Mauvaise idée. Très mauvaise idée. Je le savais dès le début mais quand elle m’a demandé je n’ai pas pu refuser. Elle m’avait regardé dans les yeux et avait dit comme si c’était la chose la plus anodine du monde que ce soir à minuit je devais me trouver devant le terrain vague qui était à côté de l’école. Je comprends qu’on y trouvait refuge le matin mais à minuit, que diable pourrait-on bien faire ici à minuit. Mais elle m’avait regardé de ces grands yeux bleus et m’avait souri ce qui a suffi pour me faire accepter et à fondre mon âme au passage. J’étais donc debout au milieu de nul part, en pleine nuit avec des chiens qui aboyaient d’on ne sait où et qui menaçaient de sortir des abîmes pour se repaître de mes entrailles. Je faisais les cent pas en fulminant quand j’entendis une voix dans mon dos : « Salut. -Qu’est-ce qu’on fait ici à cette heure ? Tu me dis de venir sans rien expliquer et puis tu es en retard. -Tu verras, dit-elle un sourire énigmatique aux lèvres, contentes toi de me suivre. » Qu’est-ce qu’elle m’énerve parfois cette fille ! Mais pour une raison que j’ignore toujours je la suivis et la peur que je ressentais c’était effacée miraculeusement. Elle m’avait fait attendre longtemps mais quand je la vis ma colère disparu, j’avais fait une liste de répliques bien acerbes que je pouvais lui dire pour qu’elle comprenne que l’on ne fait pas attendre les gens comme ça, mais quelle importance en réalité ? Elle était là et j’étais heureux, c’est un peu injuste en vérité. On avait parcouru presque la moitié du terrain quand elle décida de s’arrêter, elle humecta un de ses doigts et le leva au ciel puis changea de direction. Elle s’arrêta encore deux fois, fit la même chose et à la troisième elle sortit une grande nappe rectangulaire, deux couvertures, un livre, des oreillers et des sandwichs du grand sac qu’elle avait ramené avec elle. Elle entreprit de poser le tout sur le sol, et m’invita à m’asseoir. Qu’elle était intrigante cette fille… Je la contemplais dans la nuit, qu’elle était belle, je voulais le lui dire, lui chuchoter à l’oreille ces sentiments qu’elle me fait ressentir, magie de l’Amour, mystère de l’esprit. J’ouvris la bouche pour parler et tout ce qui en sortit était : « Pourquoi tu t’es arrêtée deux fois pour changer de direction ? - Je cherchais à être à l’encontre du vent pour qu’il puisse nous jouer sa musique et nous murmurer ses sages mots sans quand bien même nous déranger. » Je ne comprenais souvent pas tout ce qu’elle disait, mais quelle importance ? Elle était là à côté de moi entrain de lire un livre et de manger son sandwich à petite bouchée, sans se soucier de moi. J’étais là , je la regardais et j’étais le plus comblé des hommes. C’est aussi simple que ça. Le dix sept février, ce jour là était un dix sept février, comme le soir où je l’avais rencontrée pour la première fois. Une soirée où j’avais été emmené par force par l’un de mes amis, moi qui n’aime pas les endroits bondés et la musique « techno » je ne suis parti que pour lui faire plaisir. J’étais assis dans mon coin, garde du manteau de mon ami et je le regardais danser avec différentes filles successivement allant d’une à l’autre comme si il essayait toutes les possibilités pour enfin décider qu’elle était la meilleur tout en considérant le rapport qualité/prix. Des filles il y en a pleins, qu’il disait, mais plus elle sont belles, plus elles seront exigeantes et vice versa. Et donc je regardais mon ami « tester » chacune des filles présentes dans cette soirée quand je l’aperçu assise dans un coin elle aussi garde du manteau de son amie. Parmi toutes les personnes qui se trouvaient là ce soir elle se démarquait, une aura de grâce animale l’entourée et la rendait presque intouchable. Personne n’osait lui parler, personne n’osait la déranger, et personne n’aurait pu le faire, tellement elle semblait inabordable, intouchable, assise en lisant son livre Bel-Ami de Maupassant, je m’en rappelle très bien, elle était là sans réellement l’être, proche mais lointaine, et quand on pense pouvoir la toucher, l’approcher on comprend qu’il y a entre nous une distance que l’on ne pourrait rattraper, j’étais comme l’enfant qui essayait de se saisir de la lune. Nonobstant tout cela j’avais décidé d’aller lui parler mais mes jambes n’obéissaient plus aux ordres de mon cerveau, qui lui ne fonctionnait plus réellement, mon cœur ayant pris le contrôle. Mon estomac se tordit, ma bouche devint sèche, mes pupilles se dilatèrent, toute la scène semblait plus colorée que d’habitude, et je ne voyais plus qu’elle entrain de lire son livre en se mordillant la lèvre, belle, irrésistible. Quand un jeune garçon qui je dois l’avouer avait reçu de la beauté d’Apollon vint chez elle et lui offrit un baiser langoureux, qu’elle se leva pour partir avec lui, j’ai ressenti ce qu’on ressent lorsqu’on se réveille au matin et que le rêve de cette nuit nous échappe et que nous sommes incapable de le saisir, de le rattraper, on le sentait nous glisser entre les doigts, plus lointain que jamais j’avais ressenti un doux amer sentiment de déception et les larmes me montèrent aux yeux. J’avais relu Bel-Ami cette nuit là , d’une traite. Un mois après cela, à la rentrée scolaire, elle était là , et toute ma vie pris son sens, tout était devenu évident. Elle mettait une magnifique robe verte, de belles ballerines de la même couleur, à sa grâce animale s’ajoutait une classe naturelle, cheveux roux, yeux intensément bleus, tout en elle respirait la beauté et clamait la femme, elle était là dans mon école, quand j’avais demandé aux autres élèves qui pouvait-elle bien être, ils me répondirent qu’elle était la fille d’un général de l’armée et qu’ils déménageaient beaucoup à cause de cela, elle était nouvelle en ville et elle avait le même âge que moi. Il s’était avéré plus tard qu’on était dans la même classe, à se dire que les Dieux aiment se moquer de leurs mortels, elle était avec moi en classe. Et rien que pour me confirmer que les Dieux ne lésine pas à se foutre de la gueule des humains, l’Apollon était lui aussi avec moi en classe. Proudhon avait raison quelque part… Et un beau jour ne sachant ce qui avait bien pu me prendre, j’étais allé chez elle et après l’avoir saluer j’avais déclaré que je préfère Pierre et Jean à Bel-Ami en ce qui concerne Maupassant et j’étais parti presque en courant, mon cœur battant la chamade, un sourire béat aux lèvres, un sentiment de bonheur confus, une chaleur rassurante qui parcourait mon corps et qui allumait peu à peu une flamme qui brûle en moi depuis et ne semble point vouloir s’éteindre. Et donc nous avions commencé à parler de livre chaque jour, de plus en plus, jusqu’à ce que la nuit tombe, jusqu’à ce que le matin se lève, à en oublier le monde, des discussions rappelant que la vie a ses avantages, des discussions à vous faire aimer l’instant présent, à vous faire comprendre Horace. Un jour, elle m’appela à quatre heure du matin pour me dire que je me trompais et que Camus était bel et bien né algérien, je lui avais dit que je n’avais jamais dit le contraire, elle m’avait dit je sais et avait raccroché. Cette fille est incroyable, elle est ce qu’il y a de plus complexe au monde, un tempérament changeant, un caractère taciturne, une personnalité forte qui n’accepte pas d’avoir tort ou d’être contredite, des idées sages et parfois enfantine, elle s’émerveillait devant les choses que les enfants connaissent et montrait une sagesse digne de Lao-Zi dans des situations qui aurait peiné bien des adultes. Et en cette nuit glaciale de février, elle m’avait demandé de la retrouver à minuit dans un terrain vague pour que je la regarde entrain de lire un livre. Le dix sept février. Je ne lui ai jamais dit que je l’avais vu pendant cette soirée. Et je ne pense pas le lui dire un jour, de toute façon maintenant c’est trop tard. La nuit se faisait de plus en plus froide et elle vint se lover contre moi, ce qui finit à transformer le feu follet qu’elle avait allumé auparavant dans mon cœur en une flamme haute, belle, qui clame mes sentiments et les crie au monde à part à elle, sourde peut-être à la musique de mon cœur, et un peu à moi qui ne voulais toujours pas l’admettre. Et puis vous savez entre ce que je ressens pour elle et ce que je dois lui dire pour lui plaire il y a un gouffre nommé solitude. Nous étions donc allongés en cette nuit glaciale de février je regardais les étoiles et retrouvait son visage, ses traits, et sa magie en chacune d’elle, elle rendait mon ciel si beau parce qu’avant je ne voyais que la lumière de la lune, désormais je voyais son visage sur la lune et franchement Dieu aurait du le mettre là haut dès le début. Je contemplais ma Lune en souriant, admirant ses yeux bleus bougeant si rapidement pour lire ce passage intrigant de l’histoire en se mordillant la lèvre. Elle se mordillait la lèvre à chaque fois que le suspens était à son paroxysme. Ce petit détail et tant d’autres suffisaient à me combler de joie. J’avais envie de l’embrasser, de sceller ce moment à jamais dans notre mémoire, et pour une fois, pour une fois dans ma vie je fis ce que mon cœur me dictait, j’ai pris son visage entre mes mains, je l’ai regardé dans ces beaux yeux bleus pour m’oublier en elle, elle ne semblait pas très surprise, mon visage approchait de plus en plus au sien, je sentais sa douce haleine sur mon visage, nos lèvres s’effleuraient presque, le temps se figea par respect aux amoureux qu’on était, j’avais fermé mes yeux et je savais qu’elle avait clos les siens, j’étais cependant encore enfoui dans cette mer de bleu qui me fait tout oublier, je me penchais un peu plus vers elle, je ressentais sa poitrine sur la mienne, je sentais son cœur battre et le mien jouant une symphonie qui lui est propre et ce jour là , en cet instant il la jouait fortissimo. Un baiser, un baiser en forme de promesse, un baiser qui dit tout sans ne rien révéler, pendant un instant j’ai cru entendre le vent me murmurer à l’oreille quelque mots d’amour, je m’éloignai un instant pour lui répéter les doux mots du vent, comme une mélodie aux oreilles des amoureux, mes lèvres cherchèrent les siennes, faillirent se trouver, s’éloignèrent, se rapprochèrent, magnifique attente d’un incroyable moment. C’est alors que deux chiens, digne de garder les enfers, deux chiens qui auraient fait peur à Cerbère et Orthos, qu’Hadès aurait peiné à apprivoiser, ces deux chiens sortirent des abîmes et nous n’avons eu que le temps de fuir, main dans la main, course enragée stimulée par la peur, je lui dis d’aller par la droite et j’attirais les chiens vers ma gauche lui lançant un baiser dans l’air que mon ami vent lui transporta, et je courus donc jusqu’à chez moi où je rentrai en essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller mes parents. Je m’étendis sur le lit en repensant à tous ce qui venait de se passer, Dieu est vraiment cruel, alors que j’allais enfin l’embrasser mais je savais que j’allais la voir bientôt à l’école et donc je ne me faisais pas de soucis. Le lendemain elle ne vint pas à l’école, ni les jours suivant et quand j’ai demandé à Apollon où était-elle il me répondit laconique qu’elle avait déménagé et qu’il la rejoindrait bientôt. C’était donc pour ça qu’elle voulait absolument me voir cette nuit là … Pourquoi ô Dieu tout puissant, Dieu miséricordieux, omniscient et de tout capable, pourquoi ô destin cruel, père de toutes les indigences, maître du temps et empereur du monde, pourquoi, pourquoi avez vous envoyé les chiens de l’enfer à des amoureux qui attendaient les chérubins ?
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