Dès le jour où je me suis acheté ma première voiture, je me suis mis à prendre tout auto-stoppeur que je peux voir au bord de la route. C'est plus fort que moi, je ne peux pas supporter de voir quelqu'un marcher alors que je suis assis dans une voiture spacieuse, climatisée, qui avance seule sans avoir besoin de pédaler et qui a des places assises qui sont inoccupées, alors que des gens transpirent sous le soleil ou se gèlent sous la pluie. Comment peut-on être indifférent. Il m'est arrivé très souvent d'aller loin avant de pouvoir faire demi-tour, parce que j'étais à une allure trop rapide quand j'avais vu mon auto-stoppeur. J'ai dit " mon " car j'ai toujours l'impression que la personne que je viens d'apercevoir , le pouce levé au bord de la route, est devenue systématiquement un cas me concernant. Cet acharnement à me croire chargé d'âmes a parfois ses petits travers. Il m'est souvent arrivé de vouloir prendre des personnes qui ne désiraient qu'une chose: faire un peu de marche à pieds. Ne parlons pas des lourds regards soupçonneux des jolies filles qui s'imaginent que je ne suis pas dénué d'arrières pensées, voire même de la méfiance de certains jeunes hommes qui doivent penser que j'ai l'air trop bon pour être honnête. Pourtant, ma raison est très simple : durant une pèriode, quand j'étais militaire, j'ai utilisé ce mode de déplacement à outrance, toujours avec succès. J'ai sillonné le Poitou-Charentes dans tous les sens,chaque week-end, allant de ville en ville, uniquement en levant mon pouce. Je me souviens parfaitement des fois où, après un long périple dans la voiture de braves gens qui me prenaient au bord de la route et, bien souvent, m'invitaient à manger et à boire en leur compagnie, je m'étais fait cette promesse : " Quand j'aurai une voiture, moi aussi, il faudra que je prenne avec moi ceux qui n'en auront pas " Une promesse faite à d'autre, à l'extrème limite, on peux toujours trouver une bonne raison pour ne pas la tenir, mais envers soi-même ? De toutes façons, je tiens toujours mes promesses. Ce qui fait que j'ai parfois des journées de chauffeur de taxi, car il y arrive que certains de mes passagers, comprenant très vite ma façon d'être, ne se contentent pas de se faire déposer au bord de la route, mais m'indiquent le chemin compliqué pour les amener devant leur porte. Allant, un jour, de Marseille à Paris, j'ai vécu le sketch de Coluche ( l'auto-stop ) avec une dame qui m'a fait perdre trois heures dans la région de Lyon.
Justement, de ma pèriode ' auto- stoppeur ' , il m'est resté en mémoire quelques souvenirs particuliers dont j'aime à me remémorer les détails, parfois, et à les raconter à ceux qui veulent bien les écouter :
Le mal-voyant: A la sortie de Saintes, sur la nationale vers Rochefort, je levais le pouce, avec un copain, depuis quelques secondes, quand une voiture, lancée à vive allure, s'est arrêtée sur un grand coup de freins qui avait fait hurler ses pneus. Nous avons tout de suite compris que le conducteur ne nous avait vu qu'au dernier moment, dès l'instant où, en nous approchant, il nous a regardé pour nous demander où nous allions. Il portait des lunettes avec les verres les plus épais que j'ai jamais vu. De face, on ne lui voyait que deux petites billes lointaines ; c'était surprenant. Nous sommes monté dans la voiture qui a aussitôt démarré comme elle s'était arrétée. Nous étions tombés sur un fou du volant et de la vitesse ! Mon copain et moi, nous nous cramponnions où nous pouvions tandis que notre Fangio d'occasion faisait des effets de bras sur son volant, lui donnant des petits coups secs et rapides, le pied au plancher et, c'était le plus inquiètant, le nez collé sur le pare-brise. C'est ainsi que nous avons pû apprécier l'épaisseur de ses lunettes. A un endroit bien précis de la route que nous connaissions bien, mon camarade et moi avons échangé un regard inquiet . Nous apercevions, au loin, la barrière d'une voie ferrée qui était baissée.Notre conducteur ne paraissait pas encore disposé à ralentir. Il avait l'air d'avoir choisi de foncer dans la barrière. "- La barrière ! " nous venions de hurler tous les deux, dans un ensemble parfait. La voiture s'est alors arrétée, dans un long hurlement de pneu que nous commencions à connaître, pour se retrouver le nez à vingt centimètres de la barrière. Au premier petit village rencontré, nous avons eu le subit désir de le visiter. J'ai bien vu que notre chauffeur avait compris pourquoi, mais mon regret de lui avoit fait de la peine est fortement compensé par le plaisir d'être là aujoud'hui pour vous le raconter.
Le râleur: Le soir tombait et il était temps pour moi de regagner Rochefort. Je crois bien que je revenais de Saintes, encore. Faut dire que les marins plaisaient aux filles, à Saintes, alors qu'à Rochefort, nous étions à peine tolérés dans le décor. Une grosse voiture familiale s'arrêta et une voix forte et colèrique me demanda où j'allais. Dès l'instant où je suis monté dans la voiture jusqu'au moment où j'en suis descendu, le conducteur; père de famille bedonnant aus joues rouges et à la voix puissante, n'a pas arrêté de m'engueuler ! "- Si c'est pas malheureux d'être emmerdé en permanence par des petits cons qui se figurent qu'on est à leur disposition ! comme si on a pas autre chose à fiche que de trimballer des p'tits pêteux qui se croient que tout le monde est à leur service ! que, de mon temps, c'était pas quelques kilomètres à pieds qui nous faisaient peur.Comme s'il n'avait pas assez à faire le dimanche , pour promener sa famille ! ect...." Comme cela jusqu'à Rochefort, pendant qu'une gamine délurée me pressait la cuisse avec la sienne. Toute la famille avait l'air habituée au son de la voix du chef de tribu. Moi, il m'inquiètait un peu. Toujours est-il que c'est le seul qui ait fait le lond détour, en ville, pour venir me déposer juste devant l'aubette de la caserne Martrou.
J'étais déjà en train de saluer au poste de garde, et j'entendais encore l"homme qui râlait après moi, en démarrant...
La vieille dame : Le lac de Cadeuil est un très joli lac qui se trouve sur la route de Royan à Rochefort. Nous nous étions arrêtés, mon copain et moi, pour prendre un bain d'eau douce, après notre bain de mer . Au moment de rejoindre le bord de route pour y lever le pouce, une très vieille dame nous a demandé si elle pouvait nous emmener quelque part. Elle était avec son petit-fils, un gamin de quatre ou cinq ans. Nous avons accepté sa proposition, en la remerciant pour sa gentillesse. Elle semblait être sortie d'un vieux livre illustré. Ses vêtements, tout à fait démodés, avaient dû être très chic, à une autre époque. Il y avait beaucoup de flous de dentelles et de rubans colorés Nous sommes montés à l'arrière de sa deux chevaux et le petit garçon, assis près de sa grand-mère, s'était mis à genoux pour nous regarder. L'obscurité commençait juste à venir et il y avait une légère pénombre dans la voiture. Le petit garçon, tout près de la tête de sa mamie, s'est mis alors à fixer les dentelles formant une collerette autour du cou de la dame -" Dis mamie, c'est quoi les petites bêtes qui volent autour de toi ? " C'et alors que nous avons aperçu le petit nuage de ce que je crois être des mites qui tournait autour des vieilles dentelles .
Les bourgeoises : Une splendide voiture s'est arrêtée, à la sortie de St Jean d' Angely. Deus jolies jeunes femmes étaient à l'avant. La voiture a redémarrer , s'est arrêtée de nouveau, puis a refait la même opération. Nous pensions qu'elles voulaient nous narquer, avant de disparaître, mais non. Elle nous ont laissé monter. A partir de ce moment, nous n'avons pas eu l'occasion de placer un seul mot. Elles ont entamé toutes deux un long mea culpa, se racontant l'une à l'autre ce que leurs maris diraient s'ils apprenaient qu'elles avaient pris des marins en auto-stop ! et puis tu imagines ce qu'en dirait unetelle si elle savait ça ! je te l'avais dit de ne pas t'arrêter: Mon dieu on est folle qu'est-ce qui nous a pris oh je ne crois pas qu'on puisse croiser quelqu'un que l'on connait sur cette route Non mais quelle idée tu as eu. Qu'est-ce qui t'as pris. Quelques regards entendus entre elles, et puis, aussitôt : -" Voilà messieurs, descendez, nous tournons à la prochaine "... C'était bien la première fois que nous étions restés si longtemps sans dire un mot !
L'amateur de tatouages : La quarantaine d'années, voiture classique, disons: un exemple type de monsieur tout le monde, si ce n'avait été ses yeux que je trouvais inquiètants. Aujourd'hui, je dirais qu'il avait les yeux d'un malade mental, mais à cette époque, je ne savais pas trop interpréter les regards Rapidement, il a entamer la discussion sur ce qui semblait être son sujet favori : les tatouages. Il a d'abord commençé par nous dire qu'il venait de voir une américaine qui avait un très joli tatouage. Effectivement, les nombreuses américaines, qui vivaient dans la région en raison de la présence des bases américaines, portaient souvent de très beaux tatouages, J'en avais vu une récemment à la plage de Royan, qui avait le corps entièrement couvert de très discrètes arabesques fleuries, peu apparentes, d'un ton rose pâle . Bien que je ne sois pas un admirateur des tatouages, je suis obligé d'admettre que celui-ci était vraiment plein de poèsie. Notre amateur commençait à s'emballer sur le sujet et son excitation allait crescendo, au fur et à mesure qu'il nous décrivait ce qu'il aimait le plus. Il nous révéla alors que sa passion, sa très grande passion, était de faire l'amour avec tout ce qui pouvait être tatouer. Sans distinction. J'avais tout de même compris depuis un moment que nous avions affaire à un malade . Nous restions silencieux; mon copain et moi, assez gênés par l'ambiance. C'est alors que notre conducteur nous a regarder, l'un après l'autre, semblant nous jauger, et nous dit : -" Au fait, il paraît que les marins se font beaucoup tatouer, hein? Dites-moi....Vous avez des tatouages, vous ? " Nous arrivions dans Rochefort et nous lui avons demandé de nous arrêter là , merci bien , on va continuer à pieds.
Les deux paysans : Ceux qui ont lu les albums de Gaston la Gaffe savent quelle voiture j'ai vu s'arrêter devant moi, en cette soirée du samedi, en rentrant à Rochefort. J'ai l'impression que Gaston l'avait prété aux deux spécimens qui se trouvaient dedans. Eux mêmes devaient sortir d'un album de bandes dessinées: vieux costumes noirs chiffonnés et étriqués, trop petits pour eux, révélant des chaussettes de laines dans des gros godillots de campagne, des cravates ficelle, brillantes de crasse et, surtout, surtout, des bérets enfonçés jusqu'aux oreilles, à ras des sourcils. Je me suis demandé si ce n'était pas un gag. Aujourd'hui, il est certain que je leur demanderais si c'est pour la caméra invisible. En plus, ils étaient dans un état de gaieté un peu avancée : la fête avait dû commencer avant leur départ. J'ai consenti à monter à l'arrière de leur musée roulant. J'ai aussitôt été cerné par des ressorts menaçants qui me laissaient peu de place pour m'installer Pour moi, le spectacle était à l'avant: Les deux compères me racontaient, pour autant que j'ai pû saisir leur patois charentais , qu'il avaient décidé d'aller faire la fouère au Bal de Rochefort et que : " Fi d'putain mon couillon, les garces é vont ben vouère c'qu'é vont vouère ! " Le parcours a été trés très long. La voiture fonçait à vingt cinq, trente à l'heure, à fond la caisse quoi, tandis que celui qui ne conduisait pas tenait le bras du conducteur en lui disant, la voix tremblante - " fais point l'fou! on a ben l'temps d'arriver, on a ben l'temps ! " Je soupçonne le conducteur d'avoir voulu m'épater. Arrivés à Rochefort, ils m'ont proposé de faire la fête avec eux. Non, merci les gars, faut qu'je rentre.........
Mon bouquet final : Le plus étrange de mes souvenirs d'auto-stoppeur n'est pas du tout ordinaire. 1962. J'étais basé en Corse et je rentrais de permission, en avance sur la date prévue: j'avais changé la date pour pouvoir faire le voyage avec une petite amiie qui descendait sur Marseille. Ce qui faisait que je me retrouvait sur le port de Propriano, en avance d'une journée et donc, tout le temps que je voulais pour rentrer par le chemin des écoliers. Mon sac sur l'épaule, je traversais lentement la petite ville et, et longeant le bord de mer, je m'en éloignais en savourant cet instant, entre deux portes. Des voitures de touristes s'arrêtaient sans cesse, intrigués de voir un marin au bord de la route, et me proposaient de m'emmener. Très poliment et en souriant, je les en remerciais en leur disant que je n'étais pas pressé de rentrer et que cela me faisait plaisir de marcher un peu. Pour ceux qui connaissent cette région, ils apprécieront le parcours que je me suis fait quand je leur aurai dit que je suis arrivé à Olmeto, que j'ai traversé le village, fait encore quelques kilomètres avant de me décider enfin à faire du stop pour rentrer. Aujourd'hui encore, je ne comprend pas pourquoi, d'un seul coup, sans aucune raison, personne n'a voulu s'arrêter lorsque j'ai commencer à lever le pouce. Personne ! il me semblait que les gens ne me voyaient pas, que leurs regards passaient au travers de moi sans m'apercevoir. C'était bien la première fois que cela m'arrivait.
Et oui, je suis bien rentrer à Ajaccio en auto-stop. Sans l'attention habituelle que mes compagnons de route occasionnels savaient me manifester. Je suis rentrer à une allure modérée, dans une petite camionnette noire dont les sièges avant étaient occupés, et j'étais accoudé, morose et triste sur le cercueil qui ramenait, sur sa terre natale, un vieux Corse du continent.
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