L'arrivant
Rodéric avait déjà "avalé" à toute vitesse la douzaine de marches en bois qui nous amenaient sur la grande terrasse abritée, cette grande terrasse faisait le tour de la maison. En expert, habitué à ce genre d'exercice mon petit s'était débarrassé adroitement de ses tongs d'un simple petit coup de pied sec et rapide. Quelques marches plus bas je m'arrêtai pour pousser les sandales abandonnées au milieu de la marche et les ranger sur le côté. Chaque marche portait son quota de tongs. On ne rentrait jamais dans une maison en chaussures, qu'il s'agisse de tennis, de tongs ou autres : dans le "fare" on marche nu-pieds. Je passai par la porte fenêtre de la cuisine. La radio toujours en fonction, faisait entendre le bruit des toere en bois de miro, des hauts Pahu couverts de peau de requins, ils résonnaient dans toute la maison, le rythme du tamure nous accompagnait partout. Sous l'effet des percussions qui me portaient, j'avançai en dansant et commençai de préparer le repas en continuant de me déhancher. Deux petits mains me saisirent et deux petits bras s'enroulaient autour de mes jambes, "Je danse avec toi maman" "Oui bonhomme vas y on danse" A ce moment, un bruit de mobylette et de voix se fit entendre dehors. Immédiatement Rodéric partit au pas de course . " Matthieu ... Clhoé ...Matthieu ... Clhoé ...Matthieu..." scandait mon petit bonhomme en sautillant. Clhoé était entrée en passant par sa chambre qui ouvrait directement sur la terrasse. " Ohé Cléo, mon bisou ? et tu mets le couvert s'il te plaît, où est Matthieu il ne monte pas ?" "Non il est encore en bas, il enlève sa roue, il a encore crevé " Clhoé sortait les assiettes et mettait le couvert sur la longue table de la terrasse. "Maman tu vas encore crier il est monté en mobylette avec son pneu crevé" " Oh non ! mais il se fiche du monde ! il va tout bousiller et il faudra encore changer la roue !!" " Oui mais Aurélie dit que c'est trop fatigant pour lui de pousser sa mobylette" "Oui je sais, mais de quoi elle se mêle sa petite copine ? elle le prend pour un bébé ? d'accord, ce n'est pas agréable de pousser une mobylette en panne mais ça lui fait faire du sport gratuit, ça reviendra moins cher que d'aller payer pour soulever des poids à la salle de gym" Matthieu apparaissait en haut de l'escalier. "Maman , il faut racheter une roue, elle est toute déformée" "Ben tiens ! alors tu te débrouilles avec ton père, pour moi, c'est non, je paye le pneu, pas plus" Matthieu le visage rouge de colère passa tout droit devant nous pour aller vers sa chambre en lançant au passage " Qu'est-ce qu'on mange ?" "Du poisson cru et des feï" "Et le uru ? maman c'est pour quand ? La gourmande Clhoé jouait avec le gros fruit à pain qui attendait sur le plan de travail. "C'est pour ce soir, mais qu'est-ce que tu manges ? Des tâches apparaissaient sur les poches de son pantalon, et elle avait la bouche pleine, ses joues toutes gonflées. "Clhoé !! tu ne peux pas attendre d'être à table ! ce sont des mambins ou des leechis qui sont écrasés dans tes poches ? mais c'est dégueulasse, ça tâche, tu le sais, tu t'es encore arrêtée dans le cimetière pour te goinfrer!!" En attendant les trois plus jeunes je commençai de sortir la yaourtière et de ranger les yaourts faits ce matin avant de partir au cours. A Tahiti, dès les premiers jours, nous avions très vite compris que les yaourts industriels étaient rares et surtout, hors de prix, le litre de lait était déjà plus cher qu'un gros rosbeef, alors acheter une douzaine de yaourts par jour pour notre nichée était inenvisageable, c'était la ruine assurée. Il faut dire aussi, qu'à cette époque là , il disparaissait dans ces jeunes gosiers, au bas mot, une bonne douzaine de yaourts par jour, auxquels il fallait ajouter les glaces toujours faites maison. Pour un seul repas j'épluchais environ cinq kilos de pommes de terre, l'immense frigo américain se désemplissait à grande vitesse et j'avais le sentiment de nourrir un nuage de sauterelles. "Où sont Florian, Virginie et Sacha ? " Ils sont dans la piscine" "Mais ils n'ont pas faim ? ils ont aussi mangé en route ? je vais les chercher" Un peu agacée mais habituée à leur fantaisie, je descendis pour faire le tour de la maison en tentant d'éviter le cactus cierge et autres piquants que j'avais cru intelligent de planter à l'angle arrière de la maison, cactus qui grandissaient à vue d’œil et que je n'avais pas eu le courage de détruire, bien que dépassée par leur croissance stupéfiante et surtout bien inattendue pour moi, petite française coutumière de la lente sagesse des plantes européennes. En effet, mes plantations avaient tellement poussé sur le côté de la maison qu'on se serait crus dans la jungle. Le pandanus était devenu si haut et si encombrant que l'on risquait en passant devant, de s' accrocher, de se heurter au grands bras du cactus cierge piquant qui grandissait en face et de l'autre côté, le long du mur de la maison. Je pensai, Il faudra tout de même que je me décide à demander au jardinier de nous dégager le passage. Derrière la maison, accentué par la réverbération de l'eau j'entendais le rire aiguë et en cascade de Sacha, il avait un rire sonore très joyeux. Les bruits d'eau et les ploufs s’enchaînaient. "On va se faire disputer, maman veut pas qu'on vienne se baigner sans prévenir" "Tu vas voir on va être puni, elle va crier" "Bof, oui mais on s'amuse bien" Florian le philosophe réagissait tel qu'il était : je fais ce que je veux et je paie le prix. Il parait que les chiens ne font pas des chats et je me reconnaissais dans cette façon d'être. Je voyais les deux garçons debout sur l'échelle, sauter à pieds joints dans l'eau. "Oui, vous vous faites toujours disputer tous les deux, mais c'est parce que vous ne savez pas y faire ! parce que vous ne savez pas la prendre, moi je ne me fais jamais disputer parce que moi je sais comment il faut ..." Je n'entendis pas la suite, j'étais abasourdie, comme un coup sur la tête. Je voyais Virginie de dos, elle expliquait à ses frères comment passer au travers des engueulades, je voyais sa tête sortir de l'eau, elle nageait satisfaite lentement en brasse appliquée, longue et calme. Ses bras s’allongeaient tranquillement devant elle. Je reçu un choc, je découvrais la duplicité de ma petite Amélie! J'avais tendance à lui faire crédit en tout, je la sentais très proche de moi, très affectueuse, à mes yeux elle était une gentille petite fille, j'avais tendance à la chouchouter et cette simple phrase me blessait comme un coup de poing. Je m'assis sur le siège du salon de jardin près de la piscine. je ne savais que dire. Je restai un moment, là , silencieuse, sans pouvoir réfléchir. Les enfants m'ont-ils vue ? je ne sais, mais la piscine se vida très vite et mes trois brigands filèrent à toute vitesse. Quand je remontai sur la terrasse, tous étaient assis à table et m'attendaient. "Tu veux que je t'aide ? " Virginie, serviable, me regardait tendrement et me parlait avec douceur et gentillesse, enfin du moins, c'est comme cela que je l'aurais compris le matin encore. Je la regardai mais je ne lui répondis pas et je remplis les assiettes sans un mot. "Maman, on va à la pointe Vénus après manger ?" "Oui bien sûr !" "Tu es malade maman ?" "Euh ! non, non !" "Maman je préfère aller au PK 15" "Oui bonhomme mais c'est plus loin, et en plus à la pointe Vénus il y a une douche sur la plage et ça, ça m'arrange, j'en ai marre d'avoir toujours du sable plein la voiture" Le PK 15 fut longtemps notre plage de prédilection, il faut dire que c'était un lieu paradisiaque sur la côte Ouest, une vraie carte postale du paradis, les fonds étaient si clairs et abrités par la barrière de corail. Il y avait des rochers soit, mais aussi du sable blanc, et une vue merveilleuse sur Mooréa, c'était un paradis de bleus, de verts, et des émeraudes scintillants du lagon. Nous réservions cette destination pour les pique-niques, les jours de repos nous partions tôt le matin et nous passions toujours là , une journée de bonheur. Mais les jours de semaine, pour les courtes après-midi c'était la pointe Vénus notre plage préférée, outre la présence d'une douche sur la plage et le manque de profondeur de l'eau à cet endroit, d'autre part j'appréciais que cette plage soit une plage de sable noir. La présence du sable noir, présentait l'intéressant avantage de diminuer sensiblement les réverbérations du soleil et donc cela convenait mieux à nos peaux claires et fragiles, nos fragiles peaux de blonds et de roux, en revanche ce sable volcanique était extrêmement fin, si fin qu'il avait la texture du talc. Cette finesse en revanche présentait l'inconvénient de le rendre particulièrement intrusif et de le voir envahir donc toutes les serviettes, tous les maillots, il pénétrait dans les plus petits ourlets, dans les oreilles, dans les trous de nez, dans la peau du crâne, il était impossible de s'en débarrasser tout à fait. "Y'a encore du poisson et des féïs ?" Ça commençait ! Ma tablée d'ogres réclamaient déjà du rab. "Maman, maman, maman, tu ne leur as pas dit le secret !" "Quel secret, y' a un secret ? Toutes les voix s'étaient élevées. "Qu'est-ce que c'est maman, y'a un secret ?" Les secrets et la nourriture font toujours recette. Sans réponse immédiate de ma part, Rodéric, pressé d'annoncer la bonne nouvelle et tout fier de montrer son savoir à ces grands qui ne l'écoutaient pas toujours, s'écria alors : "Marcel à un nouveau copain, il l'a invité à la maison, il s'appelle Gaston !" "Un copain ?! c'est quoi ? On a un nouveau chien ? pourquoi faire ? moi je préfère les chats". Clhoé depuis toujours ne savait pas vivre sans chat, elle dormait régulièrement avec sa chérie, une charmante minette que j'avais nommée MTC (Machine Truc Chouette). A notre arrivée sur l'île durant notre séjour d'installation, à l’hôtel Tahiti, Clhoé était tombée en affection pour ce chaton qui rôdait autour des cuisines du restaurant. Depuis MTC faisait partie de la famille et nous avait même donné cinq chatons, qu'il avait fallu placer, ils avaient été baptisés, par moi-même : Pigalle, Étoile, Opéra, Châtelet, et Métro. Non, non, Paris ne me manquait pas du tout !!
Loriane Lydia Maleville
|