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Nouvelles confirmées : Te gratte pas où ça te démange pas
Publié par Iktomi le 27-02-2016 14:52:14 ( 1279 lectures ) Articles du même auteur



Le travail est partout où l'on ne fait rien de sa vie. (Raoul Vaneigem)



Denise et Tony (tous deux la cinquantaine, entrés dans l’administration dans les années 80, collègues de travail depuis quelques années mais sans lien de subordination hiérarchique entre eux)

(Denise et Tony sont en voiture. C’est Denise qui conduit.)




Tony – Avance, c’est vert.

Denise – J’avancerai quand il aura fini de se palucher derrière son volant, l’autre, là, devant.

Tony (faussement choqué) – C’est pas la peine d’être grossière, hein.

Denise (penche la tête à l’extérieur) – Eh ! Pour accélérer c’est la pédale de droite !

Tony (outré) – Mais tu vas te calmer, dis ? S’il descend de sa bagnole et vient te foutre une tarte, tu seras bien avancée !

Denise (étonnée) – Ça ne va pas, non ? Il n’oserait pas frapper une femme !

Tony (ironique) – Dis donc ma vieille, faudrait voir à te réveiller. On n’est pas en 1955, on est en 2015. Les gens sont complètement désaxés. Le premier traîne-patins venu armé d’une Kalach’ peut faire des ravages, t’es au courant, non ? Ou bien tu viens de débarquer de la planète Melmac ? Rassure-moi.

Denise (agacée) – Ouais, bon, ça va… Tu veux conduire ?

Tony – Ah, surtout pas ! La conduite en ville, tout comme le café, devrait être contre-indiquée à tout individu soucieux de son équilibre : ça énerve beaucoup trop.

Denise (en soupirant) – Au fond, c’est toi qui as raison : à quoi ça sert de s’exciter bêtement à tout bout de champ, hein ? Et à part ça, comment tu l’as trouvé ?

Tony (nonchalant) – Gilles ? Plutôt pas mal pour un type qui a raté son suicide.

Denise (imitant l’intonation de Tony) – Un type qui a raté son suicide… Non mais tu t’entends ? On dirait que tu lui en veux de s’être loupé !

Tony – Je ne dis pas que c’est un maladroit, je dis que c’est un couillon : il ne faut pas avoir beaucoup de graines dans le figuier pour se jeter dans la Seine quand on sait nager. Tu sais ce que disent les spécialistes de la question ? Le suicide imparable, c’est la défenestration…

Denise – On dirait que tu t’es renseigné sur le sujet…

Tony – Non. Mais j’ai bonne mémoire : il y a eu plusieurs cas de ce genre il y a quelques années, à France Télécom. A l’évidence les mecs voulaient vraiment en finir : clair, net, précis… si j’osais je dirais même « sans bavures », mais vu l’état dans lequel on se retrouve après avoir dégringolé de quinze étages…

Denise (avec une grimace de dégoût – puis excédée) – Vraiment très drôle… Oh là là, tu as vu l’heure ? On ne sera jamais rentrés au bureau à temps.

Tony (consultant sa montre) – En effet, le bifteck commence à noircir sur les coins… Mais dis-toi bien qu’on serait encore plus à la bourre si on avait pris le métro.

Denise – On sera à la bourre de toute façon et comme on a pris une bagnole de service, en prime on va se faire souffler dans les bronches.

Tony – On est allés voir un collègue à l’hôpital, l’usage d’un véhicule de service est justifié.

Denise (narquoise) – Justifié… de ton point de vue ! M’étonnerait que le chef le partage. Je ne sais même pas pourquoi je me suis laissée convaincre.

Tony – Moi je sais : petit a, pour le plaisir de transgresser une règle absurde, petit b, pour le plaisir de contrarier le chef.

Denise – Je me passe fort bien de ses contrariétés, à celui-là, si tu veux tout savoir. C’est tout de même à cause de son comportement que Gilles a voulu se foutre en l’air, mais ça, personne n’a l’air d’en être conscient. Depuis que c’est arrivé, que ce soit dans le bureau, le service, ou la direction, on est tous comme des noix à rien dire, à rien faire.

Tony (pensif) – Il est certain que depuis que ce mec est là, tout va de traviole. Maintenant, savoir si ça vaut la peine de se faire sauter le caisson, c’est autre chose…

Denise – Il y a quand même des signes qui ne trompent pas. Ça fait… quoi ? dix mois, un an qu’il est là ? On en est déjà à quatre demandes de changement de service (sur un effectif de onze agents), et maintenant une tentative de suicide. Reconnais qu’en termes de management, on a vu des bilans plus flatteurs ! Un management autiste pratiqué par la hiérarchie pour couvrir les agissements d’un délinquant relationnel…

Tony (en riant) – On dirait que tu me récites un tract syndical. J’aime bien l’idée du management autiste, elle est assez juste d’ailleurs, mais l’histoire de la « délinquance relationnelle », va falloir m’expliquer.

Denise – Il y a des individus qui ne s’épanouissent que de cette façon dans les relations professionnelles : agressivité, mépris, grossièreté, et, selon le contexte, ça peut également se manifester par de la misogynie, de l’homophobie, du racisme. C’est ça, pour moi, un délinquant relationnel. Et je soutiens que de tels individus sont non seulement voulus, mais soutenus par le système.

Tony (intéressé) – Bon. Et le management autiste ?

Denise – C’est la suite logique de l’introduction sur le lieu de travail d’un délinquant relationnel : on ne voit plus rien, on n’entend plus rien, on ne sait plus rien.

Tony – Un peu comme les trois petits singes de la sagesse ?

Denise – Un peu, oui. En tout cas, voilà près d’un an que Gilles était en butte à des agaceries à n’en plus finir.

Tony – Je sais, j’ai été témoin de quelques unes. Enfin, il faut quand même bien reconnaître que le gars Gilles est plus du genre cheval de trait que cheval de course.

Denise (grinçante) – Raison suffisante, selon toi, pour que l’autre lui serine à longueur de journée « Mon pauvre Gilles, ce que vous pouvez être gland ! » ? Tu aurais fait quoi, toi ?

Tony (après un instant de réflexion) – Je crois que j’aurais fini par lui répondre : « Cher monsieur, si je suis un gland, vous êtes le chêne. » Evidemment, c’est toujours facile d’être courageux après coup, surtout si on n’a pas été forcé de l’être sur le moment, hein ?

Denise – C’est une façon de traiter Gilles de dégonflé ?

Tony – Non, parce que l’héroïsme n’a de toute façon pas sa place sur le lieu de travail, quel qu’il soit. Je te parie que Gilles a essayé de se supprimer parce qu’il n’a pas pu – ou pas voulu – étrangler l’autre. Ou lui faire je ne sais quoi d’autre.

Denise – Depuis des mois Gilles subissait des réflexions désobligeantes quotidiennes, il s’est fait sacquer sur ses primes et sur son évaluation annuelle pour des motifs spécieux, et selon toi il a fini par tourner contre lui-même la violence qu’il aurait – toujours selon toi – dû faire subir à l’autre ? C’est de la psychologie de prisunic, ça.

Tony – Mais pas du tout, c’est très sérieux, d’ailleurs le professeur Laborit est du même avis.

Denise (intriguée) – Qui ça ?

Tony – Tu n’as pas vu Mon oncle d’Amérique ? Le film ?

Denise (perplexe) – Sais pas. De quoi ça parle ? Attends ! C’est pas une histoire de gangsters à New-York ?

Tony (d’un ton las) – Laisse tomber.

Denise – Revenons à notre sujet, veux-tu ? Je persiste à penser que nous avons tous été témoins d’une entreprise de démolition systématique et que personne n’a été capable de diagnostiquer à temps un cas de R.P.S. pourtant évident.

Tony – R.P.S. ? Quésaco ?

Denise – Risques Psychosociaux. Pour faire bref et pédagogique, c’est la spirale de dérives en tous genres dans laquelle peut plonger un individu quand la souffrance au travail devient impossible à gérer.

Tony – Souffrance au travail ? Rien que ça ? Tu rigoles, non ? Le boulot de Gilles, pourtant, tu sais en quoi ça consiste ? Il instruit des demandes de renouvellement de cartes professionnelles d’agent immobilier. Je t’accorde que c’est chiantissime, mais enfin ce ne sera jamais aussi pénible que d’extraire du soufre pur dans le cratère d’un volcan, non ?

Denise (patiente) – Tu ne comprends pas, Tony. Je ne te parle pas de la pénibilité de l’emploi proprement dit, mais de la souffrance morale générée par le contexte.

Tony – Le contexte, en l’occurrence, étant le comportement du chef ? Mais comme tu l’as dit toi-même, il a été encouragé par les strates supérieures de la hiérarchie. En étant nommé à la tête de notre service, ce type s’est vu concéder un fief. Dans les limites duquel il peut se considérer comme tout-puissant, ou plus exactement – restons réalistes – jouer à faire comme s’il l’était. Et tu reconnaîtras qu’il n’a rencontré aucune véritable opposition de la part des strates moyennes et inférieures de la hiérarchie, c’est-à-dire nous, entre autres.

Denise – Donc tout le monde, ou presque, est complice ?

Tony – Mais oui, Denise. La Boétie, ça te parle un peu plus que Laborit ? Non ? C’est un des rares penseurs qui ait parfaitement compris le mécanisme de la domination et de la soumission. Voilà sa trouvaille : « Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. » Simple et génial, non ? Mais combien de fois dans l’histoire est-ce devenu une réalité ?

Denise – Pratiquement jamais, et pour une raison bien simple : nous vivons dans une société où l’empathie est regardée comme une maladie honteuse.

Tony – Tu t’emmêles un peu les crayons, là. Ne confondons pas esprit de solidarité et courage personnel. Ceci dit tu n’as pas entièrement tort : on ne peut pas forcer tout un chacun à se sentir concerné par les problèmes d’un collègue, d’un voisin, d’un parent… ni à plus forte raison de tous les peigne-cul faméliques qui grenouillent de par le vaste monde. Il y a un proverbe gitan qui dit : « Ne te gratte pas où ça ne te démange pas. »

Denise - Tout ça pour dire que tu ne crois pas à la souffrance au travail ni aux risques psychosociaux ?

Tony (s’échauffant) – Mais quelle souffrance ? Quels risques psychosociaux ? Qu’est-ce que tu viens me faire chier avec ça ? Attends, je vais te raconter quelque chose. En 1940, ma grand-mère s’est retrouvée veuve de guerre à vingt ans avec une môme de six mois à charge. Elle est allée travailler en usine, et tout le temps que l’Occupation a duré elle a eu les contremaîtres qui lui gueulaient dessus et lui bottaient le cul pendant les heures de boulot et, sortie de là, dans la rue et dans le métro y avait les chleuhs qui gueulaient et bottaient le cul de tout le monde. Une période très moche, pendant laquelle beaucoup de gens ont eu un comportement à faire dégueuler un canard.

Denise (levant les yeux au ciel) – Manquait plus que ça ! Maintenant il appelle à la rescousse sa mémé avec son courage de bonne petite Française sous la botte nazie ! Quel rapport avec le sujet ?

Tony (en colère) - Laisse-moi finir ! Plus tard elle s’est retrouvée veuve une deuxième fois, et a dû rechercher du boulot à cinquante ans. Quand elle a pris sa retraite, elle était caissière dans une supérette de quartier. Le genre de vie qu’elle a menée, et là je te parle seulement de sa vie professionnelle, les jeunes d’aujourd’hui, et même les gens de notre génération, n’ont pas idée de ce que ça pouvait être. Mais on serait obligés d’en passer par là, alors là oui, il y en aurait de la souffrance et des R.P.S., et tu veux savoir pourquoi ? Parce qu’avec les habitudes qu’on a prises, ou qu’on nous a données, on serait incapables de supporter ça.

Denise (plus calme) – Donc, si j’ai bien tout compris à ta diatribe façon « Nos grands-parents en avaient quand même plus dans le ventre que nous… », le monde du travail n’est pas plus dur aujourd’hui que par le passé, c’est nous qui sommes des ramollis comparés à nos anciens ? C’est ça ?

Tony – En gros, c’est ça, oui. Tu comprends, nous vivons sous l’empire des trois A : Abêtissement, Amollissement, Avachissement. A première vue, ça paraît un peu crypto-pétainiste ou néo-vichyste, comme discours, mais je t’assure qu’il ne s’agit pas du tout de ça.

Denise (en soupirant) – Je ne demande qu’à te croire… Alors c’est quoi tes trois A ?

Tony – Tout simplement le résultat de cinquante ans de télévision, de supermarchés, de bagnole à tire-larigot, de journal de vingt heures – ce rituel vespéral et morbide, de périphérique saturé, de trains de banlieue bondés et jamais à l’heure, de trouillomètre à zéro à propos de tout et n’importe quoi, et de ce nietzschéisme à trois francs six sous pratiqué par nos soi-disant élites – faibles avec les forts, fortes avec les faibles… j’arrête ici mais je te prie de croire que la liste est loin d’être exhaustive.

Denis (narquoise) – Me voilà pleinement rassurée. Je ne serai donc pas obligée de te virer de cette voiture à coups de pompe ? Tu n’es ni pétainiste ni vichyste, juste effroyablement réac ?

Tony – Non, madame, non. Je dis juste que le monde du travail paraît plus dur parce que nous sommes plus fragiles et vulnérables qu’il y a une ou deux générations.

Denise (conciliante) – Ouais… si tu veux. Il faudra quand même qu’on reparle de tout ça un de ces jours. Ta position n’est pas claire.

Tony (ironique) – Oh, j’adore ! « Ta position n’est pas claire » : du vrai bon jargon cégétiste !

Denise (égayée) – Cesse donc de te payer ma tête.

Tony – C’est ça, et toi ne roule pas trop vite, tu vas louper l’entrée du parking.


RIDEAU !

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Auteur Commentaire en débat
couscous
Posté le: 27-02-2016 19:57  Mis à jour: 27-02-2016 19:57
Modérateur
Inscrit le: 21-03-2013
De: Belgique
Contributions: 3218
 Re: Te gratte pas où ça te démange pas
Quelle ambiance il doit y avoir au bureau !!

Melmac, toute ma jeunesse devant Alf.

Derrière ce discours, il y a une bonne analyse du monde du travail et des agissements de certains petits "chefs".

J'ai bien ri.

Merci Huss... non Iktomi !

Bises

Couscous
Iktomi
Posté le: 27-02-2016 23:47  Mis à jour: 27-02-2016 23:47
Modérateur
Inscrit le: 11-01-2012
De: Rivière du mât
Contributions: 682
 Re: Te gratte pas où ça te démange pas
Salut couscous

Merci pour ton passage !
christianr
Posté le: 04-03-2016 19:09  Mis à jour: 04-03-2016 19:09
Plume d'Or
Inscrit le: 17-03-2012
De: Boisbriand, Québec
Contributions: 125
 Re: Te gratte pas où ça te démange pas
Ah, tout cela m'apparaissait comme une grande pièce de théâtre. Je suis moi-même dans une corporation où tous les jours des décisions aberrantes se prennent et nous donnent mal à la tête. Au Québec, on a une expression « Boss des bécosses ». Il s'agit d'un patron qui se considère plus important qu'il ne l'est vraiment et abuse de son pouvoir. Cela s'applique bien à ton récit.
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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