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Nouvelles confirmées : Mémoires d'un Enfant des Ages Obscurs :
Publié par dominic913 le 03-04-2015 12:16:22 ( 8458 lectures ) Articles du même auteur
Nouvelles confirmées



Chapitre Un :

Cela peut vous paraître étrange, cela fait plusieurs minutes que je suis assis sans bouger à ma table de travail. Autour de moi, l'obscurité est presque totale, la lucarne de mon cabinet ne laissant filtrer que que peu de lumière. Ma veilleuse est allumée, bien que le Soleil n'ait pas entamé son déclin. Mes grimoires en grec ancien, en latin, en hébreu ou en sumérien, annotés, sont disséminés autour de moi. Il n'y a aucun bruit, si ce n'est celui de ma respiration. Le calme règne en maître depuis des heures. Dans ma tète, des centaines de pensées disparates se bousculent. Des images surgies de mon passé se télescopent. J'aimerais les ralentir, les immobiliser. Hélas, je ne parviens à en retenir aucune.
Je ferme les yeux. J'essaye de me concentrer. Mais c'est impossible. Les clichés virevoltent avec virulence. Ils s’agglomèrent pour se transformer en un kaléidoscope de couleurs indéfinissables. Je plisse mon front ridé afin de les chasser de mon esprit. C'est difficile. Mon âme épuisée par des décennies d'études est à cours de ressources. Je déplace de quelques millimètres mes doigts au bord de la feuille de papier posée devant moi. Le mouvement est imperceptible. Il disperse d'emblée les circonvolutions éphémères qui encombrent mon âme. Ma main s'empare, presque sans que j'aie à le lui ordonner, de la plume d'oie présente non loin de là. Je trempe sa pointe dans l'encrier de cristal situé à une demi-douzaine de centimètres d'elle. Mes yeux l'observent un instant. Je reconnais le lutin ailé au regard d'ambre dont les coudes s'appuient nonchalamment sur ses pourtours. Ses minuscules mains soutiennent sa figure aux traits ironiques ; ses membres sont agiles, son corps gracieux est moucheté de salissures mauves et brunes. Lorsque je retire ma plume, une goutte noire s'en détache et va maculer la table. Elle rejoint les centaines d'autres particules la parsemant. Je vérifie que ma lampe délaye assez de clarté. Je me penche sur mon in-octavo vierge. Puis, je commence à écrire.
Le sillon se métamorphose en lettre. La lettre devient mot. Le mot se transforme en phrase. Chacun de mes tracés est immédiatement suivi d'un éclat doré ; mais il se dilue abruptement. Et tandis que s'impriment mes locutions, je me dis qu'il y a longtemps que j'aurais dû entamer ce Mémoire.
Par où débuter ? Telle est la question qui me tourmente. Ça fait des années que, pareil au ressac de l'océan, elle revient régulièrement m'oppresser. Je n'en n'ai toujours pas trouvé la réponse.
Est-ce le jour de ma naissance ? J'en doute, car alors que j'étais âgé d'une huitaine d'années – c'est à dire deux ans avant le début de cette histoire -, ma mère m’a raconté ce qui est advenu. Comment l’Hôpital Sainte-Anne, ainsi que le quartier Sainte-Gènes, ont été plongés dans l'obscurité ! De quelle manière, de l’Hôtel de Ville au Marché des Capucins, et de l'église Saint-Eloi au Palais de Justice, la fureur des éléments a pris des proportions titanesques ! « Un gros orage s'est déchaîné sur toute la ville m'a avoué ma mère cette fois là. Il a plu à verse et les grondements du tonnerre ont résonné jusque dans la salle d'accouchement. Aux fenêtres, le ciel a été d'un noir d'encre. J'y ai surpris deux ou trois fois les dragons-nains nichant d'habitude à cette heure du jour au sommet de la plus haute tour de la Cathédrale. Des éclairs ont zébré le firmament. Leurs luminescences ont effacé fugitivement les contours des bâtiments adjacents à la maternité. Un vent violent s'est engouffré dans les ruelles de notre arrondissement. Il a, paraît-il, arraché énormément d'arbres et poubelles mal arrimés au sol. Les caves de plusieurs pavillons aux abords de la Porte de Bourgogne ont même été inondées.
Mais c'est tout ce que je peux relater, a t-elle renchéri. J'ai été, la plupart du temps, absorbée par les contractions attenantes à ta venue au monde. Et, au final, je me suis évanouie. Ce sont les infirmières qui m'ont ensuite décris le climat quasi-apocalyptique qui a régné dans la salle de travail ; le va et viens incessant des internes et des sages-femmes ; les geignements des bébés dans la nursery après qu'une vitre y ait été pulvérisée, heureusement sans qu'il n'y ait de blessé. Je suis désolée de ne pouvoir te renseigner davantage. ».
En évoquant mes premières années d'école peut-être ? Je rêverais de les gommer de ma mémoire. Cela en vaut-il vraiment la peine ? Si c'est pour relater les brimades dont j'ai fait l'objet, pourquoi les décrire ? Si c'est pour évoquer les rejets, les moqueries, les mises à l'écart que j'ai subi parce que j'étais différent des autres, je n'en vois pas l’intérêt. Et pourtant...
Combien de fois m'a t-on méprisé parce que ma peau était plus pâle que celle de mes camarades ? Combien de fois ai-je été rejeté des groupes auxquels mes collègues étaient conviés parce que mes oreilles étaient légèrement plus fuselées que les leurs ? Bien-sûr, on m'a assuré que les veinules bleuâtres se dévoilant sur mes joues, rampant sur mon cou, et écumant mes pectoraux n'y étaient pour rien. Évidemment, on m'a juré sur les mille Dieux Majeurs d'Austrasia que j'étais autant respecté que ceux dont les vaisseaux sanguins n'étaient pas aussi identifiables. Or, à chaque fois que, au cours de cette période, j'ai eu le malheur de croiser les plus vindicatifs de mes compagnons, ils se sont ri de moi. Ils ont galvaudé les centaines de veinules visibles courant le long de mes bras. Ils ont grimacé en considérant celles qui masquaient presque entièrement la peau parcheminée de mes mains. Ils ont ironisé à propos de la taille exagérée de mes phalanges. Ils ont persiflé en remarquant leur flexibilité hors normes. Ils ont raillé la myriade de minuscules vaisseaux sanguins se précipitant à leurs extrémités. Ils ont brocardé mes ongles d'une demi-douzaine de centimètres particulièrement tranchants.
De fait, ma scolarité à Notre-Dame n'a pas été des plus aisées. Quand j'y repense aujourd'hui, j'ai plus l'impression qu'il s'est agi d'un cauchemar, plutôt que d'une phase d'apprentissage. Je ne dis pas que l'enseignement étant prodigué n'était pas bon. Loin de moi de critiquer les instituteurs qui m'ont inculqué leurs Savoirs. Ils ont fait de leur mieux, j'en suis convaincu. Malgré tout, sauf à la fin, ces heures n'ont pas été les plus heureuses de ma vie.
Mes parents, de leur coté, n'ont pas jugé utile de s'interroger sur les vexations que j'y ai subi. Leurs carrières les ont entièrement accaparés. Même quand, un Jeudi soir, je suis revenu à la maison la face couverte d'ecchymoses violacées, le nez en sang, et ma veste de cuir déchirée, ils n'ont rien vu. Comment l'auraient-ils pu ? Ce n'est qu'aux alentours de vingt-trois heures qu'ils ont poussé la porte de l'appartement de la rue Nicot – il a disparu -, et qu'ils se sont affalés sur le canapé du salon à moitié saouls. Ils venaient de fêter au restaurant la signature d'un contrat avec des Enchanteurs d'Aix-en-Provence. Et ils avaient totalement oublié ma présence. Ce n'est qu'au milieu de la nuit que ma mère s'est rendu compte de mon existence. Il y avait belle lurette que j'avais pris ma douche, que je m'étais changé, que j'avais dîné en toisant le journal télévisé, et que je m'étais réfugié dans ma chambre. Lorsqu'elle a entrebâillé la porte de celle-ci, c'est à peine si j'ai ouvert un œil, avant de replonger dans les bras de Morphée.
C'est Maître Anthelme, mon troisième instituteur en cinq ans, qui a réalisé que je n'étais pas à ma place à Notre-Dame. J'étais alors en CM2, et mes notes étaient mauvaises. Mes déboires avec mes camarades allaient en s'accentuant. Et il ne me restait plus que quelques mois avant l'examen transitoire destiné à avaliser mon admission au collège.
Maître Anthelme était un homme chétif ; ses yeux perçants et sa figure sévère jaugeaient chacun de ses élèves comme si leur personnalité n'avait aucun secret pour lui. Il était invariablement vêtu d'une blouse blanche crottée d'une multitude de tâches. Un sourire carnassier aux lèvres, il en imposait. Très vite après son arrivée à Notre-Dame, une sorte d'intuition l'a prévenue que quelque chose n'allait pas avec moi.
Il a dès lors convoqué mes parents. Mais ceux-ci ne se sont pas déplacés. Il a insisté, laissant des messages de plus en plus impatients sur le répondeur du portable de ma mère. « Nous sommes débordés, mais là j'ai un moment pour vous, s'était excusé celle-ci lorsqu'il avait finalement réussi à la contacter trois semaines avant mon examen. Les Elfiens émigrés depuis peu dans les Territoires récemment conquis en Amérique du Nord investissent dans la région. Du fait de la crise, ils concurrencent férocement les Chinois, les Saoudiens ou les Qatari. Ils font appel à des Conjurateurs pour transformer l'or qu'ils extraient sur la Frontière entre la Virginie, la Pennsylvanie et les Contrées Extérieures en euros. Puis, ils achètent à tour de bras les immeubles du centre-ville, ou les demeures cossues de Gradignan, de Pessac et de Blanquefort. Ils s'intéressent même aux vignes du Bordelais qui ont en général la cote auprès des Noriques et des Valÿriens. Vous comprenez que je ne peux pas être partout. Si je rate de telles opportunités, je…
- Madame, j'entends vos difficultés. Votre agenda est surchargé. Mais là n'est pas la question. Je veux vous parler de votre fils… de Nathanÿel. L'enfant de dix ans qui porte votre nom !
- Oui, je sais qui est Nathanÿel. Vous me prenez pour une idiote, ou quoi ? Avait-elle répliqué sèchement. Je ne suis peut-être pas très assidue en ce qui concerne son bulletin trimestriel. Mais je n'ignore pas qui est mon fils. Il s'est mal comporté à l'école ? Il a été impoli avec vous ? Il vous a frappé ? » Au fur et à mesure de son énumération, son ton s'était durci. « J'espère qu'il n'a pas fait de bêtises?
- Pas du tout, au contraire, l'avait-il rassuré. Le fait est que c'est un garçon solitaire, extrêmement réservé. Et ses notes excèdent rarement neuf ou dix de moyenne.
- Ah bon ? » Le timbre saccadé de ma mère s'était adouci. « J'avoue que je ne me focalise pas sur son bulletin scolaire. Je me contente de le signer lorsque c'est nécessaire. Son père n'y jette même pas un œil, c'est dire ! Néanmoins, je ne tolère pas l'indiscipline. Mon mari et moi l'avons éduqué dans le respect des règles. Nous lui avons expliqué qu'il était indispensable d'honorer ses aînés ; de dire « bonjour », « merci », au revoir », de se tenir correctement à table lors des repas de famille, etc. Je ne saisis dès lors pas le but de votre coup de fil ?
- Que Nathanÿel n'ai pas de meilleures notes ne vous interpelle pas ? Qu'il soit si isolé ne vous questionne pas ?
- Oh…, c'est qu'il est sauvage, avait-elle riposté. Son apparence y est certainement pour quelque chose, je ne le nie pas. Les Valÿriens, les Azteÿcts, ou les Nephlÿms ont beau pulluler dans les rues de nombreuses municipalités du royaume, celui qui se singularise sera forcément malmené par les autres membres de sa propre Race.
- Madame, votre fils me préoccupe. Si vous, vous n'avez pas beaucoup de temps à lui consacrer, votre mari s'en émeut peut-être ? Que pense t'il des bulletins scolaires de son fils ? Qu'il soit excessivement introverti ne le choque pas ?
- Spencer ? Avait-elle gloussé. A part sa société de conseil en recrutement, rien ne le touche. Le croiriez-vous ? Lui, si humble, si insignifiant – tel père, tel fils, me rétorquerez-vous -, capable d'analyser la personnalité d'un inconnu, juste en conversant avec lui quelques minutes ? C'est incroyable, hein ? Et pourtant, si je ne l'avais pas eu à mes cotés le mois dernier ? S'il n'avait pas tout de suite évalué la fiabilité du Conjurateur toulousain m'ayant mis en rapport avec cette firme Elfienne de Pennsylvanie, je n'aurais pas décroché le plus gros contrat immobilier du semestre. Mes collègues en sont malades. Et vous savez ce à quoi œuvre Spencer à cette seconde ? Il collabore avec une multinationale Hindoue qui délocalise actuellement son siège social en Allemagne. Il n'a pas moins de quatre-cents-cinquante personnes à recruter pour monsieur Danesh – un lointain descendant de Maharadjah à ce qu'il m'a affirmé. Évidemment, il est secondé par le bras droit de ce PDG. Mais après ça, que l'on ne me jure pas que les États-Unis d'Europe n'attirent pas les investisseurs étrangers !
- Madame, s'il vous plaît. Je vais devoir bientôt rallier ma classe. Si nous pouvions revenir à l'objet de mon appel ? ». Alors que la voix de Maître Anthelme était d'habitude ferme et déterminée – dès qu'il entrait dans la salle de cours, plus aucun de mes camarades ne se manifestait ; les grimaces ou les railleries dont j'étais mitraillé se dissipaient ; l'attention de chacun était concentrée sur lui -, là, elle avait été suppliante. « Écoutez moi, l'avenir de Nathanÿel en dépend.
- Vous exagérez, avait-elle protesté énergiquement. Ce n'est pas parce que mon fils a des notes légèrement en-dessous de la moyenne que vous êtes obligé de vous alarmer. C'est un enfant a l'intelligence très peu développée, voila tout, s'était-elle obstinée. Il y a des années que mon mari et moi l'avons compris. Il fera carrière en assemblant des modules électroniques pour aéromobiles. Avec la maigre paye qu'il aura, il logera dans l'une de ces immenses tours HLM du quartier des Chartrons. Il cohabitera avec des Golems d'acier, des revendeurs de « Mirage bleu », des ouvriers de la « Trouée ». Il rencontrera éventuellement une femme possédant une parcelle de Don, et que sa famille aura appris à haïr. Il lui fera trois mômes. C'est tout ce que je vois pour lui. » Le reproche et l'amertume avaient été à peine voilés « Et ne comptez ni sur moi ni sur Spencer pour intervenir auprès de nos relations pour lui trouver un meilleur emploi quand il sera en âge de gagner son pain. Le monde est impitoyable. Les épreuves à surmonter y sont nombreuses. Pour devenir un homme, il devra s'y confronter seul.
- C'est comme ça que vous imaginez l'avenir de votre fils, avait alors susurré Maître Anthelme. » Son élocution s'était épaissie. Un léger accent Norique avait émergé. « Vous vous trompez, madame. Nathanÿel est, au contraire, un garçon très intelligent. A la fois astucieux et perspicace, il est doué d'une sagacité et d'une lucidité peu courantes. J'en ai personnellement fait l'expérience il y a deux mois. C'est assez impressionnant. Et je vous assure que son intelligence n'est pas en cause.
- Alors, pourquoi ses bulletins trimestriels sont-ils aussi catastrophiques ?
- Primo, s'était insurgé Maître Anthelme, je ne les considère pas comme tels. Il est vrai qu'ils ne dépassent pas la moyenne. Mais je ne suis pas inquiet. Secundo, ce n'est pas parce que ses notes sont relativement basses que Nathanÿel est quelqu'un qui n'a pas de capacités. Il en a, et elles sont prodigieuses, j'en ai la preuve. J'estime simplement qu'il n'est pas à sa place à Notre-Dame.
- Je ne doute pas de votre sincérité. Cependant, j'ai du mal à vous croire. Et selon vous, où serait-il à sa place ? » Le ton de ma mère, où la colère avait soudainement reparu, s'était encore durci. « Vous accusez-nous de négligence envers notre fils ? Mon mari et moi avons été très scrupuleux vis-à-vis de son éducation depuis qu'il est en age d’être scolarisé. Si nous l'avons inscrit à Notre-Dame, malgré les contributions annuelles très élevées, c'est que nous nous soucions de lui. Nous n'y pouvons rien s'il n'a pas les aptitudes essentielles pour devenir cadre supérieur, chef d'entreprise ou haut administrateur! Ainsi que je vous l'ai signifié, il sera, dans le meilleur des cas, ouvrier. Dans le pire, il ira grossir la dizaine de millions de chômeurs qui assèchent le budget du royaume. C'est consternant, c'est malheureux. Mais il n'est pas le seul à avoir son futur tracé alors qu'il n'a que dix ans…
- Je ne vous accuse nullement de maltraitance. Je croise assez de gamins roués de coups par leurs parents, ne mangeant pas à leur faim, violés parfois, pour vous certifier que Nathanÿel n'entre pas dans ces catégories. Je ne vous accuse pas non plus de négligence. Je ne vous connais pas, ni vous, ni votre mari. Je ne me permettrais pas de vous juger. Toutefois, je fréquente votre enfant depuis assez longtemps pour en être persuadé. Et puisqu'un exemple est plus révélateur qu'un discours interminable, voici ce que j'ai observé à son propos depuis mon entrée en fonction :
Vous ne le savez probablement pas, mais chaque jour, durant les pauses, Nathanÿel ne se joint jamais à ses camarades. A l'heure de Midi, au réfectoire, il déjeune seul. Communément, il s'installe à la table la plus proche de la porte accédant au préau. Sans échanger un mot avec quiconque, le nez dans son assiette, il mange en cinq minutes. Il avale ses aliments sans les apprécier. Après cela, il sort précipitamment de la cantine ; comme si une banshee était à ses trousses. Il cale son cartable contre le mur du préau faisant face à la salle des professeurs. Il en extrait un livre. J'ai relevé qu'il s'agit souvent d'ouvrages assez volumineux. Il s'assied sur son porte-documents. Et il s'absorbe dans son récit.
Au terme de mon repas, je sors à mon tour du réfectoire. Et je me dirige vers la salle des professeurs où je prépare mes cours de l'après-midi. Or, Nathanÿel est toujours là, le dos collé au mur émaillé de de graffitis. Et à chaque fois que je passe devant lui, un trouble s'empare de moi ! Plus je m'approche de lui, plus il s'intensifie. Plus je m'éloigne de lui, plus il diminue. Pour les récréations du milieu de matinée et du milieu d'après-midi, c'est la même chose. Il s'établit au même endroit. Pendant une demi-heure, il tourne consciencieusement les pages de son ouvrage. Parfois, lorsque je dévie mon regard dans sa direction, et bien que je sois loin, je surprends un flamboiement au fond de ses pupilles. C'est succinct, presque imperceptible. Mais je vous promets qu'il y apparaît.
Puis, de temps en temps, des gamins viennent le narguer. Ils l'invectivent en le traitant de « monstre », de « bâtard », ou de « démon ». Ils l'encerclent, tout en stationnant à une distance respectable au cas où. Ils marmonnent un verbiage incompréhensible – entre le français, l'anglais, le valÿrien et le nephlÿm. En faisant mine de lui empoigner les cheveux, ils s’agrippent à ses vêtements. Occasionnellement, l'un d'eux va jusqu'au parterre de fleurs à l'autre bout de la cour. Il y prend de la glaise, revient, et la lui lance à la figure. Heureusement, il réussit à l'éviter, et elle va maculer la paroi. Des esclaffements fusent, mais il ne leur répond pas. Il fusille les importuns des yeux, tandis que les plaisanteries redoublent. Ses globes oculaires sont fugacement traversés par une lueur rougeâtre. Une aura écarlate éclos pendant moins d'une fraction de seconde. Elle l'enveloppe, avant de se résorber abruptement. Ses collègues toujours aussi hilares répètent à l'envi : « Tu n'es qu'une merde de Troll. » ou « Tu ne vaux pas mieux qu'un résidu de caniveau. ». Mais, comme s'ils perçoivent intuitivement un changement brutal dans la composition de l'atmosphère, ils se mettent à reculer, puis s'éclipsent. Et votre fils s'immerge de nouveau dans son texte.
Depuis presque six mois, j'ai assisté à de multiples reprises à des altercations de ce genre. Mais il ne s'est jamais rebellé. Il n'a jamais été violent, ni en paroles ni en actes. Il a toujours attendu que ses camarades s'en aillent pour pouvoir prolonger sa lecture.
Ne supposez malgré tout pas que je me désintéresse de lui. Vous seriez dans l'erreur. En classe, je l'interroge. Je corrige ses devoirs avec autant d'attention que pour mes autres élèves. Je suis aussi exigeant avec lui qu'avec n'importe quel écolier. Sinon, je n'aurais pas tenté de vous contacter avec autant de pugnacité. Néanmoins, si je désire vous entretenir au sujet de Nathanÿel, c'est pour une autre raison.
- Et pour quelle raison ?, s'était indigné ma mère. » Son exaspération avait été à son comble. Elle qui avait coutume de mener les débats, elle avait été frustré de ne pas avoir pu prononcer un seul mot durant la plaidoirie de Maître Anthelme. « Je ne vois pas où vous voulez en venir avec vos divagations ? Qu'est ce que c'est que ces histoires de lueurs dans ses yeux ? De halo l'entourant inopinément ? Vous vous gaussez de moi, ou quoi ?
- Je ne me permettrais pas, Madame, avait explosé Maître Anthelme. Si vous me laissiez terminer, vous comprendriez…
Somme toute, il y a presque deux mois, pendant l'heure de midi, parce que ces accrochages étaient de plus en plus réitérés, j'ai pris sur moi d'aller parler avec votre fils. Il était concentré sur l'une des œuvres majeures de Victor Hugo : « Les Misérables ». Vous vous rendez-compte, quel gosse de dix ans aspire à s’abîmer dans un roman aussi complexe et aussi riche ? C'est sidérant! Je me suis doucement avancé. Je n'avais surtout pas eu l'intention de l'effrayer. Arrivé devant lui, je lui ai souri. Il n'a pas semblé remarqué ma présence, car il est resté inexpressif. Comme si de rien n'était, il a précautionneusement manipulé une page. Son regard s'est figé. A mon avis, parce qu'un paragraphe ou une phrase de son livre, l'a, à ce moment là, captivé. Et j'ai éprouvé une certaine gène.
Pourtant, j'ai patienté, et tout en l'observant, j'en ai profité pour me demander quelle serait la meilleure façon de l'aborder. J'ai guetté les veinules de ses joues. J'ai examiné celles de ses mains. Les nervures entre son pouce et son index droits se sont brièvement mises à palpiter. Mais j'ai fait mine de ne pas les voir. J'ai ensuite inventorié son habillement. Puis, en définitive, je me suis agenouillé pour me mettre à son niveau.
Aussitôt, il a redressé la tète, et sa physionomie s'est modifiée. Un reflet surgi de nulle part a enflammé ses yeux. Ses traits se sont tendus. Il m'a dévisagé. Durant quelques instants, il a paru ne pas savoir qui j'étais. Et tout à coup, j'ai senti un filet de sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. Une épouvante flirtant avec la démence a pétrifié mon âme. Des doigts filiformes et glacés ont pénétré celle-ci. Comme si Des phalanges fantomatiques l'ont palpé, l'ont altéré, l'ont renversé. J'ai vu des souvenirs de mon adolescence et de ma vie d'adulte défiler à une vitesse vertigineuse : le jour où j'ai fais l'amour avec une jeune femme pour la première fois ; le jour où j'ai réussi le concours d'entrée dans l’Éducation Nationale ; le jour où, à l'age de cinq ans, j'ai failli incendier la maison de mes parents ; le jour où mon père m'a appris qu'il divorçait de ma mère ; la première fois où j'ai accompagné un Frère à un Conclave dans les cryptes d'une Citadelle Tellurique Mineure. Elles ont circulé en accéléré sans que je ne puisse les contrôler. Des pleurs, des rires, des bribes de conversation leur ont fait écho. Puis, elles se sont éteintes aussi rapidement qu'elles sont apparues.
J'ai déjà entendu parler de talents de cette nature. J'ai même des amis Frères qui en sont détenteurs. Ceux-ci m'ont appris à les reconnaître. C'est d'ailleurs, entre autres pour ça que, dès mes débuts à Notre-Dame, j'ai « su » que votre fils était particulier. C'est aussi pour ça que j'ai immédiatement identifié cette lueur au fond de son regard. Mais mes amis Frères ne m'ont jamais soumis au « Don » contre mon gré. Et, par les mille Dieux d'Austrasia, jamais je ne souhaite renouveler cet exercice.

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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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