- Je n'ai pas à … - Taisez-vous ! Évoquons les Chartrons maintenant ! » Véhément, une fois de plus, Maître Anthelme avait imposé le silence à ma mère. « L'espace urbain situé entre la Trouée et la Grande Barrière que l'on nomme « les Chartrons » est l'un des pires de Bordeaux. A sa limite Ouest, il y a la Trouée. Ce n'est qu'une excavation monumentale dont on ne discerne pas le fond. Et nul être humain raisonnable n'y gîte. Ses pourtours ne sont qu'un monceau d'immondices suintant d'effluves pestilentielles. Constitués d'un mélange de caillasses noirâtres, de pourritures, et de moisissures multicolores, ils écartèlent le parvis du Second Avènement. Ils disloquent les tunnels abandonnés du métro qui courent sous ses artères. Ils éventrent les cloaques nauséabonds et les canalisations putrides qui sillonnent ses bauges les plus ténébreuses. Ne dit-on pas que la Trouée et ses imminences de détritus, d'excréments, et d'ordures, sont gouvernés par une poignée de clans sandarÿms ? Ne dit-on pas que ceux-ci se livrent une guerre acharnée pour le contrôle total du site. Ne dit-on pas que leurs meneurs ne quittent jamais ses tanières souterraines ? Ce sont leurs « Écorcheurs » qui, la nuit, s'engagent dans ses allées adjacentes. Ils y détroussent les imprudents qui s'y hasardent. Et ils y croisent des fournisseurs de Mirage bleu ! - Vous vous égarez. Arrêtez de propager de fausses… - Cessez de tenter de me museler ! », avait craché Maître Anthelme, au summum de la fureur. « Je commence à être excédé de vos interventions intempestives. Je vous révèle la physionomie des endroits où vous rêvez de voir votre fils finir ses jours ! Ces ghettos où vous rêvez que son Destin soit foudroyé ! Je poursuis donc : Comme chacun en ville le sait, les Chartrons ne se limitent pas à la Trouée et à ses alentours. Ailleurs, sont érigés des centaines les bâtiments endommagés. Là , un hypermarché aux présentoirs maculés de dessins obscènes. Là , un magasin de téléphonie mobile d'occasion où se négociaient jadis Ipad, tablettes numériques ou smartphones. Des panneaux lumineux sont parfois rivés à leurs parois ; ils y glorifient des marques de vêtements périmées, des boissons gazeuses démodées, des séjours à moindre coût sur la Frontière, ou des liens Internet dédiés au sexe. Le long de leurs trottoirs défoncés sont parqués des véhicules pourvus de moteurs à explosion rouillés ou mitraillés. Des milliers d'autres jonchent le bitume fissuré. Et dans le ciel, des volutes nauséabondes empuantissent l'atmosphère. Cela fait des années que Sieur Sÿxte d'Aquitaine promet de raser ces immeubles vétustes. », avait enragé Maître Anthelme. « Pourtant, celui-ci ne semble pas résolu à débloquer des capitaux dans ce but. En conséquences, miséreux, vendeurs de Mirage bleu, prostituées ou malandrins continuent d'y prospérer. Il n'y a que les ouvriers des usines d'aéromobiles implantées à l’extrême nord de cette zone qui sont les mieux lotis. Ils ont beau travailler dans des conditions épouvantables, ce sont les seuls qui gardent un soupçon de dignité. Ils respirent des vapeurs toxiques à longueur de journée. Ils se plient aux cadences infernales de leurs chaînes de montage. Malgré tout, pas un ne pleure sur son sort. Pas un ne se plaint des mutilations qu'il subit ponctuellement dans ces usines vastes comme des cathédrales. Lorsqu'ils s'en éloignent, le soir venu, ils ne regrettent rien ! Au loin, ils distinguent les titanesques cheminées de fonte déversant leur lot de fumées tantôt jaunâtres, tantôt grisâtres. Leurs défroques sont imbibées de particules cendreuses. Mais, pas un ne conçois de se rebeller. Pas un ne conçois de s'insurger contre leurs fumigations empoisonnées. Aucun d'eux ne conçois de contester les rythmes effrénés auxquels ils sont astreints. Et aucun d'eux ne scandalise contre les morts accidentelles dont il est quotidiennement le témoin. - Ce sont des absurdités… Je... », avait osée répliquer ma mère. « Des absurdités ? Êtes-vous sérieuse ? », avait plaidé Maître Anthelme, sarcastique. « Croyez-moi ! Ces ouvriers sont heureux de ne pas avoir été amputés par leurs machines. Ils sont ravis que leurs contremaîtres ne les aient pas licenciés. Ils sont satisfaits d'avoir été utiles à la bonne marche de l'entreprise. Et lorsqu'ils montent dans les aérobus qui les reconduisent chez eux, ils se concentrent sur leurs préoccupations du moment sans réfléchir aux affections dont ils sont les porteurs : cancers lithiumineux, tumeurs macrotroniques, difformités osseuses. Ils se demandent si il est indispensable qu'ils fassent un détour par la supérette en bas de chez eux. Ils craignent de croiser des rats gros comme des chats fouinant dans les amoncellement de déchets au pied de leurs immeubles. Ils redoutent les bandes de sauvageons qui errent dans les halls de leurs tours. Car, vous l'ignorez sûrement, madame, mais l'immense majorité des hommes et des femmes ayant le privilège d’être des salariés – et les mille dieux d'Austrasia savent qu'ils ne sont pas si considérables que ça aux Chartrons - sont domiciliés aux Tours. Et si vous vous promenez de temps en temps dans Bordeaux, vous vous doutez de quelles « tours » je parle !
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