"Il n’y avait qu’un seul petit immeuble dans le village. Un refuge à bas prix pour la misère rurale camouflée, ou pour de jeunes gens qui doucement espéraient démarrer dans la vie et surtout ne pas en rester là . J’ai réussi à obtenir un studio au plus haut étage de l’immeuble. Au second. Le papier peint était vert clair et la moquette un peu plus foncée. Le logement était très lumineux et les grandes fenêtres donnaient à perte de vue sur l’imposante et magnifique hêtraie. Je n’avais pas beaucoup de meubles. Probablement pour bénir une sorte de délivrance, telle une émancipation tardive, mes parents m’avaient offert un grand réfrigérateur et une machine à laver le linge. Il est possible qu’ainsi, ils se soient assurés de mon confort, mais aussi, que je prenne un envol assuré et définitif. Ils s’enquirent aussi de mon isolement. Il est vrai que je ne connaissais personne dans cette contrée perdue, presque abandonnée. Ils m’offrirent un chien, ou plus exactement une petite chienne, noire et blanche. Elle n’avait aucun pedigree mais pourtant son évidente bonhomie lui conférait une certaine allure. « Orchis », voilà le nom que je lui ai donnée. Ce nom latin correspond à un genre d’orchidées qui comprend de nombreuses espèces sauvages en Europe. Je vivais encore pleinement dans ma période « Nature-environnement ». Je parcourais encore très fréquemment les sous-bois ou les coteaux calcaires normands afin de photographier le plus grand nombre de ces plantes. La nature me comblait. Avec ma première paye, je me suis acheté un grand téléviseur et une chaîne hifi dernier cri. La plus grande partie de mon travail consista la première année à repérer de nombreux chemins de randonnées et à multiplier les contacts pour faire connaître les animations que je m’apprêtais à mettre en place. Désormais, Orchis me suivait presque partout. Petit à petit, j’ai multiplié mes rencontres avec des enseignants et, la peur au ventre, j’ai pu réaliser mes premières animations dans les écoles. Assez vite, j’ai sympathisé avec l’équipe pédagogique de l’école de Lyons-la-Forêt. La directrice, Marie-Hélène, avait la fibre verte et su convaincre ses collègues de me faire intervenir dans toutes les classes. Je me suis rapidement bien entendu avec elle, même si je dois avouer que l’école n’était pas l’endroit où je me sentais le plus à l’aise. J’avais gardé une part de ma timidité maladive et mon sentiment de ne pas être une personne très intéressante. Le sort savait aussi se moquer de moi. Avec tout le mal qu’avait pu me faire l’école en me poussant à devenir un cancre, c’est elle qui à présent m’ouvrait les bras et indirectement, m’offrait un travail. Marie-Hélène était une personne qui je crois me ressemblait beaucoup. Nous partagions la même attirance pour la nature. Généreuse, elle était tournée vers les autres. Tantôt d’une étonnante force ou plus rarement d’une faille qu’il me semblait parfois possible d’effleurer, émanait d’elle, une émouvante sensibilité. Marie-Hélène transmettait une formidable joie de vivre, tout juste feutrée par un délicat voile de mélancolie, à peine perceptible. Une amitié était en train de naître.
Sophie avait vingt-deux ans et donc un an de moins que moi. Elle assistait l’instituteur qui travaillait auprès d’une classe de maternels. Nous nous sommes aperçus la première fois dans la forêt de Lyons. J’animais pour les enfants une séance dont le thème portait sur les invertébrés des sous-bois, mais aussi sur la mise en place d’un terrarium. J’avais croisé son regard négligeant, mais aussi, ses très jolis yeux bleus. Elle m’avait trouvé arrogant comme le sont parfois les gens qui cruellement, manquent de confiance en eux. Curieusement, à tant vouloir masquer mes faiblesses et ce maudit complexe d’infériorité, je crois que j’affichais une certaine impertinence, détestable. J’apparaissais bien malgré moi souvent comme hautain et méprisant. Ainsi, autant dire que Sophie n’était pas vraiment tombée sous mon charme. Tant mieux. Depuis bien longtemps, je n’étais plus disponible pour ce genre de futilités. Je me qualifiais comme n’étant plus qu’un loup solitaire dont la destinée serait de vivre et de mourir seul. Etrangement, je m’étais habitué à cette idée, qui selon moi, touchait à la fois à quelque chose de morbide, mais aussi, de terriblement romantique. A contrecœur, je choisissais la solitude comme il est parfois possible d’élever ses propres sentiments contre sa raison. La petite Orchis ne l’entendait pas ainsi. Elle se moquait de mes idéaux. Elle demeurait un animal grégaire, jovial et avenant. Je crois qu’elle devinait que parfois le destin sait se saisir ou incarner des chemins imprévus pour nous ramener à l’opposé de ce que nous convoitons, ou encore, envisageons pour nous-mêmes.
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Lorsque l’on possède un chiot et que l’on habite entre quatre murs, sans jardin, nous n’avons pas d’autres choix que d’emprunter les chemins qui mènent au monde, aux autres, puis à la vie. Pourtant, avant d’aller si loin, je ne m’éloignais de la résidence que de quelques pas et parfois aussi, j’avançais jusqu’au square des trois moulins. Ces mêmes personnes que je croisais chaque matin, soudainement se mirent à m’adresser la parole. Tout juste des évidences, mais quelques mots quand même, un peu de chaleur et de nombreux sourires. Petit à petit, le lien social qui se tissait autour de moi grâce à la présence de mon chien me stupéfiait. Cette petite boule d’allégresse, tenue en laisse, m’entraînait obstinément au-dehors, même les jours de pluie ou de fatigue. Un matin, marchant sur le trottoir étroit, à quelques pas de l’immeuble où j’habitais, j’étais tombé nez à nez avec Sophie qui prenait le chemin de son travail. A peine nous étions-nous salués timidement. J’étais parvenu tant bien que mal à retenir Orchis qui, animée par sa fougue impétueuse et son espièglerie, avait voulu lui sauter dessus. Il était évidant que nous n’habitions pas loin l’un de l’autre. Un soir, je me suis décidé à sortir ma petite chienne sur le terrain, en contrebas de la résidence. Loin de la route, histoire qu’elle se dégourdisse un peu les pattes, je l’avais détachée. Orchis s’était alors mise à courir à grande vitesse en formant de grands cercles autour de moi, quand subitement, elle dévia de sa trajectoire. Elle prit la direction de la résidence et s’engouffra par la porte-fenêtre entre-ouverte d’un studio situé au rez-de-chaussée. J’avais eu beau la rappeler, l’indomptable bête n’en avait fait qu’à sa tête. Elle ne revint pas. Je m’étais alors avancé jusqu’à la porte-fenêtre. Confus, alors que j’étais prêt à frapper au carreau, soudain, je vis une ombre s’approcher derrière le rideau. Sophie, souriante, tenait Orchis entre ses mains. La chienne trépignait de joie et tentait par tous les moyens de lécher le menton de celle qui à présent me tendait les bras pour me la rendre. Ainsi, Sophie n’était autre que ma voisine du dessous. — Je suis vraiment désolé qu’elle se soit introduite chez toi de cette manière. Excuse-moi pour le dérangement. Je vais l’attacher pour qu’elle ne recommence pas. — Oh non, ne l’attache pas, tu sais, elle ne me dérange pas. Elle à l’air si gentil. Elle semble toute jeune ? J’avais l’habitude de ces conversations stériles depuis que je possédais ce chien ; toujours les mêmes… Nous échangeâmes ainsi quelques banalités, rien de plus. Pourtant, quelques jours plus tard, alors que je venais tout juste de détacher la petite chienne sur le parking, cette dernière détala à toutes pattes pour s’enfuir derrière la résidence. Je m’étais mis à courir pour la rattraper. Trop tard, elle avait encore disparue. Bien que le fond de l’air puisse encore paraître un peu frais pour la saison, la porte-fenêtre de Sophie était à nouveau légèrement entrebâillée. Sans aucune méfiance, la chienne s’y était à nouveau engouffrée en me laissant ainsi dans l’embarras le plus complet. Bien sûr, cette histoire se répéta de nombreuses fois. Orchis ne prenait plus que ce chemin et peu à peu, l’embarras se transforma en un plaisant ravissement. Deux solitudes se rencontraient. Sophie était une jolie jeune fille. Elle était douce, un peu timide, comme moi. Je sentais qu’elle me voulait du bien, peut-être même un peu trop à mon goût… Nous finissions par nous voir assez souvent. Pourtant, je ne me sentais pas prêt. Je me persuadais d’ailleurs de ne plus jamais pouvoir l’être. J’avais trop fait souffrir et j’en avais trop souffert. Je savais à présent me méfier des sentiments. Des miens, bien évidemment, mais surtout de ceux des autres. Je ne me sentais n’être qu’un vide affectif, indigne d’être aimé. Sans doute l’amour était un sentiment qui se méritait. Moi, je ne savais perpétrer qu’une seule chose ; tout mettre en place pour me faire abandonner. Je n’étais pas fait pour ça, pour vivre heureux, être entouré ou être aimé. C’était comme ça, malgré le fait que je sois en train de tomber éperdument amoureux, en théorie, Sophie n’y pourrait rien changer…
J’avais fini par faire quelques connaissances dans le village. Marc était le chauffeur de car qui transportait les enfants des écoles. Il était aussi le mari de Marie-Hélène. Sophie avait sympathisé avec le couple, au point même qu’elle ne sut pas leur cacher ses sentiments qui fleurissaient à mon égard et qu’elle n’osait me révéler. Un jour, Marc et Marie-Hélène décidèrent de m’inviter chez eux pour prendre l’apéritif et plus précisément pour fêter l’achat de leur camping car. Ils invitèrent Sophie également. Sans doute, nos voisins, et maintenant, nouveaux amis, avaient-ils décidaient de jouer les entremetteurs ? Nous bûmes un peu et rigolèrent beaucoup. Sur le chemin du retour, je m’étais décidé à inviter Sophie à venir dîner chez moi. Bien sûr, elle accepta. La fin de la soirée n’appartint plus qu’à nous…
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