Cette nouvelle est ma réponse au défi de Delphine du 15 août dernier :
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Le soleil vient de se lever sur le campus de l’université de Compiègne. La rosée du matin donne de la grâce aux fleurs du jardin qui reposent devant l’entrée des bâtiments principaux occupés par les laboratoires. Nous sommes le 23 juin 2015. En début de soirée, le très célèbre professeur émérite Jacques Hasse, dont vous verrez qu’il porte très bien son nom, doit faire à tous les étudiants de master 1 une conférence sur un sujet éminemment intéressant qui le taraude depuis des années : « faut-il espérer ce que l’on n’a pas et l’avoir ou pas ou se contenter de ce que l’on a, si on l’a ou du moins que l’on croit l’avoir ?». En fait, l’éminent professeur n’en avait pas fini de douter de l’énoncé même de sa conférence. Ce n’était pas la première fois que cet éminent professeur venait faire une conférence dans cette université. Par deux fois, il avait remplacé un autre conférencier tout aussi éminent, qui s’était désisté. Il aimait les sujets tirés par les cheveux. Il avait décidé cette fois-ci d’élever les étudiants dans les cieux de la philosophie. Permettez au modeste narrateur de ce récit de s’inquiéter du fait que le ciel ne puisse tomber sur la tête des étudiants ! Dans les jours précédents la conférence, quelques étudiants de master 1, gais lurons, devant ce sujet qui les laissait perplexes, se décidèrent alors à faire une plaisanterie à cet éminent professeur, disais-je, en placardant sur tous les panneaux d’affichage, juste à côté de l’annonce de ladite conférence, le célèbre proverbe : « faute de grives, on mange des merles ».
Le matin de son discours philosophique, vexé, le toujours éminent professeur – mais allait-il le rester ?- alla se plaindre auprès du Président de l’Université Technologique de Compiègne.
- Monsieur le Président, j’ai appris que les étudiants se moquent de moi, en plagiant l’esprit de ma conférence à l’aide d’un proverbe animalier très vexant. Je le vis très mal ! - Ne vous en offusquez point, cher Professeur. Ce sont des potaches qui ont fait cela. Et puis, ce proverbe peut très bien alimenter le fond des arguments de votre conférence... Etes-vous prêt … pour votre conférence … de ce soir ? - Vous venez de me donner une excellente idée. Je vais intégrer leur citation dans le contenu de ma conférence… Puis-je avoir accès à l’intranet de votre université, s’il vous plait ? - Naturellement… Je suis heureux que vous le preniez si bien !
On ne vit pas le Professeur de toute la journée. Jusqu’en fin d’après-midi, il navigua sur de très nombreux sites internet de philosophie et d’histoire de la littérature. Le Président de l’Université s’en inquiéta en fin d’après-midi et vint à 19h lui rendre une petite visite de courtoisie dans la bibliothèque :
- Quand pensez-vous avoir terminé, cher ami ? Nous pourrions aller dîner ensemble avant votre conférence ! - Je l’ai terminé à l’instant. J’ai très faim. Je dînerai avec plaisir !
Ils dînèrent l’un et l’autre dans le restaurant de l’Université. Les gais lurons qui avaient placardé le fameux proverbe animalier s’étaient arrangés avec le gérant de la cuisine pour que des grives soient servies à nos deux convives. Notre toujours et encore éminent Professeur apprécia ce gibier et demanda au Président : - Ce gibier est délicieux. Quel est l’animal qui nous est ainsi servi ? - Eh bien, je crois… D’après ce qu’a pu m’en dire le Chef. Je crois… Il me semble que … Ce sont des grives ! - J’aurai pu m’attendre à des merles, avec les potaches que vous avez, dit le professeur, avec humour. - Je suis heureux que vous le preniez ainsi ! - Vos potaches n’auraient-ils pas participé à la préparation de notre menu ? … Je crois qu’ils vont être servis pendant ma conférence.
Arriva enfin l’heure de la conférence. 450 étudiants s’étaient donnés le mot et étaient présents dans l’amphithéâtre de 500 places. Quelques minutes avant l’arrivée du conférencier et du Président d’Université, l’ambiance était déjà délurée. De nombreux étudiants lançaient à leurs voisins des proverbes à la cantonade : faute de blé on mange de l’avoine ; faute de riz, on mange de la bouillie ; faute de rossignols, on se contente de hiboux ; faute de pain, on mange de la galette ; quand le poisson manque, l’écrevisse est un poisson ; Quand tu n’as pas une belle femme, contente-toi d’un laideron ; quand tu n’ as pas un bon chapon à Noël, contente- toi d’une belle poule. L’ambiance était très prometteuse.
Après quelques premières minutes de présentation du conférencier et du sujet par le Président d’Université, Jacques Hesse commença sa conférence. Mesdemoiselles, Messieurs, vous validez sans doute le placardage du proverbe « faute de grive, on mange des merles » qui vous paraît illustrer le sujet de mon sujet de ce soir « faut-il espérer ce que l’on n’a pas et l’avoir ou pas ou se contenter de ce que l’on a, si on l’a ou du moins que l’on croit l’avoir ?», mais pratiquez-vous les principes que ce proverbe véhicule ? Accepteriez-vous donc de manger des merles, si tant est que ces merles en soient bien ? Comme vous l’ignorez sans doute, on appelle aussi les merles, les grives noires. Autrement dit, faute de grives, on pourrait manger des grives noires, qui peuvent être bien meilleures, je vous l’assure. Donc on peut espérer avec des grives, et l’on a donc davantage ! On pourrait donc espérer peu et avoir finalement beaucoup, l’opulence tout en demeurant sincère dans l’espérance du peu, n’est-ce pas ? Mais par votre mépris à mon égard, en ayant placardé ce proverbe, peut être voulez-vous ainsi laisser penser qu’il fallait mépriser l’opulence, préférer les merles qui n’en sont pas aux grives qui en sont peut-être. Ah, là , je sens que je vous agace avec mes pirouettes philosophiques ! Et puis la perception du mot lui-même que vous pourriez avoir pourrait vous décourager d’aimer les grives et de leur préférer les merles, et donc d’apprécier ce qui est moins bon ou paraît l’être et d’honorer plutôt ce qui paraît meilleur et ne l’est pas forcement ! Car mes amis, savez-vous ce que signifie le mot griveler ? Eh bien, il signifie : commettre des malversations. Savez-vous ce qu’est un délit de grivèlerie ? Eh bien, cela signifie : consommer dans un restaurant et ne pas payer. Finalement, peut être que ce proverbe s’applique davantage à vous qu’à moi ! Revenons à vos grivèleries, et pourquoi donc, alors, ne pas vouloir accepter les grives noires, le meilleur au peu, dès lors que vous l’acceptez sans inquiétude, accompagné du plaisir de les avoir dégusté ? Mais, si vous n’avez réellement que des merles, eh bien acceptez les sans souci, quitte à vous rendre la vie plus belle, en les accompagnant d’une sauce ou d’un vin plus prestigieux. In fine, je pense qu’il faut préférer les grives aux merles, préférer la richesse à la pauvreté d’un plat lorsqu’elle vous est accessible, mais faites-le avec justesse, mais pour autant éprouver le même bonheur à manger des merles mieux accommodés.
Si l’on revient au sujet même de ma conférence, en lui appliquant ces quelques principes : dans votre vie professionnelle future, faut-il espérer les richesses que l’on n’a pas ou se contenter du peu d’argent que l’on ? Je crois qu’il faut faire preuve de sagesse et préférer avoir de l’argent sans désirer forcément être riche, et que dans un cas comme dans l’autre, les richesses acquises, quelle que soit leur grandeur, doivent l’être de manière honnête. Vous me suivez toujours où je vous agace encore !
Mais encore, si vous acceptez les richesses, faut-il donc les prendre comme elles se présentent ou les désirer pour mieux les acquérir ? Et lors donc, si vous désirez des richesses que vous n’avez pas et qu’elles se présentent sans les attendre et que vous les acceptez de manière honnête, alors vous êtes un sage qui peut être riche et vous méritez de l’être car vous avez la bonne attitude à l’égard des richesses. On pourrait en venir ainsi au paradoxe que le sage qui désire ce qu’il n’a pas est seul à être riche, jusqu’à pouvoir posséder toute chose. Me suivez toujours où en ai-je perdu parmi vous ? Et partant de là , me direz-vous, pourquoi le sage refuserait-il à conserver et à accroitre ces richesses à partir de ce qu’il espère avoir !
Des brouhahas s’élèvent dans l’assistance et l’on entend de gauche et de droite quelques phrases lancées : « j’y comprends rien », « on aurait mieux fait de ne pas l’emmerder », « quel rapport avec nos études »… Le narrateur vous fait grâce des quelques noms d’oiseaux à caractère injurieux qui volèrent au milieu des quelques phrases structurées qui pouvaient avoir du sens, mais pas forcément le bon !
C’est alors que dans l’assistance se lève un petit homme mystérieux, déguenillé, habillé d’une simple toge qui se met à invectiver notre éminent conférencier : - Je proteste violemment contre votre vision du stoïcisme ! - A qui ai-je l’honneur, lui répond avec agacement, le Professeur ? - Je m’appelle Epictète et je veux intervenir en tant que contradicteur et philosophe stoïcien ! - Je vous en prie ! - Si l’on doit espérer ce que l’on n’a pas, notre meilleure destination en matière de sagesse est le dénuement. Et si l’on doit posséder quelques richesses, cela doit être fait sans désirs et sans efforts. Et finalement, effectivement, l’on serait en droit d’apprécier ce que l’on a et de s’en contenter. Et le plus important, selon moi, est qu’il faille faire bonne usage des quelques richesses accumulées sans efforts et que, de la richesse spirituelle et matérielle, la plus importante des deux, est la richesse spirituelle !
Malgré son étonnement devant ce petit homme sorti de nulle part, qui semblait réellement venir d’un autre monde, et au milieu d’une assistance devenue subitement silencieuse, Jacques Hasse poursuit son dialogue :
- Je relève que nous sommes d’accord sur le bon usage des richesses disponibles qu’elles soient disponibles ou pas ! Et visiblement, pour vous comme pour moi, ce qui compte, c’est le bon usage des biens et non pas la possession effective de ceux-ci. Et ainsi, nous en sommes nécessairement les possesseurs. - Ah non, pas du tout lui répond Epictète ! le bon usage des richesses est fondé sur la dissolution de la propriété. J’estime que le sage ne doit se contenter que de l’usufruit de ce qu’il possède. Du peu que l’on a acquis de ce que l’on a espéré, on ne le possède pas. On ne l’a pas ; on n’en a que l’usufruit ! En fait, il faut se protéger contre le désir d’être riche ou honoré qui pousse à en vouloir davantage.
Le petit homme semble alors se dissoudre dans l’assistance et apparaît un homme de grande taille, poudré, et dont la seule chevelure semble être une perruque. Il s’exprime en ses termes à notre éminent conférencier :
- « On hasarde de perdre en voulant trop gagner. Gardez-vous de rien dédaigner ». - Ah je reconnais ces vers, lui dit l’éminent Professeur ! Seriez-vous La Fontaine ? - Nous sommes bien La Fontaine, pour votre bon plaisir ! - Mais que voulez- vous partager ainsi, avec ces vers ? - En citant ces deux vers de la fable que j’ai intitulée « le Héron », je m’inscrits dans la continuité de la pensée des Stoïciens, en désirant sans doute faire la synthèse de toutes les évolutions de cette pensée. On peut espérer ce que l’on n’a pas mais si on ne l’obtient pas, on peut se contenter de ce que la fortune nous donne, sans honte, en se satisfaisant de ce que l’on a désiré et ce que l’on reçoit. - Au-delà de ce que vous dites et que je partage, je retiens aussi, et je le dis à tous les étudiantes et les étudiants présents que la lecture d’une pensée, mais d’un proverbe aussi, peut évoluer dans l’espace et dans le temps, en fonction de l’évolution d’une philosophie ou d’une doctrine, pour une seule personne ou pour une société.
Après ces mots, mystérieusement, La Fontaine disparut tout aussi rapidement qu’il était apparu. Pendant les minutes qui le séparaient de la fin de la conférence, Jacques Hasse cita quelques autres philosophes stoïciens, épicuriens et cyniques, pour convaincre les étudiantes et les étudiants présents qu’une belle citation peut éclairer la pensée mais ne doit la réduire et que son sens peut varier d’une époque à une autre.
Quelques minutes avant la fin de la conférence, Jacques Hasse conclut ainsi : Mesdemoiselles et Messieurs les étudiants, arrive le moment de la conclusion de ma conférence. Vous m’avez bien cassé les pieds avec votre proverbe et avec vos grivèleries. Je vais terminer ma conférence de manière décalée, un peu comme vous l’avez initié de votre côté. Vous devriez méditer sur vos pieds et les miens, partir sur vos pieds et prendre la poudre d’escampette, afin de découvrir des citations qui vous conviennent mieux et en trouver qui parlent à votre cœur et ne déforment pas votre pensée !
L’un des étudiants intervient une dernière fois et dit à notre éminent Professeur :
- Nos pieds auraient-ils donc tant d’importance à vos yeux ! - Ils ont un poids en termes de déterminisme de la pensée que vous ne pourriez imaginer. - Penserait-on donc davantage avec ses pieds qu’avec sa tête ? - Vu le comportement de vos amis et de vous-même, à un point que vous ne pourriez supposer. A cette fin, et pour vous agacer encore davantage, je vous soumets une étonnante énigme mathématique qui engage vos pieds ainsi que votre pensée dans l’irrationnel, et ma fois, si vous avez encore de l’humour, trouvez lui le proverbe approprié !
Prenez votre calculatrice, saisissez-y la pointure de vos chaussures, multipliez la par 5, puis rajouter 50. Multipliez alors le total obtenu par 20 auquel vous rajoutez 1015. Du dernier total obtenu, soustrayez votre année de naissance. Maintenant vous obtenez un nombre à 4 chiffres. Les 2 premiers seront la pointure de vos chaussures et les 2 derniers votre âge actuel !
Si si ! Alors ! Que penser du rationnel mathématique de vos pieds, de votre pensée, non, de votre proverbe ! Ne croyez-vous pas qu’il puisse exister aujourd’hui une part d’irrationnel et de représentation émotionnelle dans un proverbe et que cet irrationnel et cette représentation peuvent ne plus l’être demain, dans un an ou dans deux ans. Refaites le calcul précédent d’ici un an ou deux, en pensant à moi, avec un sourire ou agacement. Quel est en sera donc le résultat ? Pour vous, le résultat sera-t-il une grive ou un merle ?
Après une petite minute de silence, des applaudissements nourris firent écho à la conclusion de Jacques Hasse.
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