Ma France à Moi – Partie 3 – Paris (Suite)
Mes deux amis me réveillèrent d’un sommeil qui avait été trop court. Je dirais que cela n’avait même pas mérité le nom de sommeil. Cela aurait dû s’appeler une sieste. Mes copains osèrent me demander si j’avais bien dormi. Je leur annonçai que la prochaine pharmacie qu’on rencontrerait, j’allais y acheter des bouchons pour oreille. Ils m’entonnèrent : « C’est quoi ? On ronfle ? » « Ben quin ! *1 » que je leur réponds. Si c’était que de ça. L’immeuble aussi s’était mis de la partie. Murs en carton, tuyaux vieillissants, jeunesse en fête donnaient un tintamarre digne de réveiller Godzilla. Tout comme ce dernier, à ce moment-là , j’aurai pu envahir tout Paris et montrer ce que ma rage était capable. Il faut dire que je n’étais jamais un bon vivant quand je me levais. En particulier tôt le matin. Surtout après des restants de décalage horaire. Encore moins après n’avoir dormi qu’une heure. Je serais bien resté couché, mais on avait un horaire chargé. De toute façon, rien qu’un bon déjeuner ne pourrait pas régler. Un petit déjeuner, je devrais dire. Car si chez nous le repas matinal est un déjeuner, celui du midi le dîner et celui du soir le souper, il n’en est pas de même en France. Un joli foutoir culturel qui nous promettait beaucoup de confusion dans le futur.
On se rendait dans la cantine commune. Un « déjeuner continental » nous attendait. Ça, cela veut dire une tartine et un café ou un jus. Pour les amateurs de brunch à l’Américaine que l’on était, cela nous avait laissés sur notre faim. J’aurais tué pour un muffin anglais œuf-fromage-jambon. On a tout de même pu admirer toute l’Europe dans la salle à manger. Des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Russes. Bien qu’on fût d’Amérique, on se sentait faire partie d’eux, une jeunesse qui avait envie de savourer la vie dans tous ses recoins. Une chanson de Manu Chao jouait en ambiance. J’aimais beaucoup ce groupe, mais jamais comme les Français les adoraient à cette époque. Je les entendrais tellement souvent dans les deux prochaines semaines que j’attraperai ma seule infection française, la manuchaïte. Cela me prouvait qu’il n’y avait pas qu’en Amérique que les radios commerciales poussaient les mêmes chansons jusqu’à l’écœurement.
Après le repas, on retourna dans notre chambre. Il fallait nous préparer pour la grande traversée de la journée. Éric vécut son mur linguistique bien à lui quand il arriva en trombe dans la pièce. « Criss ! *2 La réceptionniste me comprend pas ! » annonça-t-il furieusement. « Quossé*3 tu y as dit ? » l’interrogea-t-on. « De quoi de ben simple. Je lui ai juste demandé du change. » C’est là que j’ai ri. Il faut croire que j’avais oublié ma propre mésaventure du soir d’avant. Enfin, je lui révèle tout paternellement : « Éric ! Du change c’t’un anglicisme… On dit plutôt de la monnaie. » Éric répondit par un grognement typique. On n’était pas à bout de nos peines. En fait, on n’avait pas eu à attendre quinze minutes pour rencontrer notre nouvelle barrière. Encore la réceptionniste, la pauvre. Martin lui demanda de prendre ses chèques de voyage. « Chèques de voyage ? Que voulez-vous dire ? », nous disait-elle confuse. On était définitivement perdu. Elle était dans un établissement touristique et elle ne connaissait pas les chèques de voyage. Comment était-ce possible ? C’est là que j’ai cliqué. Je rétorquai tout fier à la belle blonde : « Il veut dire des Traveller’s checks. » « Ah, d’accord. », qu’elle répondit. En sortant, Éric déclara : « Criss, Traveller’s check c’t’en anglais ! ». « Oui, et toi t’as utilisé un anglicisme talheur* 4, on n’a pas à parler. » Unis dans l’anglicisation du français. L’Empire britannique n’était pas si loin de la France après tout. Ce qui venait de se passer me rendait fier-pet* 5. Cela faisait trois fois qu’on avait rencontré des barrières linguistiques et c’était moi qui les avais réglées. Je me voyais comme le pont entre les Français et les Québécois. Le digne ambassadeur de notre futur pays. Je m’imaginais déjà avec la Légion d’honneur de la France et la médaille du Lieutenant-gouverneur du Québec. Encore dans mes rêvailleries.
Il était maintenant temps de partir. Notre trajet allait surtout se concentrer sur Montmartre. Il fallait expliquer qu’un mois avant, Martin et moi avions vu le « Fabuleux destin d’Amélie Poulain ». Nous avions été émerveillés par la splendeur de cet arrondissement. Ah oui, le film était bon également. Martin et moi voulions faire une espèce de pèlerinage. Qui sait ? Peut-être trouverions-nous un aveugle à qui faire visiter Montmartre sous les yeux d’un Québécois : « Ici une marde* 6 de chien, pis là on voit un Français chialer*7 après un autre. Quossé ? Tu comprends rien… Ca va pas ben ! » Éric, lui, s’en foutait pas mal d’être sur la trace d’Amélie. Lui, il était plus du genre Rambo. Il s’intéressait surtout au quartier plus « sexe » de Montmartre. On n’avait rien contre, Martin et moi. Moi de même, j’aimais bien le sexe, la grande partie de mes pensées étaient concentrées sur ça. Martin lui aussi aimait ça, mais pas la même chose que nous. On ne le savait pas à ce moment-là . Il ne nous a pas avoué son homosexualité avant que j’aie ma trentaine. Éric lui avait des doutes. C’est vrai qu’il avait des manières efféminées et qu’il ne nous parlait jamais des femmes. Mais je connaissais son père, il était maniéré comme lui. Et je le voyais comme moi, un gars très réservé, renfermé sur lui-même. Quand Éric me le faisait remarquer, je lui disais que c’était des préjugés… Il semblait qu’il avait eu raison.
En se dirigeant vers le métro, un passant nous demandait en anglais la direction d’une rue. J’étais content, on nous prenait pour des Français. Étant le seul bilingue du groupe, je lui indique qu’on était comme lui : des touristes loin de chez eux. C’est là que j’ai réalisé que jusque-là j’avais plus parlé à des inconnus en anglais qu’en français. C’était un peu désolant. Enfin, on emprunta le métro de Paris vers Montmartre. La station y était sublime. Un amateur d’art s’y serait plu. Une ambiance vieille France en ressortait. Un Québécois ne pouvait qu’être charmé. Même Éric était impressionné. On sortit dans le boulevard, et j’avais l’impression de me retrouver à l’ère des poètes symbolistes, mais avec des touristes à Kodak. Tout y était magnifique, les rues d’époque, la basilique du Sacré-Cœur, la place du Tertre. On avait tout vu mis à part un aveugle à guider, dommage.
C’était maintenant l’heure du dîner, je veux dire l’heure du déjeuner. Fort de notre expérience de la soirée d’avant, on se rabattit sur un sandwich. On n’en était pas encore au risque culinaire. On se cherchait un endroit pour reposer nos fesses. On remarqua plusieurs tables et chaises au milieu de la voie et on décide de s’asseoir. Tout à coup, un Français à la tête rouge courut vers nous. Il portait un tablier blanc, visiblement il était restaurateur. Après quelques jurons, il nous crache qu’on ne doit pas rester là . Tout surpris, on lui demande : « Et pourquoi donc ? Ce n’est pas un lieu public ? » Il nous pointe un écriteau sur un mur dont il était écrit : « Places réservées Resto Le Français Chiant » C’était pas ça le nom, mais c’est le mieux que je peux m’en rappeler. Son restaurant, ou casse-croûte je devrais dire, ne se trouvait même pas en face des dites chaises. Sa pancarte était petite et pas très voyante. L’erreur était donc plus que possible. Alors, pourquoi, diantre, se fâcher contre nous sans faire de procès ? On obtempéra à la désapprobation d’Éric qui était prêt à l’affronter. Je lui ai fait remarquer que cela ne valait pas le coup. Le plus drôle c’était qu’il n’y avait aucun client. C’était peut-être la vraie raison de sa colère. On s’assit sur le trottoir. C’était moins confortable, mais fonctionnel, d’autant plus qu’on ne mangeait que des sandwiches après tout.
Et puis, il y a eu le quartier du Moulin Rouge. Le Moulin Rouge lui-même nous intéressait évidemment. Mais beaucoup plus les environs. Des salles de spectacles d’effeuilleuses moins classy que ce dernier. Mais on aimait ça. En une journée on avait vu deux mondes. Paris culturelle, pittoresque, et Paris la salace. Certains panneaux auraient fait pâlir bien des Québécois. Éric s’amusait à photographier les plus déviantes. En fait, c’est ce qu’il a pris le plus en photo.
Le soir vint, l’heure du souper aussi. Le dîner, whatever. Justement, on découvrit une rue n’ayant que des restaurants. Ne se sentant pas encore comme des aventuriers gustatifs, on choisit un restaurant à thème américain. Quand les Français font dans le thème, ils y vont à fond. Le menu était entièrement en anglais avec des noms de burger du genre : « Jesse James burger ». Tout le resto avait une allure western à la Lucky Luke. Ça nous faisait beaucoup rire, je dois être honnête. Le hamburger était délicieux par contre. On se serait presque cru aux États. Sauf que le serveur avait un accent français. Après avoir bien bivouaqué, on s’était rappelé qu’on devait envoyer un courriel à nos proches comme quoi on était bel et bien arrivé en France. Pour être franc, ça nous avait passés par-dessus la tête. On trouva un café internet, et en s’enfargeant*8 sur le clavier azerty, on annonça la bonne nouvelle à qui de droit. Dans mon cas, c’était mon frère, car mes parents n’avaient pas encore eu l’internet. J’ai appris plus tard qu’il était grand temps. Mon père, un homme plus anxieux que moi, n’arrêtait pas d’appeler mon frérot pour savoir s’il avait eu le fameux courriel. La dernière journée presque aux heures. J’imagine que de voir des avions foncés dans des immeubles n’avait rien fait pour le rassurer.
Quand ce fut fait, on s’était dit que c’était le moment de notre première brosse* 9 en terre française. Étant génétiquement des buveurs de bière, on cherchait machinalement un pub. On avait trouvé un pub irlandais. Les pubs irlandais étant très fréquents au Québec, force était de constater qu’on ne voulait pas avoir un dépaysement trop brutal. Même si le pub était de nature irlandaise, n’empêche qu’on était en France. Donc la clientèle était surtout Française. Notre accent flashait comme des blancs qui se promènent dans Harlem, on ne pouvait voir que nous. Des Français attelés à une table nous firent la remarque qu’on allait entendre souvent : « Vous êtes Québécois ? » J’étais pas sûr ce qu’on devait répondre à cela. Ils nous invitèrent à les rejoindre. Éric qui était l’extraverti du groupe accepta l’invitation. Martin et moi, timides, le suivîmes en nous cachant derrière son immense silhouette. On commença à sympathiser, et puis la Guinness aidant, on se dégela. On discuta de nos quotidiens respectifs. Et puis, un phénomène étrange arriva. Éric prit un accent français. Un accent français malhabile, mais un accent français tout de même. Martin et moi, saouls, rions à gorge déployée. Éric nous déclare : « Ben quoi ? Si on veut se faire comprendre ! » « T’es pas obligé de changer ton accent, juste de couper les expressions. » qu’on lui dit. Personnellement, avant de partir en voyage, je m’étais promis de ne pas trahir mon accent. J’étais fier de mon patrimoine québécois et je tenais à rester fidèle à moi-même le plus qu’il le fallait, étant donné que cela faisait partie de mon identité. J’allais apprendre que ce ne serait pas toujours possible.
On a bien conversé toute la soirée avec nos amis temporaires français. J’aimerais vous en dire plus, mais l’alcool en a effacé toute la trace. Je me rappelle surtout qu’on avait passé un bon moment. Il était temps de rentrer. On avait une autre grosse journée qui nous attendait le lendemain. On aurait bien des occasions de fêter. Nos cerveaux un peu noyés, je crois bien qu’on s’était perdu à un certain moment dans le métro. Mais on s’en foutait. On riait, on niaisait, on avait du plaisir. On aurait pu être dans le pire ghetto de Paris qu’on ne s’en serait pas préoccupé. On finit par trouver la fameuse station de notre auberge. À l’entrée, il y avait un doorman* 10. Un colosse africo-français… franco-africain… un noir quoi. Il nous dit autoritairement : « Passe ! » Croyant qu’il nous laissait passer, on le remercie et on continue notre chemin. Mais non, il chante le même refrain : « Passe ! » « Que veux-tu dire par passe ? » qu’on l’interroge. « Vous devez me montrer votre passe ! » qu’il nous rétorque comme si on était des abrutis. Okay, on était saoul, mais ça ne l’aurait pas tué d’énoncer une phrase complète. Avec un s’il vous plaît à la fin. J’imagine que d’avoir l’air bête était un pré requis pour être portier. J’aurais pu demander à Éric, il avait été de ce métier lui aussi. Enfin, après avoir satisfait les exigences du cerbère, on monta à la chambre. Je n’avais toujours pas acheté mes bouchons pour oreille, mais j’ai pu dormir cette fois, grâce à mon médicament irlandais, dont j’avais dépassé la posologie recommandée.
*1 Ben Quin! : Une interjection québécoise qui signifie : Tu peux le dire! *2 Criss : Sacre, juron québécois, vient du mot Christ. *3 Quossé : suite de mot réduit : signifie Qu'est-ce que. *4 Talheur : mot réduit pour Tout à l'heure. *5 fier-pet : fier à un point d'être ridicule. *6 Marde : autre façon de dire merde. *7 chialer : rouspeter. *8 Enfarger : dans ce contexte, signifie avoir de la difficulté. *9 Brosse : synonyme de beuverie. *10 Doorman : Portier
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