"A cette époque, le fonctionnement de la Maison Familiale permettait aux élèves de suivre des formations par alternance (sans doute en est-il de même aujourd’hui ?). Ainsi, mon planning annuel me proposait généralement deux semaines de cours pour trois semaines de stage en milieu professionnel. Cela équivalait pour moi à deux semaines de repos et d’allégresses, pour trois semaines de durs labeurs, mais surtout d’ennui. Le ressenti de la plupart des autres élèves de ma promotion était bien entendu souvent très diffèrent du mien. Plus ordinairement, mes camarades préféraient travailler plutôt que d’endurer les cours parfois fastidieux. Moi, parce que j’étais heureux d’être à nouveau socialement assez bien intégré, peu à peu, je retrouvais le goût des apprentissages. Aussi, le regard que portaient sur moi certains de mes moniteurs n’était plus impersonnel. Je me sentais vivant. Je crois que jamais auparavant des adultes n’avaient espéré ou même rêvé si loin pour moi.
Mes parents, eux, de leur côté, m’avaient trouvé un terrain de stage à Clinchamps-sur-Orne, un petit village pas trop éloigné de chez nous, ou plutôt de chez eux. Ainsi, mon père qui ne travaillait plus à cause de son état de santé, me déposait le matin et me récupérait le soir. Lors de mon stage, jamais je n’avais affaire au chef de l’entreprise. Je dois avouer que j’en étais très heureux. En effet, c’était un gros bonhomme qui fumait des cigares et que jamais je n’avais vu sourire. Il m’impressionnait beaucoup. Lorsqu’il passait à côté de moi, j’avais le sentiment d’être totalement invisible. Je suis resté plus d’un an dans cette entreprise sans qu’il ne s’enquière de mon prénom, ou même, qu’il ne m’adresse la parole. J’étais sous les ordres du chef de culture, René. Cet homme d’une quarantaine d’années n’était pas particulièrement chaleureux, mais n’était pas non plus un bourreau. C’était un ouvrier horticole. J’avais remarqué que son visage possédait quelques traits semblables à ceux de mon grand-père Roger. D’ailleurs, il arrivait parfois que ses collègues plaisantent et lui adressent ces quelques mots: - « Tu nous avais caché ce fils-là , t’as vu comme il te ressemble Léo ! Gros dégueulasse, t’as vraiment niqué un peu partout toi ! » René me souriait, un peu gêné parfois quand il semblait se rappeler que je n’avais pas tout à fait quinze ans et que sans doute, les blagues graveleuses de ses collègues pouvaient encore, peut-être m’offenser. Sans doute s’amusait-il aussi du côté flatteur de la boutade qui venait encenser quelque chose de sa virilité. Quoi qu’il en soit, j’étais bien plus gêné que lui.
Dans cette entreprise horticole, dans les meilleurs moments, les stagiaires étaient considérés comme des ouvriers presque ordinaires. Le reste du temps, sans en avoir l’air, les tâches les plus ingrates leur étaient réservées. J’avais appris très vite, à mes dépends, que la terre était bien basse et que mon dos et mes genoux seraient mes biens les plus précieux, trop souvent sollicités. Je découvrais ainsi que l’horticulture n’était vraiment pas un métier très agréable, surtout l’été, dans les serres, lorsque la chaleur était la plus vigoureuse. De surcroît, j’étais en train de découvrir le monde du travail, sa brutalité et son indifférence. Il était révolu le temps où je rêvais des petites fleurs et des oiseaux. J’avais à présent les mains bousillées, calleuses, des courbatures, et chaque soir, je tombais dans un sommeil profond, écrasé par ces interminables journées harassantes. Bien sûr il ne me servait à rien de me plaindre en rentrant à la maison. - « Tu n’avais qu’à travailler à l’école ! » me rabâchait ma mère. - « Ici, nous ne nourrissons pas les feignants ! » me répétait mon père. Qu’en savait-il au fond ? Je dus apprendre à me satisfaire de mon sort de stagiaire. Après tout, j’avais la chance que l’on accepte de m’accueillir au sein d’une entreprise pour me former. Je n’avais plus qu’à remercier que l’on accepte gracieusement ma servitude et ma docilité, sans même recevoir en échange ne serait-ce qu’une petite pièce, ou même, le moindre égard, ne serait-ce le plus modique.
La Maison Familiale devenait ma maison. Je n’étais jamais très sérieux, mais sans trop d’efforts, mes résultats scolaires me permettaient ces incartades. Je restais un adolescent rêveur et bien souvent pendant les cours, par toutes les fenêtres, mon regard s’enfuyait à l’extérieur. Le parc était splendide et offrait de majestueux châtaigniers. Les couleurs n’étaient jamais les mêmes. Monsieur Hirel, l’un de nos moniteurs, était un homme fort sympathique. Malgré tout, ses cours me semblaient tout aussi ennuyeux que la pluie. Je ne me souviens même plus de ce qu’il pouvait enseigner. L’agronomie peut-être ? Lui, n’avait certainement pas réussi à me transmettre sa passion. Tant pis. Heureusement, il avait une phrase fétiche pour nous divertir et me sortir de ma torpeur. - « Mais de grâce ! » répétait-il sans cesse. Cette expression nous semblait totalement hors du temps, tellement désuète. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que de quelques regards complices échangés, Archange, Christelle et moi-même, pouffions de rire à n’en plus finir. Seulement voilà , notre bonheur n’était jamais aussi complet que lorsque le temps des châtaignes survenait. En classe, subrepticement, lors d’encas frugaux, nous dévorions ces friandises naturelles. Mais en vrai, ce à quoi chacun de nous s’affairait vraiment, était bien plus mystérieux. Méticuleusement, nous cherchions tous à débusquer au creux de nos fruits, des asticots. Une fois nos champions capturés, nous les déposions précautionneusement sur le sol, dans le petit couloir que formaient les deux rangées de tables. Si loin des préoccupations de notre moniteur, plus ou moins discrètement, une course clandestine pouvait alors commencer. La situation nous amusait déjà suffisamment, mais quand Monsieur Hirel s’aventurait à marcher sur la piste de nos conquérants, et que malencontreusement, sous son pas svelte et aérien, l’un des concurrents venait à se faire écrabouiller, nous ne pouvions garder notre relatif sérieux plus longtemps. Monsieur Hirel avait en fait, une morphologie solide et le pas assuré. Personnellement, aujourd’hui encore, et en toutes circonstances, je ne sais pas me retenir de rire quand l’envie me submerge. Alors bien entendu, j’étais souvent le seul à me faire attraper, mais surtout à me faire engueuler ou punir. Monsieur Hirel me reprochait sans cesse mon immaturité… Je me souviens parfaitement de l’un de ses commentaires laissé sur mon carnet de liaison. « Léo devrait cesser ses gamineries et surtout de faire le pitre pendant les cours pour espérer améliorer encore ses résultats. » ...
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