Mon ennemi est le temps qui passe ; il me vole ma jeunesse, de l'argent, la candeur de mes enfants, la lucidité de mes parents.
Depuis que je suis adulte, je tente de le contrer, d'être plus forte que lui. Mes armes sont des crèmes de jour, de nuit, des antirides alliés aux injections de Botox. Et lorsque ses traces marquent trop ma chair, c'est le bistouri qui se charge de remettre tout à sa place initiale. La peau qui pend, les rides du lion, les pattes d’oie n’ont pas droit de cité sur mon corps.
« Le temps, c’est de l’argent ». On ne peut empêcher les factures de tomber chaque mois qui défile. Mais mon argent est investi à long terme dans des placements sûrs et rentables, ainsi le temps est obligé de jouer dans mon camp, en ma faveur. J'achète du bon vin et mon ennemi se charge de le bonifier afin de m'offrir un régal pour le palais. Je m’en fais un allié de choix.
« Il faut laisser le temps au temps », c’est comme donner de l’argent à un milliardaire, de la sagesse au Dalaï Lama, verser de l’eau dans l’océan. Non ! Ne lui laissons pas l’opportunité de nous exterminer un à un sans avoir pu nous battre. C’est un peu le combat de David contre Goliath mais le petit ne gagne-t-il pas finalement ? On me dit parfois de prendre mon temps, mais celui-ci reste du genre insaisissable. Il reste bien une des rares choses que l’on ne peut se procurer, même avec tout l’or du monde. Certains ont bien rêvé de créer une machine qui permettrait dompter le temps, de le remonter voire même de le devancer. Mais ces idées ne sont restées que jolis songes pour scientifiques allumés ou scénaristes imaginatifs.
Nos montres et nos horloges nous rappellent inlassablement son omniprésence, son omnipotence, son ubiquité et sa toute puissance dans nos misérables vies. Il se gausse de nos retards, de notre ennui face à sa lenteur, il jouit de nos douleurs.
Je ne peux empêcher mes enfants de grandir, de perdre leur innocence qui m’amusait tant et de devenir parents à leur tour. Quel plaisir de partager des moments de jeux et de joie sans la contrainte de la parentalité et de l'autorité obligatoire. J'ai développé une grande complicité avec mes petits-enfants.
Mes parents vieillissent et ont de plus en plus besoin de moi. Je me dois d'être à leurs côtés, à les veiller comme des gosses, à prendre des décisions à leur place. De statut d'enfant, me voici parent de mes propres parents ! Les tensions et les rancœurs du passé s'effacent de nos esprits pour ne garder que le présent. "Ô temps suspends ton vol !" clamait le poète. Comme j'aimerais que mon cri de rage se mêle au sien. Ne reste que le quotidien, l'essentiel, l'ici et maintenant. Je tente de partager au maximum des petits moments de joie lors d'une balade, d'un repas, d'un jeu de cartes. Des instants presque volés, avant les derniers car le temps, sournois, perfide, criminel, finit par reprendre la main et me les enlever.
Mes petits-enfants sont, à leur tour, devenus adultes et n'écoutent plus mes histoires d'antan, celles du "bon vieux temps". Peu à peu mes capacités diminuent et même les médicaments ne peuvent arrêter le processus inéluctable de la déchéance. Le temps gagne du terrain et me dérobe chaque jour une parcelle de vie jusqu'à ce que mes forces m'abandonnent. Il vole, tue, alors je dois le tuer à mon tour.
C'est ainsi que j'ai finalement vaincu le temps en devenant un souvenir immortel, un visage gravé sur une stèle en marbre sur une concession payée pour l'éternité.
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