"La construction de la maison avait commencée. Tout juste un vide sanitaire que nous trouvions déjà splendide, presque prestigieux. Les préparatifs du mariage nous prenaient beaucoup de temps. Aussi, nous espérions qu’un bébé puisse arriver pour le début de la prochaine année. Tous ces projets nous remplissaient d’allégresse. Les plus belles années de ma vie s’annonçaient enfin. Moi qui avais tant de mal à saisir l’instant présent, je crois que rien ne me rendait plus heureux que de devancer le bonheur, qui bientôt serait à ma portée. La maison implantée au cœur du jardin comporterait au rez-de-chaussée une grande salle à manger et une cuisine ouverte. A l’étage, une jolie salle de bain, notre chambre, mais aussi celle réservée aux convives de passage, et enfin, celle du bébé. Nous lui réservions la plus petite, mais certainement la plus chaleureuse. Exposée au sud, cette jolie mansarde serait bien entendu la plus lumineuse. Elle posséderait une large fenêtre de toit qui permettrait de contempler infatigablement la lisière de la grande hêtraie. Le mariage approchait a grands pas. Malheureusement, deux jours avant, nous apprîmes le décès du père de notre amie Marie-Hélène. Je comprenais soudainement que le bonheur parfait tel que je l’avais espéré n’existait pas. Il n’en demeurait toujours que quelques instants, précieux, mais souvent volatiles. Notre amie, le cœur en peine, ne serait bien évidemment pas présente à notre mariage et notre gaieté insolente perdit un peu de ses chimères. Puis la veille du grand jour est arrivée. C’est aussi précisément ce jour-là que choisit Hélène pour se faire hospitaliser en urgence. Elle qui nous avait caché de fortes douleurs à sa jambe gauche, avait aussi jusqu’alors refusée de se faire soigner, par peur de ne pas pouvoir être présente à la cérémonie. Nous étions en train de réaliser les dernières compositions florales, mais aussi de préparer le punch qui serait servi le lendemain quand soudain, le téléphone sonna. J’attendais nerveusement des nouvelles de l’hôpital. Malgré nos liens boiteux, je n’avais pas imaginé me marier sans que ma mère ne soit présente. Je répondis hâtivement. Hélène éclata en sanglots et gémit ces quelques mots. — Je ne serai pas là pour ton mariage demain, c’est certain… Les médecins m’ont dit qu’ils vont probablement devoir m’amputer, peut-être dans la nuit… Mes propres jambes ne m’ont soudainement plus soutenu. J’ai laissé glisser mon dos contre le mur sur lequel je me tenais appuyé jusqu’à me retrouver assis sur le plancher. Aucun son ne put alors sortir de ma bouche. Peut-être même, le temps de quelques secondes, avais-je perdu connaissance ? Je ne me souviens même plus qui m’a repris le téléphone des mains. Quelques instants plus tard, Sophie me prévint qu’Hélène nous rappellerait dans la soirée pour nous donner plus d’informations. Je n’étais plus convaincu de vouloir les entendre. Nous avions encore un rendez-vous le soir même à l’église avec le prêtre pour les dernières répétitions. Sur place, mon cœur n’y fut pas. Ma tante Bleuette nous avait accompagnés pour présenter une lecture. Le vieux bonhomme se montra abominable durant plus de deux longues heures. De très mauvaise humeur, il s’en prit à elle, prétextant qu’elle lisait trop vite. Ma tante prenait sur elle et restait incroyablement impassible. Le curé la fît recommencer plus de quatre fois. Je crois que Sophie m’avait retenu pour que je ne lui balance pas son bouquin de prières au plein milieu du visage. Je ne sais quel mauvais ange s’assura ce soir là avec autant de cruauté, qu’au fond de moi, aucun fragment de foi ne subsistait encore. Nous sommes rentrés chez-nous, dans notre petit logement au-dessus de l’école, exténués et inquiets. Aurions-nous le cran de nous marier le jour même où Hélène se ferait amputer de sa jambe ? J’imaginais alors l’échange de nos consentements, où, au même moment, quelque part dans un CHU, une scie grincerait sur les os de la jambe de ma pauvre mère. Le téléphone sonna vers vingt-et-une heure trente. C’était elle. J’avais la gorge serrée. Elle commença. — Je suis rentrée à la maison. Je vais bien mieux, me dit-elle. Les médecins m’ont donné des médicaments. Je suis tellement heureuse, je serai là demain. J’étais tellement soulagé que je ne comprenais pas encore sur le moment que jamais, je ne pourrais totalement lui pardonner cette incroyable mésaventure. Je compris plus tard que pour lui faire peur, les médecins l’avaient menacée d’une amputation afin qu’elle ne quitte pas l’hôpital précipitamment avant même que tous les examens nécessaires ne soient terminés. Hélène avait la tête dure. Le jour de notre mariage ne fût peut-être pas le plus beau de ma vie, mais je crois néanmoins qu’il restera l’un des plus mémorables. S’il on en tait les faibles pluies et le vent froid, ce jour-là , tout s’est idéalement bien déroulé. Je crois que nous étions beaux et surtout très amoureux. Il y eu de l’émotion, des rires et des ravissements. La fête dura jusqu’au petit matin dans une ambiance détendue, bon enfant.
••• Août 2002. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi j’avais invité Hélène et Yves à venir passer une semaine de vacances avec nous en Auvergne. Inconsciemment, je crois que j’avais eu le besoin d’interroger une dernière fois ma relation avec mes parents. A n’en plus douter, dans les mois à venir, j’allais devenir père à mon tour et, probablement avais-je ressenti à nouveau la nécessité de disséquer nos pseudo-liens, assurément mal amarrés. N’était-ce pas le moment pour espérer tout pardonner et laisser peut-être une chance à Hélène et Yves de se rapprocher un peu de nous. Eux qui jamais n’avaient pu véritablement devenir parents, allaient-ils saisir l’opportunité qui leur permettrait de devenir des grands-parents aimants et bienveillants ? Hélène saurait-elle se réjouir en observant le ventre de ma femme s’arrondir peu à peu ? Mes parents pourraient-ils seulement se saisir ne serait-ce qu’un peu de mon plus grand bonheur ? Nous avions loué une petite maison, dans un trou perdu. Dans le Cantal. Durant toute la semaine, j’ai observé mes parents vivre à côté de moi. Je n’ai ressenti qu’une absence. Comme un grand vide. C’est alors que j’ai compris. Il n’y avait plus rien à attendre ou espérer. Ils ne seraient plus jamais ma famille. Je resterais un orphelin dont le devoir secret et lourd, serait de ne pas rejouer les mêmes scénarios de vie, qui, depuis trop longtemps, se répétaient de génération en génération. La peur au ventre, je me sentais prêt malgré tout à lutter férocement contre cet instinct de répétition inconscient que je savais propre à chaque être humain. J’allais me battre contre des puissances invisibles pour ne pas reproduire le schéma de mon enfance et défier ce passé aux souvenirs enfouis. Tout comme moi, Sophie désirait follement un enfant. Nous l’espérions depuis quelques mois déjà . Le Cantal était joli. Elle cru durant cette semaine de vacances, ressentir, puis reconnaître, les premiers symptômes d’une grossesse. Nous n’avions plus beaucoup de doutes. A dire vrai, nous étions certains. De prime abord, je n’avais pas soupçonné que cette semaine puisse soudainement devenir la plus belle ou la plus émouvante de ma vie. C’est avec beaucoup de joie et d’empressement que nous avons acheté sur le chemin du retour, après une belle randonnée, un test de grossesse dans une pharmacie, à Saint-Flour. En rentrant, Sophie est allée directement interroger ce que j’appelais déjà , son détecteur de bébé. Je faisais semblant de ne pas trop attendre et d’être patient. En vérité je mangeais mes ongles, déjà prêt à exploser de joie. Sophie ressortie silencieuse, des larmes dans les yeux. — Négatif, s’était-elle contentait de révéler. — Ce n’est pas possible m’étais-je alors emporté. Il ne doit pas marcher, il faut aller le reporter et en demander un autre. Tu m’avais dit que… Sophie avait souri pour sans doute ne pas pleurer. Son propre corps l’avait trahi afin de nous laisser croire à ce que nous espérions le plus. Je me souviens très bien lui avoir dit que ce n’était pas si grave, et que cela marcherait sûrement la prochaine fois. J’avais menti. J’étais dévasté. Elle m’avait répondu en souriant que j’avais raison et qu’en effet, ce n’était pas si grave. Elle mentait. Elle était dévastée. Nous mentions, mais trouvions la force de rassurer l’autre, alors que chacun de nous était secrètement blessé. Nous sommes rentrés de vacances le cœur en peine, ne supportant plus Yves qui n’avait pas cessé de se plaindre, comme à son habitude, tout au long de la semaine...
Septembre arrivait, et j’avais pris une décision totalement inattendue. La petite caserne des pompiers de Lyons-la-Forêt qui peu à peu se dépeuplait avait encore perdu quelques pompiers volontaires. Mon ami Marc qui était encore l’un d’entre eux avait réussi à me convaincre de le rejoindre. Il avait aussi entraîné avec lui Marie-Hélène, mais aussi, un ami que nous avions en commun, Stéphane. Je suppose que je n’aurais jamais signé sans eux. Je pensais que cette décision était la plus stupide que je n’avais jamais prise. En effet je n’étais rien d’un homme courageux ou valeureux. Je me voyais plutôt tel un trouillard qui ne possédait ni force ou endurance, incapable de gérer les situations stressantes ou peut-être même, ses propres émotions. Marc me rassurait et continuait d’entrapercevoir chez moi des capacités. J’avais pourtant mis beaucoup d’énergie pour le dissuader. Il avait gagné. Je suppose qu’à l’époque, toutes personnes qui auraient pu s’intéresser ou croire en moi, même exagérément, auraient bien pu me façonner en presque n’importe quel homme. Heureusement, je ne suis tombé que sur des personnes bienveillantes. Après quelques mois de formation, je fus fin prêt à endosser mon nouveau costume et ainsi devenir un soldat du feu. Mais dans quelle aventure m’étais-je donc engagée ? Supporterais-je le sang des autres alors que pour moi-même je ne soutenais pas même la moindre seringue ? Que pourrais-je bien faire de la douleur ou de la détresse des gens ? Et si un jour, je tombais face à un enfant, qu’adviendrait-il ? Devais-je encore me donner à ce point aux autres et ne presque rien garder pour moi ? L’expérience m’enseignerait…"
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