« J'attends une amie, mais je vais déjà commander un café. »
Ridicule ce besoin de me justifier. Je n’attends personne. Qui s'en inquiète, à part moi ?
Le serveur retourne au comptoir, échange deux mots avec le barman, au sujet d'un Philippe parti dans le Sud. Il revient, pose la tasse de café et la soucoupe avec la note sur la table.
Je plie mon journal. J’attrape le paquet de sucre pour en déchirer une extrémité. La poudre blanche se dissout instantanément dans le liquide brûlant. Je mélange avec la cuillère, longuement. le bruit du métal contre le bord de la porcelaine est rassurant, c'est un bruit familier.
À deux pas, mon attention se pose sur une femme ou plutôt sur son chapeau rouge aux larges bords. Le feutre écarlate dissimule les traits de son visage. Je devine la courbe d'une joue, la ligne du nez, du menton, la pulpe des lèvres juste dévoilées. Le serveur montre une certaine raideur, une inclination du buste et des épaules qu'il n'avait pas tout à l'heure. En équilibre sur l'extrémité des doigts, un plateau, une tasse en verre, une théière.
Élégante, pas d'autre mot, cet instant, comme un présent. Un chemisier clair aux manches bouffantes, un lourd bracelet doré au poignet. Les mains, petites, la peau blanche, aux ongles vernis, rouge carmin, obsédants. Un geste, une grâce pour tourner le bras et consulter sa montre. A-t-elle rendez-vous ? Ou bien est-elle ici juste pour passer le temps, comme on chasse l'ennui, avant de sortir en soirée ? Je lui imagine une vie mondaine riche.
Des notes légères parfumées viennent jusqu’à moi. Personne d'autre que nous deux à cette terrasse. Elle ne me voit pas, j'échappe à son attention, mais pas à son contrôle.
Ses mains s'agitent, fouillent son sac, attrapent un téléphone. La lumière bleutée de l’écran s’affiche. Ses doigts s’activent sur le clavier. Un message, plusieurs messages ? Une réponse, pas de réponse ? Un coup d’œil à la montre, un coup d’œil à l’écran. Cela ressemble à un rendez-vous manqué.
Une bonne âme me dirait « Va lui parler, tente ta chance ». À cette terrasse je me suis installé pour regarder les gens, glaner des bribes de conversation, des petits bouts de vie, pour combler la mienne. Alors lui dire quoi, je suis ici pour tuer le temps, et c’est le temps qui me tue. Je regarde le monde, et le monde m’ignore, et c'est bien ainsi. Je vais la déprimer.
Dans mes rêveries, à ce moment où l'esprit se persuade de voir le monde autrement, c'est elle que je désire attendre. Cette femme a posé une marque sur mon cœur comme un baiser léger, ça va faire mal, forcément, mais plus tard.
Un autobus dans la rue fait trembler le sol. Des éclats de circulations s’entremêlent. Des coups de klaxon, un scooter pétaradant, des cris. Au milieu de tout ce brouhaha une femme avec une poussette d’enfant parle à une autre femme qui avance devant elle sur le trottoir.
Sous son chapeau rouge la dame donne des signes d’impatience, son téléphone, consulté puis posé, reposé près de la tasse à café, certainement vide, comme nos vies. Elle scrute l'écran, cherchant une réponse qui ne vient pas. Ses doigts agiles, aiguisés comme des serres, pianotent un message. Les ongles rouges vifs, des doigts à faire frémir quand ils étreignent la chair.
Je ne sais rien de ses yeux. Le serveur a eu le privilège de la dévisager. Que sait-il d'elle de plus que moi ?
Les minutes poursuivent leur course, sans doute ailleurs. Les voitures ont allumé leurs phares. Déjà le déclin du jour, par où donc le temps s'est-il enfui ?
Le rendez-vous a rendu les armes. Nous restons là , suspendus à cette certitude. Piégés dans nos mondes, brièvement réunis. La femme au chapeau rouge, le cœur meurtri et les yeux brillants, peut-être. Trahie, mais superbe, toujours élégante. La lumière bleue du téléphone posée sur sa joue.
Le serveur garde ses distances. Les rendez-vous n’ont plus de mystères pour lui. Il se tient droit, sur le bras une serviette blanche, luminescente dans les ultimes lueurs du jour.
Envahi par les rumeurs de la nuit, je ne bouge plus, en état de veille, dans un rêve. La fraîcheur nocturne descend sur nos épaules. J’ai froid, mon corps tressaille et mon cœur frissonne. La nuit va nous engloutir. Les dernières lueurs durent une éternité. Nous allons pourtant disparaître.
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