Mon frère et moi consommions chacun notre breuvage. Lui, un café, moi, un jus d’orange. Il me raconta le voyage astral de la veille (à son avis, il n’y avait aucun doute à ce sujet). Lorsque j’appris qu’il avait défié l’entité, mon sang se figea dans mes veines.
- Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu crois vraiment que c’était une bonne idée ? lui reprochai-je.
- Personne ne menace ma famille. Personne !
- Tu te rappelles ce que l’esprit nous avait dit sur le Ouija hier soir ? Il souhaite ta mort !
- Un fantôme ne peut pas tuer un être humain, voyons !
- Je suis pas sûr de vouloir courir le risque de vérifier la théorie, lui déclarai-je.
- Peu importe, il faut se préparer pour le party.
En effet, maman était partie pour la fin de semaine à l’événement familial de l’année, c’est-à -dire le tournoi de Golf des Bilodeau. Elle ne jouait pas à ce sport, mais elle aimait beaucoup le rassemblement se produisant par la suite.
Pour nous, cela signifiait qu’on pouvait réquisitionner la maison pour la remplir d’amis. Évidemment, notre mère ne nous avait pas donné la permission, ce qui ne nous dérangeait pas le moins du monde. Ce qu’elle ignorait ne pouvait lui faire de mal, que l’on pensait.
La devise se lisait : « Sex, drug and rock and roll ». Chaque centimètre était couvert par des intrus. Le comptoir de la cuisine était envahi par différentes bouteilles de boisson forte. On s’en servait comme minibar. Le rond du fourneau était utilisé comme brûleur pour le hasch. Toutes les personnes présentes avaient consommé.
Je ne prenais pas de drogues, mais je m’essayais avec l’alcool. J’y ai découvert un médicament contre les inhibitions qui me pourrissaient la vie. Malheureusement, il est facile de dépasser la posologie en particulier lorsqu’on n’y est pas habitué. Je buvais une vodka-jus d’orange. Après quelques gorgées, je ne goûtais plus la vodka.
Je connaissais tous les amis de mon frère. Or, je ne reconnaissais pas la plupart de ceux qui se trouvaient chez moi en ce moment. J’ai appris plus tard que Sébastien, dans son infinie sagesse, avait invité des gens dans les rues au hasard.
Cela se voyait, car certains ne se préoccupaient pas de foutre le bordel en cassant des bouteilles de vitre dans le sous-sol par exemple. Heureusement, certains des copains à Seb les remarquèrent et les mirent dehors. Cela créa une commotion. Certains se bagarrèrent devant la maison.
Tous se calmèrent, probablement de crainte que la police s’en mêlât. La fête continuait, seulement avec les amis cette fois. C’est à cet instant que Sébastien décida de montrer les prouesses du Ouija à tout le monde. On raconta évidemment les étranges événements survenus par la suite de l’utilisation. Beaucoup ne nous croyaient pas. Étrangement, lorsqu’on le demandait qui voulait participer, la plupart se défilèrent. Deux acceptèrent de se joindre à nous, le restant allait observer. Un s’appelait Marco, l’autre se nommait Patrick. Le premier fumait plus souvent du pot qu’il mangeait. Le deuxième était un joueur de tours invétéré. Marco possédait une barbe blonde, il était muni d’une casquette cachant ses boucles. Patrick était un garçon grand et musclé, il s’imposait grâce à son air intimidant.
« Allo », épela la planche. Les deux amis nous demandèrent si mon frère et moi déplacions la planchette. On retira nos mains pour leur démontrer que ce n’était pas le cas. Tous impressionnés, on continua en posant des questions :
- C’est quoi ton nom ?
- Carl, répondit le Ouija.
- Es-tu capable de prédire l’avenir ? interrogea Marco.
- Oui.
- Quand est-ce que je vais mourir ? osa toujours Marco en souriant.
- 2034.
Tous se turent. Évidemment, il n’y avait aucune façon de vérifier cette information. Une idée surgit à une des personnes présentes de la salle :
- À quel nombre je pense ?
- 15.
En voyant l’expression de l’individu concerné, on comprit que l’esprit avait visé juste. D’ailleurs, le type qui avait mis au défi ce dernier quitta promptement la cave. Patrick, qui s’ennuyait, demandait à l’entité d’exécuter un tour. « Quelque chose de cool » était ses propres mots.
La goutte se dirigea vers le « Oui ». On attendit, mais il ne se passa rien. Jusqu’au moment où on remarqua le visage de Patrick. Sa bouche restait grande ouverte, sa peau prit une teinte lunaire. Il était figé sur place, il ne disait rien. Tout le monde l’interpella :
- Patrick ?
- J’ai vu… J’ai ressenti qu’on me tapotait le dos. Je me suis retourné et j’ai vu… une ombre monter l’escalier.
Tous les gens présents croyaient à une farce. Comme je le mentionnais, Patrick possédait une réputation de blagueur incorrigible. Or, s’il jouait un rôle, il l’exécutait bien et longtemps. D’autant plus que son témoignage concordait à ce qu’on avait vécu jusqu’à maintenant.
Après un certain temps, il se décida à monter au rez-de-chaussée, et demanda à tout le monde s’ils avaient aperçu quelque chose. Personne n’avait rien remarqué. Il partit précipitamment ensuite de la maison comme s’il y avait trouvé un rat mort.
On laissa tomber le Ouija pour la soirée. On ne se rendait pas compte qu’on venait d’enfreindre une nouvelle règle, celle de ne pas l’utiliser sous influence. On avait dérogé à tout ce que notre père nous avait enseigné.
La nuit passa, ainsi que l’ivresse, et le sommeil prit la place. Le matin m’avait foncé dessus aussi vite qu’un supersonique. Il s’agissait de ma première brosse, mais également de mon premier lendemain de veille. Le plus terrible c’est que je devais livrer mes foutus journaux. Je zigzaguais et je tanguais sur ma bicyclette. Je me sentais comme le titan Atlas supportant le monde entier sur son dos.
Le pire survint, il fallait ramasser le bordel créé par les festivités. Et il fallait agir rapidement, car maman revenait. Elle ne devait pas se douter qu’un troupeau d’éléphants était passé par là .
On s’abattit sur la tâche qui nous incombait. On crut qu’on avait tous inspecté, mais on avait manqué quelque chose. Lorsque ma mère arriva, elle le remarqua tout de suite. « Avez-vous fait un party ? » dit-elle sur un ton de reproche. « Non, pourquoi ? », répondit-on à l’unisson. « Parce que je vois des morceaux de bananes séchées sur le mur en arrière du divan. », rétorqua-t-elle du tac au tac. Oups ! En effet, certaines personnes s’étaient amusées à un « food fight ». On fut puni pour une semaine. Si elle avait su ce qui s’était vraiment passé, elle en aurait donné pour beaucoup plus. Surtout si elle s’était doutée que ce qui allait lui arriver la nuit suivante était causé par nous.
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Au début, c’était tendre comme une caresse. Ginette se réveilla et se demanda bien qui pouvait la tâter ainsi. D’abord, elle n’ouvrit pas les yeux, pensant qu’il s’agissait sûrement de son mari. Mais c’était impossible. Ils avaient divorcé et il n’habitait plus avec eux depuis un an. Lorsque ses paupières se séparèrent, elle constata tout de suite un fait terrifiant. Elle était seule. Seule, mais quelqu’un la touchait ! Elle sentait des mains se déplacer sur ses bras comme pour la réchauffer, mais c’était du froid qu’elle ressentait.
Elle voulut se relever pour s’enfuir, mais l’entité la repoussa vers le matelas. Elle immobilisa ses membres. Ginette était paralysée, non par la peur cette fois, mais bien par une présence invisible.
Elle se mit à pleurer et à remuer, mais l’être la soutenait solidement. Au moment où elle tentait de crier à l’aide, on la lâcha. La force d’inertie la souleva de son lit. Elle courut hors de sa chambre et sortit en dehors de la maison. Heureusement, la température demeurait chaude.
Elle réalisa qu’elle avait laissé ses deux enfants tout seuls dans la maison. Elle ne pouvait pas rester là sans s’assurer qu’ils aillent bien.
Comme la dernière fois, les deux dormaient comme des bûches. Maintenant rassurée, elle se rendit compte que c’était le deuxième cas surnaturel à lui arriver. Est-ce que ses fils vivaient les mêmes expériences ? Même si ses instincts maternels lui suggérèrent de ne pas les inquiéter inutilement, elle devait se délivrer de ses doutes.
Mais demain. Vaut mieux ne pas troubler leur sommeil.
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