Et puis la salle d’accouchement peu à peu se vida. La petite armée avait disparue, emportant nos bébés. Alors que j’étais encore sous le choc et l’émotion, Sophie était exténuée, mais aussi contrariée de n’avoir pu les retenir davantage auprès d’elle. Nous étions hébétés comme si nous venions de survivre au passage d’un puissant cyclone. Nous ne cessions de réclamer nos filles. Une dame, sans doute une infirmière, nous répondit qu’un médecin viendrait nous parler d’un instant à l’autre pour nous donner des nouvelles. A ce moment précis, je pensais encore que nous endurions la procédure habituelle et qu’il suffisait tout simplement de faire preuve d’un peu de patience. Après tout, un tel accouchement n’était pas une chose si banale, même à notre époque. A défaut d’un médecin, une autre infirmière vint à nous parler. Elle tenait entre ses mains une photo. — Il ne vous est malheureusement pas possible de voir vos filles pour le moment, nous-dit-elle, nous devons encore leur apporter des soins. Sa voix était douce et rassurante, débordante d’humanité. Alors, nos yeux vinrent à se poser sur la petite photographie à peine sortie d’un polaroïd. Nous ne vîmes qu’un petit corps exsangue, presque dépourvu de vie. Des fils et des sondes qui semblaient s’enchevêtrer, rejoignaient d’innombrables machines. Aussi, des tuyaux parcouraient la bouche et le nez de notre fille. Il était bien impossible de distinguer son visage. Nous nous regardâmes et comprîmes. Notre petite Lola qui ne pesait qu’un kilo sept cents grammes demeurait faiblement, entre la vie et la mort. Elle était sous assistance respiratoire, au service de réanimation néonatale. Bien trop préoccupés à vouloir nous saisir d’un bonheur qui nous rendait aveugle, nous n’avions rien pressenti du drame qui survenait à présent et restâmes ainsi, tristement silencieux, profondément anéantis. Un médecin finit par arriver et nous expliqua très calmement que l’état de santé de Lola s’était à présent stabilisé. Il ne restait plus qu’à attendre ou espérer une amélioration. Son sort et le notre devinrent comme suspendus aux heures impassibles qui allaient suivre. Le cauchemar se déroulait lentement. Aussi, je culpabilisais de ne pas avoir la foi tant j’aurai voulu ce jour-là , pouvoir me vouer à n’importe quels saints et aussi, réciter de quelconques prières. Le médecin nous appris aussi que notre deuxième fille, Fanny, était pour le moment un peu plus vaillante que sa sœur. Elle pesait même deux cents grammes de plus et n’était pas affectée au service de réanimation. Il utilisait des mots rassurants et pourtant, je peinais à les recevoir. J’attendais simplement qu’il me dise que nos filles allaient vivre. Evidemment, ces mots ne vinrent pas. J’interprétais sa prudence et je la détestais. Nous saisîmes alors que l’avenir des bébés était bien incertain. Sans doute sous l’effet d’un sédatif, plongée dans un profond chagrin, Sophie ne put lutter davantage et s’endormit. Telle une absence nécessaire, son sommeil ressemblait au coma. Pour ma part, je fus autorisé à rendre une brève visite à Fanny. Elle était efflanquée, branchée de toute part. Au milieu des machines bruyantes et dans un univers sans âme, je me souviens avoir touché pour la première fois ses petits doigts si délicats. Elle semblait inerte, pas tout à fait incarnée. Au travers des parois de verre, j’avais tenté de lui parler, mais je me souviens que ma voix s’était étranglée dans un sanglot douloureux. En réalité, je crois que j’étais venu pour la supplier de vivre. Je ne pus le lui dire. Le soir, je suis rentré à la maison. Désespérément seul et abattu. Je me suis effondré sur le lit. J’ai pleuré jusqu’à ce que le sommeil ne m’emporte malgré moi, pour quelques heures seulement. Le lendemain je suis retourné à l’hôpital. Sophie ne parlait quasiment plus. Je tentais de prendre un peu de sa douleur, mais déjà , la mienne était sur le point de me faire ployer. Ensemble, nous sommes allés voir nos filles. Malgré les tuyaux omniprésents et les infernales machines, nous les trouvions jolies. Nous les aimions tant déjà . La nuit qui suivit fut épouvantable. La sonnerie du téléphone m’arracha le cœur. D’un saut, je sortis du lit, complètement perdu, n’étant plus que l’ombre de moi-même. Je m’attendais aux nouvelles des plus douloureuses. Sophie ne put contenir sa peur et son désarroi. Fanny venait d’être transférée en urgence au service de réanimation pour une opération. Un pneumothorax. Malgré les nouvelles plutôt rassurantes que l’on pu me transmettre par la suite, je ne sus refermer mes paupières pour le reste de la nuit. Tôt le matin, le téléphone sonna à nouveau. Les nouvelles n’étaient décidemment pas bonnes. A son tour, Lola avait subi la même opération. Son état s’était ensuite stabilisé.
Mes souvenirs des jours qui ont succédés resteront à jamais, flous et incertains. Je ne mangeais ou ne dormais quasiment plus. Parfois, je me réveillais en sursaut, convaincu d’avoir entendu le téléphone claironner dans la nuit. A d’autres moments, je me réveillais en sueur, n’arrivant plus durant quelques instants à analyser ou dissocier ce qui tenait de mes cauchemars ou de la réalité. J’avais déjà perdu huit kilos. Je survivais, dans l’attente, tel un fantôme retenu entre deux mondes. Presque chaque jour apporta sa mauvaise nouvelle. Il fut alors question de légères malformations au niveau du cœur qui peut-être avec le temps se résorberaient seules, de régurgitations, mais aussi d’infections urinaires. Au bout de quinze interminables jours, mes deux petites filles ont quitté le service de réanimation. Pourtant, personne ne prit encore le risque de nous dire si nos bébés s’étaient suffisamment raccrochés à la vie. Une cruelle incertitude planait encore.
••• Quotidiennement, nous allions au C.H.U pour rendre visite à nos deux filles. Alors qu’elles étaient confinées dans des couveuses, Sophie dépérissait. Elle ne supportait plus de vivre aussi loin d’elles, mais n’en disait presque rien. Alors, je n’osais pas me plaindre car je pensais, peut-être à juste titre, que la douleur d’un père ne pouvait être l’égale de celle d’une mère. En réalité, je ne supportais plus de me rendre à l’hôpital tous les jours. Je crois que je devenais comme fou. Je trouvais ces visites angoissantes. Rien ne s’y passait vraiment, car le plus souvent, les bébés dormaient. Sans doute étaient-ils comme rassurés par notre présence. Pour Sophie, ces visites s’apparentaient presque à un besoin vital. L’inertie supposée et cette impossibilité à pouvoir communiquer vraiment, m’abattaient dangereusement. Je me souviens d’un jour, où, après avoir écouté mon désarroi, un médecin nous conseilla de prendre une journée rien que pour nous, afin de dérégler notre quotidien qui m’était devenu bien trop lourd et trop ritualisé. Avec son aide, j’avais alors réussi à convaincre Sophie de ne pas nous rendre à l’hôpital, le temps d’une seule journée. Je l’ai emmenée à la mer, à Dieppe. J’avais prétexté que cette incartade pourrait nous faire le plus grand bien. Pourtant, sur la plage de galets, durant de très longues heures, nous n’avons pas parlé. Jetés au loin dans les vagues, nos regards, qui soigneusement s’étaient évités, avaient ce jour là , pris le risque de s’y noyer. Sophie était restée profondément triste et moi, j’avais fini par culpabiliser. J’ai rompu le silence. Le visage de ma femme s’est éclairé et nous avons repris la voiture, direction Rouen. Au fil du temps, les filles ont recouvré un peu de vigueur. Elles ont été libérées de leur sonde d’alimentation. L’heure des premiers biberons est enfin arrivée. Puis sont venus les premiers bains et les premiers vrais câlins, peau contre peau, à l’hôpital. Après quarante jours, soit une éternité, nous avons eu le droit de ramener nos bébés à la maison. Malgré notre joie, les mois qui suivirent ne furent pas si idylliques. Les petites mangeaient peu, mais durant de longs moments. Elles demeuraient ainsi dans nos bras qui leur avaient tant manqués. Parfois, elles ne dormaient pas la nuit durant des semaines entières. Il n’y avait plus autour d’elles ces machines bruyantes et ces portes qui constamment claquaient. Chez nous, à la campagne, la maison était calme. Nous supposâmes que les premières semaines d’existence de nos filles ne s’étaient incarnées que de souffrance et abandon. Nous fûmes rapidement exténués. Fanny et Lola restaient d’une grande fragilité. Nos premiers pas en tant que parents se montrèrent donc hésitants et parfois même chancelants. Souvent, sans trop de raison, nous tremblions pour elles. Sans doute en étions-nous venus à les surprotéger ? Nous en avions conscience de nos attitudes, mais cette longue séparation dés la naissance nous avait profondément meurtris. Au fond, nous n’avions pas choisi de devenir ces parents là et après tout, les gens pouvaient bien nous juger, cela nous était égal. Personne ne connaissait vraiment le chemin que nous venions de parcourir et d’endurer. Personne ne pouvait envisager le mien. En octobre, j’ai repris le travail. Le jour, les enfants de l’I.T.E.P m’épuisaient plus encore. Parfois mes nuits étaient blanches, et certains weekends, consacrés à mes activités de pompier volontaire. J’aimais ma vie remuante qui finalement ne me laissait que peu de temps pour me poser, ou ressasser. Dans les semaines qui suivirent, nos amis Marie-Hélène et Marc décidèrent d’acheter un terrain à bâtir, dans notre rue, presqu’en face de chez nous. J’avais à présent vingt-huit ans. J’aimais par-dessus-tout ma femme et mes enfants. Nous possédions une jolie maison, un somptueux jardin et toujours, mon chien. J’aimais mon travail et très bientôt, mes voisins seraient mes amis les plus chers.
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