"A la fin de ce mois de juillet, un peu comme une dernière chance, une lettre est enfin arrivée. C’était le lycée horticole de « Tours-Fondettes ». Mon dossier d’inscription était accepté. J’étais paré à tout recommencer et en théorie, plus déterminé que jamais à mettre tout en œuvre pour obtenir mon B.T.S horticole. J’avais cependant une grande appréhension. De Bretagne, j’avais appris notamment à craindre deux choses : la solitude et l’amour. Les deux m’avaient ébranlés. En quelque sorte, sans trop savoir comment, la première m’avait conduite à la seconde, puis la seconde, ramenée à la première. J’espérais de tout cœur ne plus avoir à subir cette solitude mortifère pour laquelle toutefois, je me sentais bien plus doué et mieux prédisposé. A l’avenir, je ferai en sorte de ne plus tomber amoureux. Dorénavant, l’amour représentait pour moi quelque chose de bien trop alambiqué et de trop engageant. Je regrettais finalement de m’être laissé aimer et essentiellement, souffrais d’avoir autant fait souffrir. En réalité, je léguais peu d’importance à mes propres sentiments. J’apprenais à m’en méfier. Après de longues recherches, j’avais non sans mal réussi à me trouver un logement dans la commune de Fondettes. C’était un ancien garage réaménagé en un grand studio. Un peu isolé de la maison des propriétaires, très lumineux et confortable, il était idéal pour étudier, mais aussi faire la fête. Je me suis assez vite intégré aux autres étudiants de ma promotion. Nous nous ressemblions et l’ambiance était assez bonne. J’ai rencontré, Jenny, Badre, Séverine, Didier, Nicolas, Christelle, Benoît, Isabelle, Alexandre et tant d’autres… Je retrouvais l’amitié, la fraternité, le partage, et assurément une appétence pour les autres en général. Aussi, je découvrais les bords de Loire et le whisky. Il y faisait bon vivre. Nous y passions de longues soirées, à boire et à fumer, ou à refaire le monde autour de feux de camp. Nous rigolions ou pleurions de ce que la vie nous avait offert ou privé. Parfois nous nous étourdissions et dansions jusqu’à en tomber dans le fleuve. L’atmosphère était à l’insouciance, mais aussi, de tous les excès. Malgré tout, avec le temps libre qu’il nous restait, nous étudiions sérieusement. Une camarade de classe me donnait même gracieusement des cours. Je m’étais rendu compte qu’elle en espérait autre chose. Elle ne sut, à son grand désarroi, ne me rabibocher qu’aux mathématiques… Notre professeur de biologie était une dame qui s’approchait de la retraite. Elle était d’une gentillesse absolue, mais aussi d’une naïveté désopilante. Il était très facile d’obtenir de bonnes notes en fayotant un peu. Avec mon amie Jenny, nous avions très vite flairé l’heureuse opportunité. En dehors de ses cours, nous réalisions, par exemple, dans son laboratoire, des expériences sur les limbes de Coléus. Ensuite nous recopiions allègrement des morceaux de livres entiers dont nous nous appropriions les contenus. A la restitution de nos prétendus travaux, avec la petite bouille innocente de Jenny et mes sourires mielleux, nous obtenions facilement des notes et des appréciations inespérées.
Le vendredi matin était généralement un moment laborieux qui péniblement faisait suite aux soirées étudiantes du jeudi. Pour commencer la journée, nous débutions par un cours de biologie qui n’était autre qu’une séance de dissection animale. Sans doute parfois étions-nous encore ivre de la veille. Nos estomac peinaient à le supporter, et parfois même, n’y parvenaient pas. Je me souviens plus particulièrement de la dissection des papillons. Morts, ils baignaient dans un liquide jaunâtre. Nous étions obligés de former des binômes de travail. Notre professeur, déjà d’une autre époque, requérait qu’ils soient mixtes. Nous étions pâles et exténués. L’exercice exigeait que l’on morcelle l’animal et que l’on glisse ses segments sous un microscope. Ensuite, au crayon de papier, nous n’avions plus qu’à croquer nos découvertes macabres. En réalité, lorsque le professeur se retournait, chacun de nous s’amusait alors à dégoûter l’autre en espérant bien le faire vomir. L’horreur absolue consistait à inciser vivement l’abdomen de la créature d’un coup de scalpel, de manière à provoquer l’éclaboussure la plus jouissive et écœurante. Assurément, à ce jeu, les garçons étaient les plus forts. Au plus souvent nous massacrions les cadavres des insectes et tour à tour, sortions en courant du laboratoire pour au plus vite rejoindre les toilettes. Avec la plus grande empathie, notre professeur s’étonnait toujours de notre excédent de sensibilité (pour le coup, débordante), mais aussi de notre maladresse, fébrile. Elle semblait ne rien percevoir de nos nuits de veilles dissolues. Aussi, je me souviens partiellement d’un matin difficile et brumeux. La soirée avait été particulièrement arrosée. Sans doute un anniversaire éprouvant tombé au cœur de la semaine. Je devais passer dans le cadre de l’examen continu, une épreuve de sport à neuf heures du matin. Du tennis de table plus précisément. Séverine et Badre avaient eu la présence d’esprit de venir me réveiller. Peut-être avec un léger sentiment de culpabilité, avaient-ils voulu vérifier que je n’avais pas trépassé durant la nuit ? J’avais peu dormi et j’étais au plus mal. Je crois ce matin-là , qu’ils m’ont aidé à m’habiller et m’ont transporté jusqu’à la 4L rouge de Séverine qui était de toutes les virées. Arrivé au Lycée à neuf heures tapantes, je suis sorti de la voiture et me suis vautré à plat ventre sur le parking. Mes amis m’ont relevé et raccompagné chez moi. Je n’étais décidément pas en état pour la compétition. Je me suis réveillé en panique vers dix-sept heures. J’avais alors au plus vite besoin d’un certificat médical pour justifier mon absence.
••• Mes parents ont vendu la maison de mon enfance. Yves voulait retourner vivre non loin d’où il avait grandi. Pourtant, Armand et Louise étaient morts depuis quelques années déjà . C’était un caprice auquel Hélène avait cédé. L’hiver dernier, Yves s’était encore une fois autoproclamé mourant. Ils ont déménagé dans une maison sans charme, à l’orée d’un village commun de l’Eure, Landepéreuse. Je me souviens des larmes de Kamel le jour où nos parents nous ont appris la mise en vente de la maison. Lui qui semblait si fort, du haut de ses vingt-quatre ans avait éclaté en sanglots. Il m’avait touché. En apparence, mon grand frère n’était pas un tendre. Instable et infidèle, ses conquêtes se succédaient. Flora de son côté se préparait à entrer en terminale. Elle était à présent interne dans un lycée à Caen. J’avais le sentiment que pour elle tout allait bien. Je savais qu’elle était amoureuse. Une rencontre avec un garçon originaire du sud-ouest de la France. Elle construisait une histoire au fil d’une relation épistolaire. Je la trouvais rêveuse et me disais que cela finirait bien par lui passer. Obstinée, elle me confiait qu’elle irait un jour le rejoindre du côté de Toulouse. Je me méprenais et je me rassurais. Je n’entrapercevais pas qu’au gré de notre jeunesse, nos chemins étaient en train, insensiblement, de se détacher l’un de l’autre.
Je suis passé en deuxième année de B.T.S, obtenant même les félicitations de mes professeurs qui entrevoyaient déjà l’excellent technicien supérieur horticole que je promettais de devenir. Je les sentais débonnaires à mon égard, enclins à la philanthropie. J’étais harponné. Ils me rendaient vivant et presque talentueux, malgré moi. Sans aucune appétence, j’avais à présent de sérieuses aptitudes pour l’horticulture.
En juillet 1996, je suis retourné travailler à Courtenay. Claude, le directeur du centre de vacances était un professeur de mathématiques à la retraite. Germaine, sa femme, était l’infirmière du centre. Claude semblait apprécier mon travail auprès des enfants. C’était important pour moi, car il était une figure masculine, presque paternelle, autoritaire aussi, mais à la fois bienveillante. Cette année-là , certains enfants accueillis présentaient de grandes fragilités. Ils rencontraient manifestement des difficultés sur le plan familial et social qui parfois, inévitablement, se répercutaient sur le plan psychologique. Je me suis alors senti comme happé par ces enfants, dont parfois les histoires personnelles renvoyaient ostensiblement à la mienne, finalement, assez peu éloignée de la leur. Je me suis donné corps et âme durant ces quatre semaines et je crois m’être surpassé pour que ces enfants bénéficient d’un séjour inoubliable. Je me souviens encore du dernier jour et plus particulièrement du moment douloureux que fut le départ. Les enfants attendaient dans le car que les dernières valises rejoignent enfin la soute. Une petite fille s’était attachée à moi. Peut-être un peu trop. J’étais moi-même désespérément perdu au milieu de mes bons sentiments. Le moteur du car démarra. Elle commença alors, tel un métronome à balancer frénétiquement son corps de l’avant vers l’arrière. Soudain elle vint à cogner sa tête une première fois sur la vitre. Mécaniquement, elle se mit à répéter son geste, comme insensible à la douleur ou retirée du monde. A chaque heurtement de la petite tête contre le carreau, mon cœur me semblait se découdre de ma poitrine. Enfin, le car lentement s’avança, s’éloigna, puis disparut dans la poussière que soulevaient ses roues sur le chemin qui l’éloignait peu à peu du domaine du Grand Vaulxfins. Je bénis alors cette poussière qui vint à me rougir les yeux, me permettant ainsi de me soustraire à d’autres éventuelles allégations embarrassantes auxquelles auraient pu me contraindre mes collègues. Je me sentais soudain n’être plus qu’un vulnérable château de cartes. Un peu comme si j’avais alors déposé mon cœur sur le rebord d’une fenêtre, je sentis quelque chose en moi, obstinément, tentait de défaire une carte indispensable au maintien de mon assise. Voilà donc ce que je voulais à présent devenir. Envers et contre tout, j’aiderais des vies, aussi petites soient-elles, et peut-être même, soignerais-je avec des mots ? En effet, jamais je ne pourrais me résoudre à devenir cet horticulteur. J’avais bien trop besoin de preuves d’amour, quitte à devenir pour moi-même, un fantôme, ou même un étranger.
•••
La fin de ma deuxième année de formation de B.T.S est arrivée. Le dernier conseil de classe de ma scolarité avec. De l’avis de tous mes professeurs j’étais devenu un élève formidable et motivé. Je pensais que tout cela m’arrivait un peu tard et bien sûr, je n’y croyais pas. Ainsi, je redoutais malgré tout l’examen final qui s’annonçait en trois parties. Il y avait la soutenance d’un mémoire, une épreuve de français et enfin l’épreuve théorique liée à la technique horticole. Je ne me souviens plus du tout de la soutenance de mon mémoire. Sans doute s’agit-il d’une expérience traumatique, refoulée. En revanche, je me rappelle assez bien de l’épreuve de français qui portait sur l’architecture et plus précisément sur un certain Le Corbusier. Je n’avais que vaguement entendu parler de ce dernier auparavant. Pourtant, en m’appuyant sur les quelques documents fournis en même temps que l’énoncé et mon style littéraire pour l’occasion excessivement verbeux, je crois que j’avais réussi à sauver quelques meubles. En ce qui concerne le sujet technique de l’examen que j’ai eu à traiter, je me le remémore parfaitement. La veille au soir, j’avais rapproché de mon lit deux énormes classeurs afin de me lancer dans de longues et fastidieuses révisions. La nuit serait courte. J’ai ouvert le premier classeur et au hasard, intensément, j’ai commencé à réviser un premier chapitre. « L’azote ». Une véritable félicité. Alors, évidemment, découragé et fatigué, j’ai refermé mon classeur en me disant qu’à cette heure de la soirée, mon sort était probablement déjà vissé. Je n’avais plus qu’à m’y soumettre sans même tenter d’opposer la moindre résistance. J’ai éteint ma lampe de chevet, puis me suis endormis, comme prévu, tardivement dans la nuit. Le lendemain matin, dans la grande salle d’examen, lorsque j’ai découvert le sujet de l’épreuve, mon cœur à fait un incroyable bond dans mon poitrail. « Exposez vos connaissances concernant le cycle de l’azote dans le sol ?». — Vous avez quatre heures, annonça une voix autoritaire. Je n’en croyais pas mes yeux. Une chance des plus impertinentes me souriait enfin. Depuis la veille au soir, je connaissais tout sur les nitrites, les nitrates, l’ammoniaque, l’azote atmosphérique, les bactéries nitrifiantes ou même dénitrifiantes et encore, les bactéries fixatrices ou les décomposeurs. Dans un petit coin de ma tête, j’avais engrangé tous les schémas fondamentaux. Alors que les visages de mes amis se crispaient, le mien ne pouvait s’empêcher d’exprimer son contentement et peut-être même, son arrogante et abjecte suffisance. Soudainement, une inquiétude vint à me traverser l’esprit. Allais-je avoir assez de ces quatre heures pour retranscrire mon intarissable savoir circonstanciel sur ce sujet aussi fastueux que pouvait être « l’azote » ?
Pour fêter la fin des examens et célébrer nos adieux, nous avions prévu une dernière petite soirée en bord de Loire. C’était exactement le 18 juin 1997, le jour de mon anniversaire. Nicolas et Badre s’étaient proposés pour ramener la viande et organiser le barbecue pour tous les jeunes de notre promotion. J’avais trouvé leur proposition quelque peu douteuse car je savais pertinemment qu’aucun de mes deux amis ne roulaient véritablement sur l’or. Je supposais alors une surprise. Il ne nous restait plus qu’à apporter des salades ou quelque chips, mais aussi la boisson. Lorsque je suis arrivé au rendez-vous, une fumée s’élevait déjà vers le ciel clair de cette magnifique soirée qui annonçait déjà l’été. Nicolas et Badre s’étaient effectivement bien occupés de la viande. Il s’agissait d’un méchoui. En effet, un mouton entier était en train de rôtir, embroché sur une branche d’arbre, au-dessus des braises d’un feu de bois. Je reconnaissais bien là , l’œuvre de mon ami, qui rudement, avait passé une grande partie de son enfance au Maroc. J’appris bien plus tard dans la soirée la provenance de l’animal. Notre lycée comportait également une section agricole et, au même titre que nous disposions de serres horticoles et donc de productions florales, des animaux prospéraient à des fins pédagogiques, puis lucratives. Nicolas lui, possédait une 4L bleue. Le coffre de la voiture devait être assez grand. Un pauvre agneau naît au printemps en avait fait les frais. D’une certaine manière nos deux camarades avaient décidé à leur façon de nous rembourser des nombreuses heures de travaux pratiques cédées nécessairement à notre lycée. Cette soirée fut aussi gaie que triste. Il y avait un air de fête et de bonne humeur, mais aussi la douleur des promesses et des adieux. Nous nous le jurions. Nous nous reverrions le plus souvent que nous le pourrions. Je comprenais que nous mentions. Je repensais à toutes les personnes formidables que j’avais déjà croisées dans ma vie et que bien sûr, je n’avais jamais revues. Je connaissais parfaitement la nature de ces promesses. Elles n’étaient que des balivernes qui demain, nous permettraient de continuer de vivre notre jeunesse de rencontres et d’éloignements, comme si de rien n’était. A travers elles, nous pourrions poursuivre nos différents chemins, solidement ancrés, sans risquer de nous morfondre. Je saisissais que ce temps passé ne mourrait jamais vraiment tant que mes souvenirs subsisteraient quelque part, au fond de mon cœur."...
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