"Mes parents ne furent convoqués qu’une seule fois à la Maison Familiale de Cerisy-Belle-Etoile. Pourtant, on ne peut pas dire qu’avec mes nouveaux amis, nous étions des anges, loin de là . M. Durand était un jeune moniteur qui vraiment ne faisait pas beaucoup d’effort pour m’être agréable. En plus d’enseigner les mathématiques, il était aussi chargé de l’éduction physique et sportive. Dans ces conditions, nous ne pouvions bien évidemment pas nous entendre. Je me souviens qu’il piquait des colères sur moi pendant ses cours. Il alla même une fois jusqu’à claquer sa grande règle jaune de plastique sur ma table, histoire sans doute de m’arracher à mes rêveries. J’avais sursauté. Je prenais un certain plaisir à le provoquer et à lui tenir tête, mais cette fois-ci, j’en tenais un bon. J’avais beau ne jamais baisser les yeux devant lui, celui-là était coriace. Il avait décidé de ne pas me lâcher et m’avait collé au premier rang de la classe. Malgré moi, il était déterminé à me raccrocher aux mathématiques. Il était si entêté que mes notes finirent même par progresser. Il pensait me tenir enfin. Je lui laissé le droit de le penser. Effectivement, il avait gagné une première partie, mais sans qu’il ne le sache jamais, il allait perdre la seconde. Juste derrière la Maison Familiale se trouvait l’incroyable mont de Cerisy. C’était un endroit idéal pour flâner et méditer (ou même faire des conneries) dans cette nature préservée. Au mois de mai, les gigantesques rhododendrons donnaient au site un aspect magique et reposant. Pourtant, M. Durand en avait décidé tout autrement. En effet, il avait convenu de transformer ce merveilleux paysage en un site de tortures en imaginant dans la colline, un tracé en forme de boucle, afin de nous faire pratiquer chaque semaine un footing. C’était un sportif et à chaque fois qu’il le pouvait, inlassablement, il nous refaisait le même discours sur les bienfaits du sport. Tel un tyran, la première fois, avec mes camarades les moins sportifs, il nous avait obligé à courir sans répit sur cet interminable parcours. Mais la seconde fois, et toutes celles qui suivirent d’ailleurs, avec mes amis, nous décidâmes de le berner. Désormais, lorsque l’activité footing s’annonçait au programme, nous nous hâtions d’enfiler nos tenues de sport pour être prêts les premiers et ainsi, partir au plus vite. Simulant un air décidé, sérieux et quelque peu soumis, nous passions en petites foulées face au moniteur qui attendait les retardataires et s’assurait également qu’aucun d’entre-nous ne lui échappe. Nous prenions alors, sous son regard supérieur, avec entrain, le chemin du prétendu supplice. Mais voilà , au premier virage, nous accélérions le plus possible afin d’être certains de nous en débarrasser. Puis, en haut de la montée, en jetant tout de même un coup d’œil furtif en arrière, nous bifurquions subitement, au lieu de continuer tout droit. Nous avions trouvé dans le contrebas un petit abri en pierre, qui nous permettait de nous cacher, tout en surveillant les apprentis joggeurs. Lorsque M. Durand arrivait avec les derniers élèves déjà essoufflés, (que nous entendions râler et se plaindre), nous nous plongions dans un silence presque religieux, ne laissant échapper pour ainsi dire que quelques souffles nerveux, tels des résidus de rires plutôt bien réprimés. Ensuite, nous n’avions plus qu’à attendre un peu, et simplement faire demi-tour avant de reprendre le plus discrètement possible le chemin de notre internat. Rien ne semblait plus facile. Après, nous nous regroupions parfois jusqu’à cinq ou six par douche, garçons et filles mélangés, afin de nous cacher. Pourtant, la grande maison était vide. En attendant le retour des premiers grands sportifs qui s’étonnaient toujours de ne pas avoir réussi à nous rattraper, nous exaltions d’arrogances et de suffisances. Décidemment, qu’il m’était bon d’être malin et peut-être, un peu moins sportif.
Le jour, les règles de vie étaient strictes et plutôt bien établies. Chaque semaine, nous avions un service. Nous devions parfois mettre la table, faire la vaisselle ou même nous adonner au nettoyage de tous les lieux communs. Bien sûr, nous râlions, mais toujours le travail était fait. A vingt heures précises, nous avions pour obligation de rejoindre la grande salle à manger pour regarder le journal télévisé. Au début, c’était un véritable châtiment. Pourtant, nous n’avions pas d’autre choix que de suivre ce maudit journal, car chaque vendredi, à chacun notre tour, nous devions reformuler l’actualité de la semaine sous la forme d’un exposé. Comme beaucoup, je n’étais pas très au fait de l’actualité et pour être tout à fait exact, je n’avais pas loin d’une quinzaine d’années de retard… Je n’avais jusqu’alors aucune conscience politique et encore moins du monde extérieur. Cet automne-là , un séisme fit trembler San Francisco et effondra une partie du Bay Bridge. Quelques semaines plus tard, nous assistions sur le petit écran, à la chute du mur de Berlin. Petit à petit, je m’inscrivais dans ce monde que je dépréciais tant.
••• Je crois qu’aux alentours de vingt-et-une heure, le dernier moniteur quittait la Maison Familiale, pour nous confier au surveillant de nuit. J’en ai vu passer plusieurs durant ces trois années, mais l’un m’a marqué plus que les autres. Sans doute était-il étudiant ? Il avait les cheveux longs et souvent gras, et arborait une attitude vraiment très décontractée. Gwendoline, elle, était une camarade de classe peu farouche qui ne pouvait s’empêcher de tomber éperdument amoureuse, et ce parfois, pour un seul soir. Elle n’était pas jolie et le moins que l’on puisse dire, c’est que les autres l’avaient prise en grippe. Je me souviens qu’une fois, des élèves l’avaient poussée de la balustrade du perron. Elle avait chuté d’au moins deux mètres, peut-être trois. En bas, elle s’était mise à hurler : - « J’ai mal au « coccique », putain, j’ai mal au « coccique » ! » A cause de cette approximation linguistique, elle devint un peu plus et pour très longtemps, la risée, puis la proie de tous les autres élèves. Jamais elle n’osa dénoncer ce qu’elle souffrait, et aucunement, ne révéla l’identité de ses bourreaux. Un autre jour, poussée par une horde de jeunes déchaînés, elle termina toute habillée dans la douche. J’avais assisté à la scène et je détestais ces moments, où un petit groupe d’individus soi-disant capable d’une certaine intelligence, entraîné dans un embrasement de bêtise collective, pouvait soudainement nourrir des êtres totalement ingérables, bien incapables de projeter la moindre empathie. Gwendoline fit semblant de s’amuser de la situation, mais dans son regard, je percevais sa terreur et son imploration pour que l’agression cesse. - « Arrêtez ! » hurlait-elle entre de feints sourires et des larmes contenues. - « Arrêter, je vais attraper une « promonie » ! » s’écriait-elle. Les éclats de rire redoublèrent, alors que l’eau glaciale qui recouvrit son visage, puis brutalement son corps, lui déclencha des suffocations et bientôt des spasmes. Au fond de moi, le spectacle me désolait. Je savais exactement ce que Gwendoline endurait, mais je n’avais pas le courage de m’interposer pour la défendre. J’étais lâche et me rendais complice. Lorsque j’étais seul avec elle, je lui parlais gentiment, mais dés que d’autres arrivaient et se moquaient d’elle, je riais aussi afin que cette haine gratuite et absurde que je connaissais si bien ne se retourne pas à nouveau contre moi. C’était le prix à payer pour que j’assure ma propre paix. Il en était ainsi, c’était le sort, je le savais. Le hasard ou la veine pouvaient décider de vous assigner du côté des tortionnaires ou des forts. Mais par malchance, ou peut-être par erreur, le sort pouvait aussi vous broyer impitoyablement sous les heurts, dans l’indifférence, d’un harcèlement des plus irascibles. Non, Gwendoline n’était pas une jeune fille méchante, elle était plutôt d’un naturel crédule et délicat. Une pauvre fille perdue dans un monde insensé. Etait-ce pour échapper à son sort éprouvé, qu’un soir, puis tous les autres à venir, elle s’offrit avec impudence et sans respect d’elle-même à notre jeune surveillant ? Tous les deux passaient alors de longues soirées dans la chambre de garde. Sans peut-être le savoir, Gwendoline contribuait au bonheur de tous les autres jeunes de l’établissement. Le surveillant, de manière informelle, avait passé comme un accord avec les élèves les plus âgés qui préparaient un bac professionnel. Le contrat était en quelque sorte le suivant : la liberté totale nous était offerte, mais en retour, il y avait deux règles à ne jamais enfreindre. Mutuellement, nous devions garder le silence sur ce petit arrangement, mais surtout, tout devait être rangé et propre pour que rien ne puisse transparaître chaque lendemain matin. Les contraintes étaient finalement assez minces, d’autant plus que nos moniteurs nous avaient très bien appris à faire le ménage. Nous comprenions enfin comment pouvaient nous avantager ces services que nous jugions très souvent comme contraignants et immérités. Certains soirs, la Maison Familiale devenait le théâtre de véritables orgies. Les plus grands ramenaient de nombreuses bouteilles d’alcool et quelques grammes de cannabis. Nous avions la chance qu’ils ne soient pas avares. C’est à Cerisy-Belle-Etoile que j’ai pris ma première cuite. C’est aussi dans les sous-sols de la Maison Familiale, que pour la première fois, une fille bien plus âgée que moi, m’a embrassée avec la langue. Je n’avais réellement aimé aucune de ces deux expériences. Pourtant, avec fierté, à qui voulait l’entendre, je racontais en enjolivant mon premier baiser raté. Jérôme, un élève de presque vingt ans était venu en quelque sorte me féliciter d’une manière singulière, en me gratifiant d’une grande tape dans le dos et en s’exprimant ainsi. - « C’est bien mon pote, vas-y, tu peux la baiser celle-là , j’y suis déjà allé, en plus, elle est propre ! ». Je n’étais pas sûr d’avoir bien compris, et pourtant… J’aurai aimé dire à ce gentleman que cela n’était pas l’un de mes projets immédiats, mais à la place, je crois avoir souri niaisement.
Je me souviens d’un soir où l’alcool avait particulièrement coulé à flots. Dans un petit coin de ma mémoire, il me reste l’image d’un élève complètement inconscient allongé sur le ventre, sur un lit. Sans que cela ne le réveille et sans aucun effort, son vomi s’écoulait de sa bouche sans même un soubresaut de sa part. Une autre demoiselle était également bien malade, seulement, la malheureuse était encore consciente. Deux de ses amies, qui assurément se trouvaient dans un état tout aussi inquiétant, avaient alors décidées de lui porter secours en apportant une bassine. C’est à ce moment là que la jeune fille se mit à dégorger tel un escargot agonisant dans le gros sel. Pour lui porter assistance, ses deux copines décidèrent de lui maintenir la tête au-dessus de la bassine. Seulement voilà , ces secouristes improvisées étaient elles aussi tellement ivres, qu’elles maintinrent si fermement la tête de la jeune fille, que cette dernière s’affaissa lourdement dans le fond de la bassine sans que personne ne le remarque. Le visage entier de la patiente baignait alors dans les tréfonds de ses propres régurgitations, sans qu’elle ne trouve la force de se soustraire à l’assistance ferme et empressée de ses amies. Je compris ce soir-là , que les bons sentiments ne conduisaient pas toujours aux meilleurs bénéfices. Avec mes amis, nous pouvions passer des heures à rejouer cette scène, inlassablement, sans pouvoir nous empêcher de rire. Une autre nuit, des élèves allèrent même jusqu’à fracturer la porte de la cuisine pour sobrement se préparer une petite omelette. Mais voilà , ils dérobèrent aussi la bouteille de champagne que l’un des moniteurs avait apporté pour fêter avec ses collègues un examen qu’il venait d’obtenir. Nous n’avons jamais su quels étaient les auteurs de ces déprédations. Le lendemain, personne ne se dénonçant, nous nous vîmes attribuer une punition collective. Nous dûmes participer, M. Durand en tête, à une très longue randonnée qui s’éternisa toute la journée sous un soleil écrasant. Quelques semaines plus tard, nous eûmes un nouveau surveillant que jamais nous ne pûmes réellement apprécier."...
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