Helena Petronis, 27 ans, 1m75, brunes aux yeux clairs, hésitait depuis un quart d’heure devant les deux immenses portes battantes de son dressing-rooms en contemplant les uniformes règlementaires allant du blanc écru au beige clair en passant par toutes les nuances, du lactescent au blanc cassé.
Décidant qu’il fallait donner la meilleure impression, elle opta pour une tunique opalescente tout en doutant de son choix (n’était-elle pas trop aguicheuse ? Trop tape à l’œil ?).
Se posait ensuite la question de l’insigne du Parti Unique que l’on pouvait apposer soit à l’épaule gauche, soit à la droite, soit juste en dessous de la poitrine… Jetant un coup d’œil stressé au grand cadrant indiquant l’heure universelle, elle réalisa qu’elle devait se dépêcher car le rendez-vous était fixer à 20h30 précise… Et puis le taxi viendrait la chercher à 19h30 pile en bas de chez elle et puis… Helena respira un grand coup. Elle n’avait jamais été aussi stressée pour un rencard.
Et pourtant, elle en avait eu, des rencards ! Comme n’importe qui d’ailleurs: un par mois depuis l’âge de 16 ans. Des beaux, des moches, des inquiétants, des ambigus, des ventripotents… Chacun avait sa chance à la grande loterie des rencontres programmées ! Se pliant à la règle collective, elle avait eu des rapports sexuels avec chacun de ses prétendants (surmontant parfois une bonne dose d’aversion) et tout compte fait, même s’il était parfois laborieux d’effectuer son « devoir conjugal civique collectif », si l’on s’en tenait à la stricte discipline édictée par le Grand Ordonnateur, on prenait beaucoup de bon temps dans la vie et l’on s’épargnait des souffrances morales inutiles -sans parler du spectre d’un mauvais procès en « déviance ».
Tout roulait donc… Du moins jusqu’à présent… Entre insouciance et désinvolture. Et puis, il y avait eu le professeur Palayan.
D’origine eur-indienne, c’était un bel homme entre deux âges. Teint sombre et lèvre rieuse, il dépareillait même dans le plus stricts des uniformes blanc standard. Vivant en Panamérique depuis plusieurs décennies, ce cerveau brillant et créatif était plus que comblé des bienfaits du Parti Unique, qui l’avait débauché pour un coût exorbitant. Kelsin Palayan était devenu par la suite directeur du consortium universitaire Nord américain et poursuivait une œuvre professorale et universitaire colossale pour le plus grand profit de ses employeurs.
Helena l’avait croisée un soir d’il y a deux ans dans les longs couloirs lambrissés de la bibliothèque, déserte en cette veille de journée nationale du Super-play et l’avait salué avec la déférence habituelle des étudiants pétris d’admiration pour le maître.
« Helena Petronis ? Quatrième année ? » Avait interpelé le directeur de sa voix douce au léger accent chantant. Helena se redressa, figée. Comment connaissait-il son humble existence ? Comprenant son questionnement muet, le professeur Palayan partit d’un rire franc teinté de chaleur.
« J’ai lu votre proposition de thèse. Vous demandez un financement. Vous voulez qu’on en discute ? »
Il la conduisit au café d’en face où il avait ses habitudes.
Aucun homme élevé dans la culture panaméricaine ne se donnait jamais la peine d’avoir du charme. Le devoir conjugal obligatoire se chargeait de régler les relations humaines depuis un siècle et demi et la jeune étudiante ne se rendit absolument pas compte qu’elle était en train de vivre un ensorcèlement tout en douceur.
« Alors comme cela vous souhaitez effectuer une thèse anthropologique comparée en mettant en avant la supériorité de la société Panaméricaine suite à la disparition du sentiment amoureux dans les relations culturelles et sociales, depuis l’avènement du Grand Ordonnateur? ». Il y avait un voile d’humour dans le questionnement du bel homme. Helena le comprit et se tortilla un peu sur sa chaine.
« Je n’ai pas encore conclu à la supériorité de notre société actuelle… » Bredouilla-t-elle.
- Comment pourrait-il en être autrement ? Demanda Kelsin d’un ton un peu joueur.
Toutes les thèses autorisées ne pouvaient que conclure à la supériorité du Système Unique…
« Votre thèse, m’intéresse. Susurra le professeur. Cependant, vous partez d’une affirmation, d’une opinion de base dont je ne suis pas certain qu’elle soit vraie. Et comment votre thèse peut-elle aller dans une direction intéressante, si l’observation de départ et déjà fausse ? »
- Qu’y a-t-il de faux dans mon constat ? s’offensa la jeune femme d’une voix glapissante, « le Grand Ordonnateur régule les relations humaines et nous n’avons plus à nous préoccuper de… »
- Pensez-vous que vous ne tomberez jamais amoureuse de toute votre vie ? Demanda le professeur sur un ton léger alors qu’il abordait un sujet des plus intimes et choquants.
Concentrée à faire bonne impression, Helena mit sur le compte du stress l’intense tremblement intérieur qu’elle ressentit à cet instant en croisant le regard séducteur de son interlocuteur. Pour lui aussi, c’était un peu vif et non conventionnel malgré l’atmosphère de badinage qu’il avait provoqué. D’un commun accord tacite, ils détournèrent les yeux pour s’absorber dans le mélange déca-protéinique qui refroidissait dans les tasses.
« Le système semble en effet parfait, reprit le professeur : le Grand Ordonnateur provoque des rencontres libertines aléatoires à intervalles réguliers dont la fréquence est programmée en fonction des besoins sexuels et affectifs de chacun tout au long de sa vie. Les citoyens se rencontrent donc, flirtent un peu, couchent ensemble et inévitablement se disent adieu tout cela au bout de deux jours à 2 semaines. C’est assez pour créer de l’enthousiasme et la juste dose d’endorphine. Assez bref également pour éviter l’attachement, l’affecte et toutes ces sortes de débordement qui font si peur à nos donneurs d’ordre ».
- Vous êtes bien renseigné sur le sujet… Se contenta de commenter la jeune femme.
- J’observe ma culture d’adoption ! Murmura le professeur sur le ton de la confidence.
« Je vous propose quelque chose. Poursuivit-il, dans un élan d’audace qui le surprit lui-même. Je vous demande de bien réfléchir car je vais vous demander de vous impliquer personnellement dans cette aventure. »
- Je vous écoute, murmura-t-elle. Pendue à ses lèvres.
Il se pencha vers la jeune femme.
- Je vais financer votre thèse et en échange, je vous propose un rendez-vous avec moi. Un vrai rendez-vous. Pas une sorte de speed-dating organisé par notre big-data préféré. Ce sera votre premier véritable rendez-vous amoureux.
Il lui toucha la main. Elle sursauta.
- Ce n’est pas… Possible ! Protesta-t-elle, choquée.
- Je sais, chuchota-t-il avec désinvolture, vous êtes prise pour les 2000 prochains rendez-vous de votre vie. Néanmoins…
Il se cala assez confortablement sur sa chaise tandis que la lumière du jour déclinait au-delà de la devanture du café.
« Néanmoins, le Grand Ordonnateur n’est qu’un gigantesque calculateur de données qui organise, entre autres choses, la vie privée de son milliard de concitoyens… Et comme n’importe quel algorithme, il est en permanence maintenu et développé par une armée de petites mains… J’ai mes entrées au cerveau central de la grande ingénierie, si vous voulez tout savoir… »
Elle n’en doutait pas. L’éminent chercheur avait certainement des accès tentaculaires jusqu’au sommet du Parti Unique.
« Si j’influence le scénario en introduisant… Disons… un scénario variant toutes les dix secondes, je pense que je pourrais suffisamment faire bouger le jeu de domino pour programmer notre rencontre amoureuse dans environ…2 ans et des poussières… ».
Elle le quitta en lui promettant qu’elle acceptait sa proposition, même si elle ne croyait pas vraiment à cette affaire de reprogrammation. Influencer le Grand Ordonnateur ? Impossible ! Et pourquoi prendre des risques aussi irréversibles, juste par jeu ? Pour un pari stupide ?
« Par goût de l’expérimentation ! » avait-il conclu avec une étincelle un peu démente dans le regard. Pendant une seconde, Helena décela le spectre de l’incurable déviance chez son interlocuteur, mais elle était elle-même tellement impliquée qu’elle ne songeait même plus à faire marche arrière. Quelques jours plus tard, il lui avait confirmé dans un message laconique qu’il avait mis en place l’algorithme dérivant et qu’il serait donc son 53ème rencard à venir. Suite à quoi, c’est le conseil d’administration qui l’avait recontactée pour confirmer la validation de son sujet de thèse.
Après, ce fut l’attente sans fin à peine entrecoupée de quelques messages salvateurs.
Choquée, émue, flattée dans son intime qu’un homme s’intéresse suffisamment à elle pour bouleverser l’ordre de l’univers, Helena fut pendant quelques semaines, totalement désorientée.
Puis elle commença à compter les rendez-vous qui la séparaient de LA rencontre de sa vie.
***
Cinquante-deux rendez-vous à supporter des diners en ville sans intérêt, à subir la présence d’étrangers inconsistants et insipides. A toucher des peaux obscènes et abjectes. Elle les détestait tous de ne pas être lui.
Pas lui qu’elle espérait et qui l’avait émue. Lui qui était prêt à tout pour une simple entrevue.
Etait-ce cela l’amour ? Une lente torture quotidienne ? L’attente, l’espérance, et le temps qui s’étalait, élastique, extensible à l’infini…
Au démarrage de la deuxième année, elle n’en pouvait vraiment plu. La douleur et la lassitude étaient même physiques. Ses prétendants de substitution l’écœuraient jusque dans sa chair. Elle se sentait proche de la dépression, le moral à zéro et songeait à abandonner ses travaux de recherche qui n’était que mensonges : oui, l’amour existait et c’était un calvaire insondable que de le vivre au quotidien, sans nouvelles de l’être aimé.
Elle avait besoin d’en parler avec lui. Faisant fi de toute prudence, elle avait failli débarquer dans son bureau à l’improviste. L’androïde de sécurité l’avait interceptée dès l’entrée. Elle n’avait rien su dire. Elle avait rebroussée chemin. Elle se sentait grotesque et faible.
Une heure après son incursion ridicule, elle avait reçu ce simple message : « patience, mon amour, nous nous retrouverons bientôt ». Cela lui avait donné momentanément du baume au cœur.
Mais enfin, enfin ce soir, enfin ! Son attente allait être récompensée ! Enfin elle allait revoir Kelsin Palayan. L’homme qui lui faisait tourner la tête !
Dans sa tenue opalescente et scintillante, elle s’avançait jusqu’au sommet du Hilton Palace où une table avait été réservée par son cher prétendant à la meilleure place du restaurant panoramique. Ils se délecteraient toute la nuit de leur position de privilégiés, assis confortablement sur le toit du monde… Helena anticipait la soirée la plus grandiose de son existence. « C’est le paroxysme de ta féminité, savoure-là ! ». Pensa-t-elle, convaincue. Puis elle sourit intérieurement face à la grandiloquence cocasse de son esprit effervescent.
Elle s’approcha de la table et… Et… Ce n’était PAS Kelsin Palayan !
Stupeur ! Helena resta figée d’horreur muette.
Elle s’assit et se composa un sourire de façade. Son interlocuteur, un petit rouquin, la vingtaine attardée, une carrure un peu molle et un début de bedaine soigneusement dissimulé dans un uniforme blanc ivoire, la dévorait déjà du regard en bénissant mentalement le Grand Ordonnateur de ses bienfaits.
Helena l’écouta se présenter d’une oreille distraite - tout en se torturant l’esprit sur le mystère de sa rencontre manquée avec Kelsin. L’infâme poil de carotte palabrait avec enthousiasme : il s’appelait Rouven, il était étudiant, lui aussi. Il vivait sur le campus et faisait quelques travaux de recherche en espérant sortir de la masse anonyme et se voir confier enfin des travaux importants par le professeur Palayan…
Le professeur Palayan ? Helena tendit enfin l’oreille.
- Tu connais le professeur Palayan ? Demanda Helena, oubliant provisoirement sa réserve, à l’évocation de celui qui lui manquait tant.
Rouven fanfaronna un peu pour se donner de l’importance, mais en fait, il n’était qu’un sous-fifre de la science comme tant d’autres…
Le rendez-vous tourna court. Helena employa la première excuse pour se défausser.
Le mois suivant, elle trouva un autre prétexte pour s’extraire d’un autre rencard. Le mois d’après, elle s’exfiltra encore à la dernière minute…
Le système enregistra tous ses manquements un à un. Au bout de 6 mois, de plus en plus dépressive et incapable de se conformer au mode de vie standard, il devint évident qu’elle s’acheminait vers un procès pour déviance. Helena l’acceptait. A quoi bon vivre, si la vie n’était qu’une répétition de toutes ces expériences fades ? De tremblements tièdes ? D’instants en demi-teintes…
Le jour du procès, il n’y eu personne pour l’assister. Les anciens camarades de l’école se tenaient loin de ce mal contagieux. Elevée par des androïdes-maternels, comme beaucoup de gens elle n’avait pas de famille. Kelsin non plus n’était pas là .
Ce fut de même le jour de sa carbonisation lorsqu’elle avança seule dans la chambre aseptisée du crématorium…
On nait seul, on s’en va seul aussi. Elle n’était pas surprise, même pas déçue.
***
Rouven Okwan frappa résolument à la porte, puis il entra avec détermination. Malgré les grands airs qu’il voulait se donner, il savait qu’il manquait certainement de charisme. Il gonfla sa poitrine. Le conseil d’administration au grand complet l’observait, présidé par le professeur Palayan - solennel et pourtant bienveillant. Rouven s’accrocha au regard envoutant de son bien aimé.
- Monsieur Okwan, le conseil d’administration va étudier votre sujet de thèse et délibérera sur les financements de vos recherches sur les quatre années à venir. Mais tout d’abord, pourriez-vous nous expliquer en quelques mots vos intentions de départ ?
Rouven se racla la gorge et s’efforça de maitriser son anxiété.
- Monsieur le Président, mesdames et messieurs les membres du conseil. Je souhaiterai par mes recherches soumettre des individus panaméricains à des niveaux d’agression émotionnelle intense sur des longues périodes de temps en s’inspirant du mode de vie anxiogène en vigueur il y a environ 150 ans. En effet, j’aimerai mesurer l’évolution de la résistance au stress depuis l’avènement du Grand Ordonnateur… J’ai récemment travaillé sur un spécimen féminin typique, formatée dès l’enfance aux exigences de la Culture Unique…
Kelsin Palayan l’encouragea du regard pour qu’il développe. Rouven était aux anges.
|