Le rêve de Zhuangzi
Le royaume de Chu avait connu de nombreux troubles cette année-là . Il y avait songé quelques fois, puis avait laissé ses sujets loin de ses préoccupations. Ses yeux sont à demi-ouverts, il ne s’est pas encore éveillé au petit souffle du matin. Etendu sur son lit, ses mains croisées sont posées sur son ventre qui se gonfle et se rétracte au rythme de sa respiration. Est-il du côté du rêve, de la veille ? Sent-il la chaleur du soleil qui se découvre derrière le tilleul de la cour, ou bien jongle-t-il encore avec ses pensées, résidus du songe qu’il vient de faire ? Ils clignent des yeux. La pièce est emplit d’une clarté nouvelle, propice à toute sorte de découvertes. On entend le chant de quelques oiseaux qui annoncent le retour du printemps. Sa femme dans la pièce d’â côté, s’affaire à plier les tuniques et les coiffes tout fraîchement lavés. Elle aimerait chanter, mais de crainte de le réveiller, elle fredonne dans sa tête une mélodie que sa mère chantait elle aussi. Zhuangzi ne bouge pas, couché sur le dos son corps ressemble à un mort que personne n’aurait encore remarqué, qui aurait toujours été là , momifié par le temps. Y-a-t-il un mirage à voir en cet homme un cadavre ? A-t-il rendu son dernier souffle ? Ses petits battements de cils ne trompent pas. Il est réveillé. Il se souvient enfin comment ça a commencé. Il s’est endormi hier, après une journée passée à discuter avec son ami Huizi à propos de la joie. Comme ils voulaient disposer d’un moment agréable, ils avaient tous les deux décidé d’enjamber le petit pont de rivière du Vent, pour aller s’assoir au milieu d’un champ, à l’abri d’un grand érable dont les feuilles étaient redevenues à l’orée de cette nouvelle saison d’un vert vif.
Zhuangzi n’avait pas vraiment envie de parler à vrai dire, il préférait sentir la présence de son ami, et admirer à une centaine de mètres les formes nouvelles que présentait la colline. Il aimait à sentir tous les mouvements des énergies, venir du ciel, épouser la terre et repartir vers le ciel. Son ami Huizi était lui beaucoup plus impatient d’en découdre. Il voulait parler de sujet auquel il avait réfléchit depuis déjà plusieurs mois. Il avait apporté avec lui du papier et un pinceau, pour prendre quelques notes au cas où ils trouveraient une idée géniale avec son ami. Zhuangzi lui s’était assis, immobile, il laissait son regard se perdre sur les vagues du vent. Huizi savait que lorsqu’il faisait ça, il ne voulait pas vraiment discuter. Puis au bout d’un moment il dit : « Tu as vu là -bas ce grand arbre ? »
Huizi répondit : « Je l’ai vu, bien sûr qui ne le verrait pas, il domine tous les autres ».
« Pourquoi ne serions-nous pas comme lui ? » dit Zhuangzi.
« Parce que nous sommes des hommes », dit Huizi.
« Je crois pourtant que mon vrai maître n’est pas parmi les hommes, il se tient là ». Il fit un mouvement de la tête en direction du grand arbre.
« Un maître transmet un enseignement, comment pourrait-il être un maître ?». dit Huizi.
« Un maître enseigne sans paroles. As-tu vu avec quelle simplicité il a pris place au sein de la terre, et vient habiter l’air comme si le ciel était sa demeure destinée ? »
Huizi hocha le menton, en se demandant ce que Zhuangzi avait encore derrière la tête. Il aurait voulu parler d’autres choses que d’un arbre. Mais son ami ne le quittait pas des yeux. Qu’est-ce qui pouvait tant l’obnubiler, se demanda Huizi.
Zhuangzi dit : « Il a compris quelque chose de simple que les hommes mettront des siècles à entrevoir. »
« Quelle chose ? » demanda Huizi. Zhuangzi ne répondit pas.
« Comment peux-tu penser à propos d’un arbre ? Lui n’a pas de pensées » reprit Huizi.
« C’est justement ça ». dit Zhuangzi
« Tu ne changeras donc pas, les hommes soit t’indifférent soit te repoussent ». dit Huizi.
« Ce n’est pas que je ne les aime pas, mais c’est que quand je les regarde leur ridicule me saute au visage. Les poissons de la rivière avec leurs grandes bouches et leurs yeux ronds qu’on dirait si stupides, me semblent plus dignes parfois que les hommes. Leur langue les dispense toujours trop d’observer, et donc de voir vraiment. L’arbre voit mieux que toi et moi ».
« Mais nous sommes dans l’à peu près, voilà pourquoi l’homme est homme. Entre ciel et terre. Notre destin est une séparation. » dit Huizi en regardant son ami, qui n’avait toujours pas tourné la tête et regardait fixement l’arbre loin devant.
« Peut-être. L’arbre lui ne l’est pas. » dit Zhuangzi.
« Cesse donc ton admiration, on dirait un enfant qui convoite une friandise. Parlons plutôt de la joie, qui nous concerne bien plus ». dit Huizi. Zhuangzi ne répondit rien.
Le soleil avait déjà tourné lorsqu’ils finirent leur discussion. Il inondait à présent la colline et le grand arbre de lumière. La couche orange qui se mêlait à présent à la verdure de la colline lui donnait l’apparence d’un joyau qui aurait été égaré par un géant. Le vent avait cessé, mais une légère brise venait encore caresser les champs, qui ballotaient à droite à gauche. Zhuangzi se leva le premier.
Huizi lui dit : « Regarde sur ta tête ». Zhuangzi essaya de bouger pour voir. Il y avait un papillon d’une grande beauté, avec des ailes beiges sur lesquelles on aurait pu croire que se trouvait deux yeux d’ébènes. Il était d’une taille semblable à celle de la main de Zhuangzi. Lorsque Zhuangzi remua la tête, bien loin de s’en aller effrayé, il se posa sur sa manche. Zhuangzi lui dit bonjour, et le papillon ne bougea pas. Huizi dit : « Il n’a pas peur ». « Pourquoi aurait-il peur ? » rétorqua Zhuangzi. Ils se mirent en marche sur le chemin du retour et le papillon restait accroché à la manche, comme s’il avait élu domicile pour toujours. Zhuangzi le regardait de temps en temps, mais pas simplement avec un coup d’œil passager pour simplement vérifier s’il était toujours là , non il le regardait pour une raison précise. Huizi l’avait remarqué, il avait vu son regard sibyllin mais il ne s’en étonnait plus vraiment. Il avait compris déjà il y a longtemps que son ami s’égarait dans des méditations obscures. Ils se séparèrent à lisière du bois, au croisement d’un chemin menant à l’Est, et d’un autre menant au Nord, vers la demeure de Zhuangzi. Au moment où ils se séparèrent, une nuée d’hirondelles fendit le ciel en direction du Nord, et le papillon se détacha silencieusement de la manche de Zhuangzi. Avec légèreté il effleura son nez, puis allant dans les airs comme s’il bondissait au ralenti, il s’enfonça dans la petite forêt. Sa couleur contrastait avec la pénombre qu’abritait les grands arbres, et Zhuangzi le regardait jusqu’à ce qu’il ne put distinguer qu’une tâche blanche au loin. II s’endormit ce soir-là en faisant un rêve étrange. Il rêva qu’il était un papillon. Dans le rêve, le papillon rêva qu’il était Zhuangzi, puis au beau milieu de la nuit il se réveilla. Il se toucha la main, puis les pieds, il ne savait plus si c’était lui qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou le papillon qui avait rêvé qu’il était lui. Puis il se rendormit. Il se rappelait à présent ce rêve, mais n’arrivait pas encore à trancher la question. Qui rêvait vraiment ?
Antares
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