"Juillet 2000. Avec mon collègue Joseph, nous avions décidé d’organiser pour quelques jeunes garçons du quartier une petite semaine de vacances dans un camping, dans les Alpes. Ainsi nous sommes partis dans un neuf places avec sept jeunes. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, Joseph et moi fûmes séduits par les paysages bucoliques. Il n’avait jamais vu la montagne. D’ailleurs il n’avait pas son permis de conduire. J’étais exténué. Le camping suffisamment ombragé était situé au pied de la montagne où coulait un cours d’eau vif et limpide. Soudain, après un long sommeil qui avait duré quasiment tout le temps du trajet, les jeunes se réveillèrent. Ils semblèrent tout à coup ne pas trouver de mots assez beaux pour décrire toute la poésie que pouvait inspirer la contrée harmonieuse et enchanteresse. — Putain, nique sa mère, comment ça déchire ici! — Ouais grave, on va trop kiffer comme des bâtards, sa race ! — Oh comment ça doit être reuch des vacances ici ! — Ah ouais les bâtards, téma la caravane ou dirait une maison ! Ca doit être trop zarb de dormir là -dedans ! — Oh putain les keums, téma la meuf là -bas ! — Wesh, sale creuvard, elle est trop cheum ! — Arrête, c’est toi qu’à le seum parce que c’est moi qui vais la pécho !... Assurément la quiétude des paysages Alpins favorisait l’expression exaltée des sentiments et des passions. Je m’abreuvais de ce lyrisme. Evidemment, nous dénotions quelque peu avec la population du camping. Je me souviens parfaitement des visages que nous croisions. Au fur et à mesure que notre neuf places traversait le camping, ils se décomposaient. Chacun semblait prier secrètement dans un coin de sa tête pour que l’emplacement qui nous serait attribué soit le plus éloigné du sien. Sans doute un couple de retraités n’avait-il pas prié avec assez de ferveur ? La brave femme était en train d’étendre du linge sur un fil tendu entre deux pins sylvestres lorsque nous descendîmes de notre véhicule, stationné à quelques mètres seulement de la gigantesque caravane. A cause du bruissement du cours d’eau, je n’eus pu entendre clairement ce qu’elle formula. Elle avait tenté de chuchoter, tout en s’efforçant de se faire entendre de son mari, qui probablement, s’était endormi devant la télé. J’avais alors imaginé ses propos : — Marcel ! Marcel ! Bon sang Marcel, viens voir ! Le vieux bonhomme s’était alors rendu hâtivement sur le marchepied de la caravane et avait pointé son nez au-dehors. Les deux vieux semblaient atterrés comme disposés à se liquéfier sur place. Honteusement, quelque chose en moi avait kiffé grave ! Je m’étais finalement décidé à aller me présenter à ces gens pour espérer malgré tout les rassurer, mais aussi établir des liens aimables et bienveillants. Marcel et sa femme s’étaient montrés un peu distant, sur la réserve, mais plutôt sympathiques. Je savais qu’avec l’autorité naturelle de Joseph, en théorie, les jeunes ne poseraient aucun problème. Notre campement était très rudimentaire. Juste des tentes. Pas d’électricité. Tout se passait remarquablement bien. Nos petits banlieusards se montraient respectueux, saluaient amplement nos voisins et ne posaient aucun problème. Le camping étaient calme, sans animations, ni autres jeunes. Le deuxième jour, la femme de Marcel nous proposa même d’entreposer nos courses dans son grand frigo. Elle était rassurée et nous avions accepté. A vingt-deux heures précises, plus aucun bruit ne survenait de notre campement. Durant ce séjour, nous avons fait du rafting, de l’hydrospeed et même, le temps d’une journée entière, une randonnée en moyenne montagne avec un guide. Le séjour au grand air était sportif A la nuit tombée, je me retrouvais avec mon collègue. Malgré nos efforts et notre nouvelle connivence circonstancielle, nous ne trouvions pas de sujet de conversation. Tout nous séparait. Le silence en devenait parfois incommodant. Je crois que nous étions aussi mal à l’aise l’un que l’autre. Cette situation me rappelait mes tête-à -tête gênants avec mon correspondant Allemand quelques années auparavant. Nous restions mutiques, comme étrangers. Heureusement, un soir, je ne sais plus lequel d’entre nous décida de proposer à l’autre une partie de poker. Ce jeu devint rapidement notre seul vrai terrain de communication. Une chose nous était enfin commune. Les règles du jeu. Pour retrouver un peu de chaleur nous nous sommes mis à jouer tous les soirs dans le camion. A deux, le jeu était assez lassant, mais une fois que les jeunes étaient couchés, nous n’avions rien d’autre à faire. Au pied de la montagne, les nuits étaient humides et fraîches. Je savais que Joseph attendait que j’aille me coucher pour enfin s’allumer un petit joint. Nous avons repris la route très tôt le samedi matin. Il faisait encore nuit. J’étais vraiment satisfait car le séjour s’était remarquablement bien passé. Mieux que je n’avais pu l’imaginer. Les jeunes en garderaient des souvenirs plein la tête. Alors qu’il ne me restait plus que deux cent kilomètres à faire, soudain mon portable sonna. C’était Agnès. Elle venait d’avoir le responsable du camping au téléphone. Deux personnes d’un certain âge avaient retrouvé au petit jour leur voiture rayée ou plutôt taguée avec un silex, sous toutes ses coutures. Les inscriptions étaient les suivantes : « Nique ta mère, gros bâtards, le 27 en force ! ». Tiens donc… Lorsque j’eus rapporté les faits à Joseph, il se retourna vers les jeunes et les réveilla. Lui qui était habituellement d’une tranquillité majestueuse, se mit dans une colère…noire. Il hurla. J’avais sursauté. — Wesh, c’est pas nous Joseph, avait timidement osé le plus téméraire d’entre eux. — Toi maintenant tu fermes ta gueule et tu arrêtes de faire le malin, lui avait-il répondu. Je crois que j’étais devenu comme un linge…blanc. Somme toute, je n’étais pas mécontent de conduire. — A présent, je veux la vérité, sinon, je vous assure que je vais vous régler votre compte une fois arrivés à Vernon ! Bande de petits merdeux, s’était emporté Joseph. Il savait que les lois du quartier étaient les seules que connaissaient ces jeunes. Leurs grands frères ou leurs « darons » leur faisaient bien plus peur que la police, la mairie, ou même les C.R.S. Un jeune passa rapidement aux aveux. La veille de notre départ, alors que les garçons jouaient au ballon sur le campement, ce dernier avait violemment rebondit sur la caravane de nos voisins. La femme de Marcel s’était emportée, et sans doute avait-elle vociféré après les garçons qui n’avaient pas osé répondre. Dans mon dos et celui de Joseph, nos deux mondes, restaient sur le qui-vive, bien incapables de se comprendre, s’étaient heurtés. Deux garçons s’étaient alors relevés dans la nuit, pour se venger. La superbe voiture de Marcel en avait fait les frais...
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Il est de ces moments où la vie vous fait douter de tout, mais plus encore de vous-mêmes. Pourtant, mon couple tenait bon. Je n’en revenais pas. J’avais si peur. De moi. Toujours. Vivre à deux ne pouvait que s’apprendre. Sur le tas. Au-delà de l’amour. A deux, nous découvrions les concessions, les efforts et les renoncements. Les premières disputes avaient tout de même éclatées. A chaque fois, de justesse, j’avais contenu ma violence, mais je la sentais au fond de moi. Elle affleurait et me faisait peur. Quel lisier pouvait-il bien encore se mélanger ou croupir dans mes veines ? Moi, enfanté par des monstres, étais-je un fils de pute, un fils de chien, ou même, un fils de rien ? Quel homme allai-je devenir ? Un mari violent, un père maltraitant, un alcoolique, un suicidaire, ou à coup sûr, un dégénéré, et pourquoi pas, tout à la fois. Etait-il un sort déjà tracé par mes gènes, comme une malédiction, une prophétie ? Seul, dans ma tête, je finissais par tourner en rond. M’était-il possible de m’autoriser à aller plus loin et de continuer mon chemin sans même savoir réellement d’où je venais. Personne ne semblait savoir ou soupçonner qui j’étais vraiment. Je laissais entrevoir un jeune homme lisse, qui semblait avoir une certaine boulimie d’existence, gentil et heureux. Seulement, en fait, j’étais un tiroir à double-fond. Si quelqu’un s’était aventuré à me tirer au-delà de ce que pouvaient être mes limites, dans mon rangement secret, il aurait découvert ma peine, mes effrois pour l’avenir, ma fragilité et mes plaies encore ouvertes. Mais aucun assaillant n’a jamais franchit ma ligne de front maquillée. Pourtant, je ne fermais pas à clef. J’attendais en vain que l’on me pousse et qu’on me lise enfin, précisément. Décidemment, je ne saisissais rien de l’être humain et du système. Lorsqu’une affaire de maltraitance d’enfant éclatait au grand jour dans les médias, je voyais les gens et mon entourage s’émouvoir, parfois jusqu’aux larmes. Moi, j’étais sous les yeux du monde, et pourtant, nul ne me voyait vraiment. Bien sûr, je m’étais tu et ne laissais paraître qu’un personnage fabriqué. Malgré tout, j’attendais comme une étreinte du monde, qu’il s’attendrisse et me cajole enfin. Mais le monde était aveugle et dur. Malade aussi. Pour trouver une oreille amie, attentive et experte, il fallait de l’argent, et payer. Seul, je fis peut-être l’un des pas des plus ardus de toute ma vie. J’ai rejoint un petit groupe pour débuter une thérapie. Marie la thérapeute était une toute jeune grand-mère. Le groupe était constitué d’une dizaine de personnes et une fois par mois nous nous réunissions à Rouen, non loin de la place du Boulingrin. Parler devant des étrangers, de moi, de mes problèmes, de mes secrets les plus intimes, était un exercice incroyablement compliqué. Et puis les étrangers sont devenus Jean, Laurence, Nathalie, Marie-Christine, Sylvie, Aline, Alexis et d’autres dont les prénoms m’ont déjà échappés. Je préférais les entendre et les voir pleurer, plutôt que d’avoir à parler de moi. Je comprenais tout de leurs souffrances. Il m’arrivait de pleurer. J’étais persuadé d’avoir pour eux toutes les réponses, alors que je ne les trouvais pas pour moi-même. Tout cela me semblait très étrange. Quelquefois je me disais indignement que leurs problèmes n’en étaient pas vraiment. J’aurai échangé mille fois ma vie contre la leur. Pourtant, leur souffrance était la même, bien réelle. J’apprenais. Il n’y avait pas besoin d’avoir enduré l’enfer, pour souffrir plus que de raison. Une épreuve à un mauvais moment, immiscée dans une faille indicible et le tour était joué. Auprès de mes nouveaux amis, à la fois dépositaires et confidents, je réalisais pleinement toute la fragilité de l’âme humaine. Et puis un soir, pour la première fois, j’ai déposé entre leur main toute mon histoire. Comme détaché et sans affect apparent, j’ai tout déchargé là , au milieu de la petite pièce, comme si cette vie n’était pas la mienne ou si cette histoire était celle d’un autre. Après je me suis tu, puis me suis effondré. Mes camarades aussi pleuraient. Ils me prirent dans leurs bras et me consolèrent. J’étais mal à l’aise. Je détestais que l’on me touche. Je me sentais vide, comme on se sent parfois, après avoir vomi. Marie me regardait avec tendresse. Elle laissa aux autres le soin de me consoler. Je saisis pleinement ce soir-là combien prendre soin d’un autre, revenait finalement à prendre soin de soi. Mes amis me donnèrent tout ce que j’attendais depuis si longtemps. Je reçu le sentiment profond que mon histoire était vraie. J’étais encore vivant et de surplus, debout. Lors d’une autre séance, Marie demanda à mes compères de m’écrire quelques petits mots pour me dire le plus sincèrement possible ce qu’ils pensaient de moi. Je n’ai jamais pu depuis me séparer de cette feuille de papier. Elle reste inexorablement cachée dans une petite poche de ma trousse de toilette. Je la relis parfois. — « Léo, j’apprécie beaucoup ta douceur, ton extrême gentillesse et ton humilité ». Aline. — « Cher Léo, j’aime ta réserve et ta délicatesse envers moi quand je travaille devant toi. J’ai tellement apprécié le jour où tu as trouvé le courage de nous raconter ton histoire. Merci pour ta confiance, mais aussi, ces confidences. » Jean. — « Ta gentillesse et ta douceur me laissent entrevoir ton immense détermination. Elle te fera triompher. » Laurence. — « Léo, j’apprécie ton sourire, ta gentillesse. Le fait que tu cherches à faire un travail sur toi prouve que tu es une personne intelligente. Je suis certaine que tu réussiras à accroître ta propre estime. » Nathalie. — « Léo, j’aime tes sourires avec tes yeux pétillants de vie.» Marie-Christine. — « Je trouve, Léo, que tu es vraiment un beau garçon. Cela m’a beaucoup plu le jour où tu as dit que tu aimes être gentil, être un homme gentil. Merci pour l’humour, la dérision, la complicité. » Sylvie. — « Depuis que tu t’es confié à nous, que tu as expliqué ce que tu as vécu, je te comprends mieux et je suis contente de mieux te connaître, contente que tu nous aies fait confiance. Depuis ce jour-là , je sens que tu es plus avec nous, que nous pouvons mieux te comprendre et te soutenir. Je trouve qu’il y a une complicité tacite entre tes regards et les nôtres, tes sourires et les nôtres. J’en suis heureuse et j’espère que nous allons continuer à cheminer ensemble. » Aline.
Les mauvais jours, rares, je me dis que tout ça est inventé et que rien n’existe vraiment. Les beaux jours, je m’accroche puissamment à tous ces mots. Ils m’aident encore. Une fois, Marie me confia, que les questions que je me posais étaient tout à fait légitimes et pertinentes. Elle me convint même que leur simple existence présageait déjà d’un avenir serein…"
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