Nous sommes dimanche aujourd’hui et je suis affalée dans mon canapé, la main enfouie dans un paquet de chips au pickles. J’ai mis un DVD de mon coffret « La Petite maison dans la prairie » qui comporte les deux cent cinq épisodes de la série culte de mon enfance. J’aime retrouver tous ces personnages que l’on voit grandir et évoluer. Leurs années s’étalent à hauteur d’heures de film. Dans une scène, Nellie, la petite peste de service, menteuse, fille gâtée pourrie des Oleson, est dans sa chambre, occupée à fomenter un mauvais coup contre Laura Ingalls. Elle fixe l’écran et plisse ses petits yeux perfides. J’ai la réelle impression qu’elle me scrute et un frisson me parcourt l’échine. La jeune fille se lève et semble ouvrir un rideau invisible. Là , avec stupéfaction, je la vois sortir de ma télévision dont elle enjambe le bord jusqu’à se retrouver debout, devant moi qui en fais tomber ma chips. Elle s’approche et je peux détailler ses cheveux aux boucles parfaites, ornés de deux gros nœuds, sa robe à volants et ses grands yeux bleus avant qu’elle ne m’interpelle :
– Qui êtes-vous et où je suis ? – Euh… je m’appelle Lucie et vous êtes dans mon salon. Comment êtes-vous sortie de… – J’ai aperçu une drôle de lumière puis un trou que j’ai étiré pour m’y glisser et me voilà ! – C’est… c’est impossible ! – Ben… faut croire que si ! Je ne me suis pas présentée. Je suis… – Nellie Oleson, fille de Nels et Harriet Oleson, les épiciers du village de Walnut Grove dans le Minnesota. – Comment savez-vous tout cela ? – Je suis fan de la série dans laquelle vous jouez. – Série ? Jouer ? Je ne comprends rien. C’est ma vie dont vous parlez. – Regardez l’écran derrière vous.
Elle se retourne et découvre la magie de la télévision. Dans le film, l’histoire continue à sa dérouler mais sans Nellie, comme si elle n’avait jamais existé. Son frère Willie est désormais fils unique et petit chouchou de ses parents. Je vois les larmes lui monter aux yeux. Je tente de lui expliquer qu’elle était dans cette histoire qui n’est pas réelle, même si elle est basée sur une autobiographie. Mais elle ne semble rien comprendre et éclate en sanglots. C’est alors que mon GSM se met à sonner, c’est Ludivine.
– Allo, c’est moi ! Tu ne vas jamais me croire ! Devine qui a débarqué dans mon salon. – Dis-moi quel film tu regardais et je te dirai qui squatte ton salon. – Tu sais que je kiffe grave Batman dans son costume sur mesure, ses muscles saillants, sa superbe voiture… – J’ai compris. Tu as regardé lequel ? – Batman Forever. Val Kilmer est trop craquant. – Donc tu as le Joker et Double-Face chez toi ? – Oui, ils sont tous les deux fourrés dans mon frigo. Comment le sais-tu ? – J’ai eu le même problème et c’est Nellie Oleson qui est devant moi en train de vider… ma boîte de mouchoirs. – C’est dingue ! Qu’est-ce qu’on doit faire ? Appelez la police ? Ils n’ont rien fait de mal, du moins pas encore ! Ils vont peut-être disparaître d’un coup… pouf ! – La police, c’est une bonne idée mais ils vont nous prendre pour des folles ou des blagueuses. À moins que nous ne soyons pas seules. Allume les infos, on se rappelle.
Je zappe sur toutes les chaînes et découvre que, partout dans le monde, les méchants de films et séries passent dans la réalité à travers les écrans de télévision et de cinéma. Les amateurs de films d’horreur se sont retrouvés face à Jack l’Eventreur, Hannibal Lecter, Michael Myers ou encore Chucky. Finalement, je m’en sors plutôt bien avec ma pleurnicharde. Je décide d’entamer la conversation avec elle autour d’une tasse de chocolat chaud avec une grosse couche de chantilly car ça guérit tous les chagrins. C’est ainsi que je découvre que c’est une fille sympathique, cordiale et serviable.
Les pays ont organisé des camps où ont été rassemblés les personnages, à l’image de ceux des réfugiés. Les psychopathes ont été mis à part, sous la surveillance de l’armée. Ils ont tous été interrogés mais aucun n’a pu expliquer le phénomène. Ils étaient persuadés de leur existence réelle. Etrangement, les experts ont constaté, qu’en-dehors de leur contexte, ces êtres étaient inoffensifs. Parallèlement, les films, vidés de leurs vilains, sont devenus insipides, inintéressants. Les cinémas et les vidéoclubs se sont vidés de leurs clients habituels. Les héros, désormais sans ennemi, ne sont plus sublimés par leurs actions de sauvetage in extremis, de mise en péril de leur propre vie pour sauver d’honnêtes citoyens. Les inspecteurs n’ont plus d’enquêtes à résoudre ou de meurtrier à traquer. Le monde manichéen du cinéma est vidé de toute inspiration.
Un producteur à l’imagination un peu plus fertile que les autres a décidé de faire jouer, à nouveau, leur propre rôle aux divers personnages en les laissant écrire eux-mêmes le scénario. Le résultat a été enthousiasmant avec la mise en avant de leur humanité, de leurs failles et même de leur sensibilité. C’est ainsi qu’ils ont, peu à peu, tous réintégré leur place d’êtres fictifs, vivant dans le monde de l’image, n’étant plus que les méchants de service mais des personnes complexes, capables d’évoluer, de changer et de devenir eux aussi des héros.
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