"L’année 2007 me réservait encore quelques surprises. Un matin de juin, alors que j’étais au travail à l’I.T.E.P, mon téléphone portable sonna. Je n’avais pu m’empêcher de décrocher. C’était le directeur du foyer de vie d’Etrépagny. Il ne m’avait pas oublié. Un poste s’était libéré et comme promis, il avait pensé à moi, avant même que je n’obtienne mon diplôme d’éducateur. Fou de joie, j’ai accepté l’entretien qu’il me proposa. Je crois que ces cinq années au sein de l’institut « Les Fontaines » m’avaient tout de même épuisé. La violence y était quotidienne et la souffrance des gamins, omniprésente, comme décuplée par la multitude des corrélations que l’institution suscitait bien malgré elle. Avec conviction, j’avais durant tout ce temps adoré faire ce travail, mais toutefois, je crois que cette opportunité tombait à point. Il me fallait faire autre chose. Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que les derniers gamins avec lesquels j’ai travaillé là - bas resteront à tout jamais dans un coin de ma mémoire. Au-delà de la relation éducative, et tant pis s’il n’est pas très professionnel de l’avouer, je m’étais attaché à eux, comme sans doute, certains s’étaient attachés à moi. Il y avait Anthony, Jérémy, Dylan, Maxime, Karim, Florient, et tant d’autres… Combien de gamins avais-je pu côtoyer en l’espace de ces cinq années ? Tout en gardant la distance nécessaire, j’eus tour à tour pour ces mômes de l’empathie, de la tendresse, de la bienveillance, de l’attachement, et parfois même, précautionneusement aussi, de l’affection. C’était un peu comme un secret, implicite. On m’avait dit que pour être « un professionnel compétent », les sentiments ne devaient officiellement pas exister. Certains disaient même qu’ils étaient à bannir. Je n’ai pour ma part jamais vraiment voulu comprendre pourquoi il semblait être mal d’avoir de l’affection pour ces gamins. La plupart du temps, ces derniers n’avaient manqué que de liens. Ils étaient souvent, dissimulés derrière leur violence ou leur peine, très émouvants. Alors que j’avais appris à être ferme, cadrant et structurant, jamais je ne pu pour autant réprimer ce qu’il m’arrivait de ressentir. Bien sûr, j’avais acquis aussi une forme d’autorité, mais je crois qu’elle n’était en fait qu’une sorte de légitimité que j’avais réussi à obtenir dans leurs regards, leur faisant oublier aussi que je possédais une forme de pouvoir. J’avais acquis cette légitimité par la reconnaissance et la réciprocité, mais aussi, par la valorisation de ces jeunes au travail. Je crois n’avoir jamais su ou voulu travailler autrement. M’interdire de leur donner un peu de mon humanité revenait à mon sens à m’interdire de recevoir en échange un peu de la leur, et donc, par conséquence, de ne pas permettre à ces mômes de pouvoir restituer, ce que de meilleur sommeillait en eux.
Lors de mon entretien à Etrépagny, le directeur me proposa un salaire que jamais je n’aurai pu refuser. Mes missions seraient d’encadrer de jeunes adultes handicapés mentaux, dans des travaux d’espaces verts, de jardinage, mais aussi d’horticulture. A priori, rien de très compliqué pour moi. J’ai alors démissionné de l’institut « Les Fontaines ». Sans doute n’oublierai-je jamais mon dernier jour à Vernon. A l’heure du déjeuner, deux jeunes avaient été missionnés pour me retenir dans mon atelier au sein de la petite ferme. Ils avaient prétexté qu’une chèvre naine n’était pas très en forme. J’étais à présent en retard pour prendre mon service. Lorsque je suis arrivé dans le réfectoire, tout le monde était présent pour fêter mon départ et donc, me souhaiter le meilleur pour la suite. J’avais jusqu’alors réussi à contenir toutes mes émotions, mais sous l’effet de la surprise, en poussant la porte, je ne su contenir mes sanglots. Même en ayant la perspective d’horizons plus prometteurs, ma nostalgie me confondit. Définitivement, je détestais refermer des portes pour toujours, quitter des lieux irrémédiablement, et plus encore, partir et me séparer à tout jamais de personnes qui déjà , avaient tant comptées pour moi. J’allais laisser derrière moi un travail parfois très pénible, des années quelques fois difficiles et chaotiques, mais je m’apprêtais à emporter jalousement, mes souvenirs, et bien sûr, de très jolis émois.
Mon travail au foyer de vie ne m’a pas tout de suite déplu. Je me suis très vite investi auprès des résidents. Pourtant, au bout de quelques mois seulement, j’ai réalisé que la nature même de mon poste me laissait à l’écart des autres équipes d’éducateurs qui travaillaient au sein des pavillons où vivaient les résidents du foyer. J’étais en quelque sorte devenu le chef d’une entreprise où travaillaient des personnes en situation de handicap. Mes journées me semblaient longues. Je m’ennuyais. Les heures semblaient prendre un malin plaisir à s’égrainer lentement, alors que les dialogues si ennuyeux avec les résidents n’en finissaient pas de s’allonger. J’ai ainsi assez vite réalisé que le public ne me convenait pas. Je m’étais habitué à travailler auprès de personnes beaucoup plus remuantes, pour lesquelles il y avait des projets d’avenir à inventer et aussi à mettre en place. En foyer de vie, l’avenir des résidents me semblait parfois si condamné, que je commençais moi-même à m’abîmer. Toutefois, une année s’écoula ainsi. Les derniers examens liés à ma formation d’éducateur s’annoncèrent. Les résultats aussi.
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Nous étions rassemblés dans le hall de l’I.D.S et attendions fébrilement les résultats. Enfin, de manière très solennelle, ils tombèrent. Je fus brillamment reçu. Educateur. Je l’étais enfin devenu. Même s’il ne s’agissait probablement pas d’une destination finale, voilà donc où ce le long chemin m’avait conduit. Je n’ai pas le souvenir d’avoir un jour était aussi fier de moi. J’étais officiellement passé de l’autre côté. Il y avait eu cet enfant qu’il aurait tant fallut secourir et soutenir, mais ce jour-là , en théorie, et quitte à m’en étourdir, je suis devenu distinctement cet adulte nourrissant, tourné vers les autres, détenant l’art de transmettre et de partager, de prendre soin, d’accompagner, et plus encore, d’élever. Si je n’avais eu à conserver qu’un seul enseignement de ma formation, alors, j’aurai retenu qu’en réalité, on ne fait jamais complètement les choses par hasard.
L’un de mes camarades de promotion, Christophe, m’avait averti que le directeur de l’Institut-Médico-Educatif d’Ecouis dans l’Eure, recherchait un éducateur ayant des compétences en horticulture. Il avait lui-même réalisé un stage au sein de cette institution lors de sa formation, mais n’avait pas les aptitudes attendues. Je connaissais déjà cet I.M.E qui possédait une grande serre. L’institution bénéficiait dans la région d’une très bonne réputation. Christophe me téléphonerait bientôt pour me donner les coordonnées du chef d’établissement. Il me joignit en effet quelques jours plus tard. Le numéro de portable du directeur en poche je me suis tout de suite empressé de le contacter. Mon profil correspondait exactement à celui qu’il recherchait. Ainsi j’obtins sans problème un rendez-vous dés le lendemain. Surexcité, je décidai sur le champ d’envoyer un texto à Christophe pour le remercier de m’avoir donné ce contact, mais aussi pour l’informer des évènements qui se profilaient. « Je viens d’avoir le directeur au téléphone et j’ai décroché un entretien demain après-midi. Tout cela est de bon augure, tu ne peux pas savoir comme je suis content. Je kiffe à mort, c’est trop cool ! Merci pour tout ! A+ ». Toujours euphorique, j’ai pressé la touche « OK » de mon portable pour envoyer le message. Et puis mon souffle s’est coupé. Je venais de réaliser que la dernière personne que je venais de joindre avec mon téléphone n’était pas mon camarade Christophe, mais le directeur même de l’I.M.E. Trop tard. Le message était en cour d’acheminement. J’ai appuyé sur tous les boutons de l’appareil pour tenter de le retenir, mais très vite, en dessous du message, la mention « envoyé » s’inscrivit. Je crois que des petites perles de sueur se sont formées sur mon front et que mon teint est devenu plus blême que jamais. La boulette. Enorme. Je me suis mis à prier pour que le texto s’égare quelque part dans des sphères inconnues et qu’il n’arrive jamais. Je priais surtout pour qu’aucun autre ne me parvienne en retour. Hélas, il ne me fallut pas attendre plus de quelques minutes. « Votre enthousiasme semble vous distraire quelque peu, néanmoins, il me tarde d’être à demain pour vous rencontrer… » La gorge serrée, j’ai peiné à avaler ma salive. Deux choses étaient dorénavant certaines. Je savais que le directeur ne pouvait plus douter de ma motivation. J’apprenais aussi qu’il possédait un humour quelque peu… grinçant. De mon côté, je n’étais plus si pressé de me rendre à mon entretien d’embauche. Tel un oiseau blessé, mon enthousiasme ne semblait à présent ne plus battre que d’une aile. Etait-il possible de se ridiculiser de la sorte ? Tout seul, sans aucune aide, je m’étais fait passer pour un parfait demeuré. Heureusement, le lendemain, le directeur ne fit aucune allusion à mon ratage. Le poste était à pourvoir au plus vite, et par chance, je fus l’homme de la situation. J’ai démissionné du foyer de vie quelques jours plus tard, au début du mois de juin. Trois semaines après, je me suis rendu à la kermesse de l’I.M.E, histoire de mieux repérer les lieux, mais aussi de rencontrer mes futurs collègues. L’ambiance me parut extrêmement détendue, presque familiale. Je m’étais rassuré. Je suis entré à l’I.M.E d’Ecouis le 10 juillet 2008. Je m’en souviens parfaitement. C’était le jour de l’anniversaire de mes filles. Elles prenaient cinq ans. Mon premier jour ne se fit pas à l’institut, mais quelque par en Bretagne, à Merdrignac. Je dus très tôt ce matin là , prendre le train à Rouen, pour rejoindre une équipe d’éducateurs qui, déjà sur place, encadrait un séjour de vacances sportives, pour des jeunes de l’institution. Je n’étais pas fier. J’allais débarquer comme un cheveu sur la soupe. De plus, le mot « sport » n’avait jusqu’alors jamais vraiment fait partie de mon vocabulaire... "
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