait c’est qu’il y avait une occasion spéciale, car les finances ne le permettaient pas. De quoi voulait-elle nous discuter ? Étant donné l’ambiance, ça paraissait grave. La dernière fois, mes parents nous annonçaient leur séparation. Mon imagination créa une multitude de théories, allant de la maladie à une mort imminente. Je possédais un don pour présager le pire. Je n’avais pas du tout songé que le drame était causé par un esprit.
Je fus le premier à demander à ma mère ce qui se passait. Je crois qu’elle n’attendait que cette occasion pour la sortir de son mutisme.
– Je ne sais plus si je dois vous le dire. Ça m’apparaît comme fou, maintenant, nous avisa-t-elle la tête basse.
– Dit toujours, répondis-je curieux.
– Avez-vous… Avez-vous vécu des événements étranges dernièrement ?
Mon frère et moi nous regardions surpris. S’agissait-il vraiment de ce que l’on pensait ?
– Que veux-tu dire par étrange ? interrogea Seb inquiet.
– Non, oubliez ça, vaux mieux pas, déclara-t-elle à regret.
– Parles-tu d’une expérience surnaturelle ? insista Sébastien.
– Bon, oubliez ça, okay, j’ai dû rêver.
– Ginette, on te croit, décris-nous juste ce qui t’est arrivé, l’interpellai-je en me montrant rassurant.
– Donc, cela signifie… que vous aussi…
– Nous deux et d’autres personnes d’ailleurs.
Cette annonce semblait lui avoir assené un coup dans l’estomac. Elle se tut. On lui laissa digérer la nouvelle.
– Mais, qu’est-ce qui se passe ici ? se questionna-t-elle à voix haute.
– Maman, raconte-nous, je t’en prie, supplia Sébas.
Elle poussa un soupir, elle resta silencieuse un long moment et se décida à nous révéler ce qui lui trottait dans la tête.
– Cela fait deux nuits que cela se produit. La première fois, j’étais persuadé que ça ne se reproduirait pas. Mais cette nuit… – elle s’interrompit un instant —… cette nuit, quelqu’un ou quelque chose m’a touchée.
Mon frère et moi étions foudroyés. Foudroyés parce qu’elle venait de nous dévoiler, mais aussi parce que c’était de notre faute. Le sentiment fort qui nous empoignait nous empêcha de parler. Ma mère saisit l’occasion que le silence lui donnait pour nous informer de sa décision :
– Je vais appeler un prêtre pour qu’il bénisse la maison.
Elle avait longtemps pratiqué le catholicisme. Enfants, elle devait nous tirer de force pour nous amener à la messe, car on trouvait ça ennuyant. Elle avait fini par laisser tomber, d’autant plus que mon cadet dérangeait toujours la cérémonie. Il ne tenait jamais en place en classe, cette habitude ne changeait pas au temple de Dieu. Même si elle ne fréquentait plus l’église, elle était demeurée pieuse.
Lorsque maman quitta la pièce, Sébastien et moi discutions de ce qu’on venait d’apprendre. Le sentiment de culpabilité nous envahit plus vite qu’une armée nazie dopée à l’amphétamine. Qu’on soit victime de nos propres singeries, ça passait, mais que notre mère, qu’on aimait profondément, le subisse, cela nous était intolérable. On se maudit tous les deux pour notre manque de jugement. Mais il était trop tard pour cela, le mal était fait.
Il ne restait qu’à espérer que le rituel du curé fonctionnât. Ne croyant plus aux bondieuseries, on en doutait, mais à ce stade-ci, on n’avait plus rien à perdre.
L’invité sacré sonna. On lui ouvrit la porte. Il était équipé de son kit de prêtre portatif. Il salua d’abord maman et nous ensuite. Il sortit un goupillon de métal gris pour répandre l’eau bénite. Il répéta inlassablement les mêmes paroles pour chaque pièce où il passa tout en lançant sa flotte un peu partout.
Dans beaucoup de témoignages sur les bénédictions, on décrit un effet de légèreté dans l’air ou qu’un poids s’est retiré du lieu. Ce ne fut pas mon cas. Je sentais un regard se poser sur nous tous. C’était très inconfortable. Je désirais que cela se terminât le plus rapidement possible. Après la visite du propriétaire, le curé quitta finalement la maison. Ma mère installa des crucifix à des endroits stratégiques, dont sa propre chambre. On refusa pour les nôtres, on ne voulait pas que cela détonnât parmi notre décoration élaborée.
Après nous être retrouvés seul à seul, mon frère et moi avions conclu un pacte : de ne plus toucher au spiritisme. Cette fois-ci, on souhaitait vraiment garder notre promesse. Il ne fallait plus que cela se reproduise. Plus jamais…
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La nuit. Je me cachais souvent du reste de ma maisonnée pour visionner les films osés à Super Écran. D’ailleurs, je continuais mon travail tant détesté pour payer les frais de ce canal. Ma mère croyait que c’était parce que j’étais un fan de cinéma. Ce n’était pas faux, mais la véritable raison tenait au fait que je défoulais ma sexualité devant des pornos. Je regardais toujours frénétiquement vers l’entrée de ma chambre pour détecter toute intrusion inopportune.
Malheureusement, ma porte ne possédait pas de loquet et puis j’aurais dû être couché à cette heure. Lors d’un de mes mouvements d’observation, il me semblait que quelque chose ne se trouvait pas à sa place. Sur le coup, je n’en pensai pas grand-chose. Et puis, un doute se pointa à mon esprit. Je lâchai ce que je manipulais et je tournai ma tête en direction de ce que je crus avoir vu. C’était un visage. Il flottait dans les airs à côté de mon meuble de télévision. Je le reconnus tout de suite, il s’agissait de la face du prêtre. Il possédait la transparence de la vitre, seulement ses traits apparaissaient. Son expression différait de l’original. Il paraissait diabolique. Il montrait furieusement les dents. Ses yeux me regardaient d’une façon menaçante comme s’il se préparait à m’attaquer. J’éteignis la télé, et je me rhabillai. Lorsque je m’apprêtais à m’enfuir, l’apparition avait disparu. J’étais convaincu qu’il ne s’agissait pas du curé. Pour moi, il était un esprit malfaisant ayant dérobé son apparence.
J’ignore si des événements comme ceux-là nous rendent clairvoyants, mais cette certitude m’était venue comme si on l’avait implantée directement dans mon cerveau. Cela signifiait qu’une chose. La bénédiction n’avait pas marché. Je ne me sentais plus en sécurité dans ma chambre. Je ne voulais pas dormir seul.
Je me suis donc infiltré dans le grand lit de maman à côté d’elle. J’avais pris toutes les précautions pour ne pas la réveiller.
Le lendemain, ma mère me demanda pourquoi j’étais couché avec elle. Ne souhaitant pas l’inquiéter, je lui ai déclaré qu’un cauchemar avait troublé ma nuit. Elle trouva étrange qu’un ado craignît les mauvais rêves. Elle me questionna sur le contenu du songe. Je lui répondis que je l’avais dès lors oublié. Elle sembla accepter l’explication.
J’amenai Sébastien à l’écart et lui est expliqué ce qui s’était passé la veille sans mentionner le fait que j’écoutais un film porno avant que cela arrivât. Je restai avec une certaine pudeur tout de même.
– Cela ne s’est donc pas arrêté, annonça Seb.
– J’en ai bien peur.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
– Il existe peut-être des instructions dans les manuels.
– On avait promis de ne plus faire de spiritisme.
– On ne fera pas de spiritisme, mais des rituels de magie, c’est différent.
Mon frère hésita. On pouvait le comprendre, on l’avait après tout menacé de mort.
– Comment on s’y prend ? interrogea Seb à contrecœur.
– J’irai à la bibliothèque, il y a sûrement des livres sur le sujet.
– On ne fera rien tant qu’on ne sera pas certain.
– Je suis d’accord, on lira tous ce qu’on pourra.
Et voilà  ! C’était parti pour de nouvelles recherches.
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