Ma grand-mère me parlait parfois du monde qu'elle avait connu dans sa jeunesse. Bien entendu, comme elle était originaire de Bernay, au fin-fond de la Normandie, les animaux avaient une grande place, dans ses narrations. Je me souviens qu'elle m'avait parlé des transports en commun tirés par des chevaux. Pour aller à Ste Adresse, comme la côte était très dure, les hommes devaient descendre du véhicule pour aider les chevaux. C'est dommage, je n'écoutais pas bien. Toutes les choses modernes ne l'intéressaient pas. Elle avait fait une concession à l'électricité, mais avec une méfiance constante. Sans doute que chaque pièce avait son interrupteur et son ampoule, mais les lampes à pétrole rêgnaient de partout. Elle portait un soin quotidien à leur entretien, leur astiquage, leur contrôle de plein, et il y avait toujours une boite d'allumettes à proximité. Son indifférence a craqué dès le jour où elle a vu sa première ' dévision '. Elle n'a jamais voulu lui donner un autre nom, malgrè mon entêtement à lui seriner: -" Grand-mère, ça s'appelle une télévision! une Té-lé-vi-sion !" -" ouaih, ben la dévision, c'est pareil ". Va pour la dévision... Elle ne la voyait que les fois où elle allait passer quelques jours chez un de ses fils, mon oncle Frédo. Il en avait installé une dans la salle de son bar et, dés qu'elle était chez lui, elle se postait bien en face du petit écran, bien en avance sur le début de l'apparition de la mire. Je crois que le meuble, par lui-même, la fascinait. Elle ne connaisait plus la faim, la soif, ni le sommeil durant tout le programme et ne se levait de sa chaise que lorsque le sifflement de fin de programme retentissait dans la salle. Mon oncle arrêtait alors la dévision et grand-mêre allait enfin se coucher, à regret. Je lui avais fait découvrir son premier électrophone. J'étais le petit veinard de ma bande qui en possédait un. Une de mes soeurs me l'avait offert et je me baladais de partout avec lui au bout d'un bras et un paquet de disques de rock sous l'autre. Un jour que grand-mère était à la maison, j'avais installé mon électrophone devant elle, sur la table. Une dévision sans écran ! Je lui ai expliqué que c'était comme le phonographe, mais sans manivelle et bien, bien mieux en matière de son. Une idée méchante a germé dans mon esprit. - " Grand-mère, tu veux écouter Berthe Sylva ? " Et comment, qu'elle voulait, grand-mère ! - " Approche bien ton oreille, tu entendras mieux. " Grand-mère colla son oreille sur un des haut-parleurs. Je tournais le bouton son, à fond, et, sans prévenir, lui envoyai ' Long tall Sally ' de Little Richard. Dès le premier hurlement, elle fit une embardée dont je ne l'aurais pas cru capable et, je l'avoue, j'ai tout de suite regretté ma petite plaisanterie. Apparemment, grand-mère n'était pas préparée à franchir un si grand pas dans l'évolution de la musique. Elle était très pâle , avait les mains qui tremblaient et me regardait avec ses yeux dilatés. Je me suis fait pardonné en lui faisant écouter un disque d'accordéon que mon père m'avait offert. Il savait que j'avais horreur de l'accordéon. Je savais très bien qu'il ne me l'avait pas acheté par méchanceté, mais parce que lui, il adorait l' accordéon et espérait toujours que j'allais me laisser toucher par la grâce de cet instrument. Non, merci. J'avais été élevé à la maïzena et aux châtaignes bouiilies, sur fond permanent d'accordéon: Mon père et mon frère ainé avaient rivalisé pendant des années avec ' Perles de cristal' ' Reine des musettes ' et tutti quanti.. Mon père m'avait même acheté, alors que j'étais tout petit, un vrai accordéon à ma taille dont je me suis vite lassé. On ne pouvait recevoir qui que ce soit sans que les accordéons soient sortis. Ils me sortaient des yeux....
Maman tenait beaucoup de sa mère, en ce qui concernait le modernisme. Le fer à repasser électrique, par exemple, n' a eu droit de cité que lorsque mes soeurs lui en ont acheté un. Et encore. Il a fallu qu'elles s'en servent plusieurs fois en sa présence pour qu'elle se décide. Elle préfèrait, et de très loin, ses trois fers à repasser en fonte qu'elle mettait à chauffer sur sa cuisinière à charbon, sa belle cuisinière dont elle était si fière, avec ses cuivres toujours bien astiqués. Je me souviens que son apprentissage, avec le fer électrique, a été marqué par quelques brûlures au dessin trés classique. Je ne sais pas qui a pu la décider à remplacer sa cuisinière à charbon par une autre à fuel. J' imagine que ce sont mes frères et soeurs, après le petit incident survenu un matin très tôt. Maman était toujours pressée de faire la chose suivante qui attendait, et ce , du matin au soir. Aussi, un matin, alors qu'elle venait d'allumer sa cuisinière, avec du papier et du petit bois, comme d'habitude, elle s'avisa que le feu n'avait pas pris. Eh ho ! c'est qu'elle avait autre chose à faire ! Elle a voulu également brûler les étapes et, prenant la bouteille d' alcool à brûler, elle en versa une grande lampée sur le bois. Nous avons tous été réveillés par une explosion. Nous nous sommes précipités dans la cuisine et nous avons vu maman, avec un grand sourire d'excuse sur son visage épanoui, qui nous regardait arriver. Nous avons tous poussé un grand cri de frayeur: maman , le visage noici, n'avait plus de cils ni de sourcils et ses cheveux noirs et épais étaient à moitié brûlés, avec les pointes roussis. C'est une des très rares fois où elle s'est sentie obligée d'aller chez la coiffeuse. Elle en est ressortie radieuse. Je crois bien bien qu'elle venait de réaliser un rêve de jeunesse : elle était coiffée à la garçonne ! En matière de modernisme, donc, elle n'était pas captivée du tout. Toutefois, au fil du temps, je l'ai vu accepter et s'adapter à quelques petits gadgets. Elle à daigné abandonner son garde-manger pour un frigo. La télé, à laquelle elle avait eu le temps de s'adapter chez les autres, ne la dérangeait pas , ni ne la captivait, d'ailleurs. Je crois bien qu'elle appréciait que nous ne soyons pas dans ses jambes, pendant que nous regardions. Mais la merveille des merveilles, pour maman, la source intarissable d'émerveillement et d'interrogation, et ce, jusqu'à son dernier jour, c'était la TSF ! Combien de fois ai-je surpris maman, les yeux ronds et la bouche ouverte, comme sa mère devant la dévision, en train de regarder le poste diffusant de la musique. Le grand mystère que maman n'arrivait pas à comprendre, c'était, et cela , je l'ai entendu un nombre incalculable de fois: - " Mais comment toute cette musique s'y prend pour passer dans un si petit fil " ! en parlant du fil électrique. Je lui ai patiemment expliqué que le courant ne permettait que l'amplification des ondes émises dans l'air depuis l'émetteur. J'imagine qu'aujourd'hui, je lui expliquerais autrement. Ce genre de raisonnement n'avait rien à voir avec ses vues concrètes sur toute chose. Les ondes....Bénêt que j'étais...ça n'expliquait pas comment la musique passait par le petit fil ! Et chaque fois que je la surprenais, les yeux allant du poste à la prise de courant, je savais le casse-tête qu'elle essayait de résoudre. Toutefois, elle mettait le problème de côté, une fois de temps en temps, pour ' sur le banc ' avec Jeanne sourza et Raymond Souplex, qu'elle appréciait beaucoup pour la simplicité des échanges avec un langage qui était le sien. Et puis, chaque semaine, il y avait " Reine d'un jour " présenté par Zappi Max ! Ah ! " Reine d'un jour ".... Chaque semaine, une sélection de femmes les plus malheureuses de la terre venaient conter leurs déboires et leur malchance. Tous ces soirs-là , ma mère et mes deux soeurs écoutaient, avec de grandes explosions de douleur partagée, de larmes abondantes et de gémissements de compassion, les femmes, en larmes également, sur qui le ciel était tombé sur la tête avec une persévérance incroyable. La gagnante de ce concours de déveines se voyait tout d'abord nommée " Reine d'un jour " et, portée par les bras puissants du géant Atlas, était déposée sur son trône où on l'affublait d'une couronne et d'un manteau princier. Maman et mes soeurs s'imaginaient tout, très bien. L' apogée de son intronisation se célèbrait par la remise, en grandes pompes, d'une " Bonne bouteille d'huile Lesieur ", à laquelle venaient s'ajouter d'autres cadeaux tels que une chambre à coucher, offert par.... , une parure de lit, offerte par.... ect. ect...
Le lendemain, à l'heure de " cent francs par seconde ", maman écoutait aussi, probablement, mais ses yeux couraient du poste à la prise.
|