"- « Avec ce nom là , ne me dites pas que vous êtes le frère de Kamel ? » Voilà les premiers mots que m’avait adressés devant toute la classe, mon professeur de sciences naturelles, M. Dollet. J’avais alors acquiescé d’un signe de tête et balbutié une longue phrase de ce genre : - « Si… » Il me regarda d’un air diverti et réagit : - « Alors ça promet ! Il y en a encore beaucoup après vous ?! »
Les élèves s’éclaffèrent bruyamment, mais le professeur, déjà fier d’avoir pu moucher une hypothétique forte tête, laissa s’installer le brouhaha quelques interminables secondes afin de déguster pleinement le plaisir que lui avaient procuré ses bons mots, mais surtout, de me laisser ainsi, sous son autorité, totalement humilié. Afin de tenter d’écourter ma honte, je répondis : - « J’ai une petite sœur en Cm2. » M. Dollet exulta et s’empressa d’ajouter : - « Fâcheusement, comme on dit, un malheur arrive rarement seul ! »
M. Millet, mon professeur d’Histoire-Géographie m’accueillit à quelques mots près, de la même manière. Les professeurs étaient donc très différents de la seule et unique maîtresse d’école que j’avais eue durant mes années passées à l’école primaire de mon petit village. Ils n’étaient donc pas mes alliés et sans doute, comme mes camarades, m’étaient-ils déjà tous hostiles. Ils m’avaient catégorisé. Je portais le même nom de famille que Kamel. Ainsi, je ne pouvais être qu’un cancre, affublé d’une forte tête. Décidemment, personne n’arrivait à me voir tel que j’étais vraiment. Je n’incarnais pas un meneur et encore moins un dissident. Je n’étais pas encore un cancre. Non, je ne travaillais qu’en réponse à la quantité d’attention ou d’amour que je pensais recevoir de la part de celui qui semblait savoir et voulait m’apprendre parce qu’il s’intéressait à moi. Je ne pouvais grandir que dans le regard d’un Autre. J’étais un tendre, un sensible, mais encore, j’aimais surtout apprendre pour remercier celui qui pouvait m’enseigner avec considération et chaleur.
Les résultats scolaires de Kamel étaient devenus terriblement catastrophiques et de surplus, il avait adopté le rôle remarquable du parfait petit merdeux, idéalement branleur. C’était devenu sa manière à lui de survivre la tête haute dans ce monde insensé et violent, particulièrement injuste.
Moi, je n’avais pas encore élaboré ma stratégie de survie, pour peu que j’y survive un jour… Mon professeur de Français, M. Baudry, était un homme formidable. Je l’admirais. Il était doux, mais pourtant cette année, j’étais bien incapable de travailler ou même d’écouter en cours. En fait, je crois que je n’étais pas là . Quand je ne réfléchissais pas à la manière ou j’allais pouvoir me cacher à la prochaine récréation pour échapper aux insultes et aux moqueries, je m’apitoyais dans mes pensées, tentant de vouloir comprendre l’origine de cette haine et de cette méchanceté infondée à mon égard. Je tentais donc de sonder ou plutôt de pénétrer toute l’obscénité de notre nature humaine, avec l’espoir un jour de la déchiffrer pour peut-être la vaincre. Quelques fois, je passais des heures à me retenir. Les toilettes étaient le secteur des tocards, telle une zone de non-droit désertée par les surveillants. Il était impossible de s’y rendre sans y risquer son honneur. Lors des urgences les plus absolues, en cours, je faisais semblant d’être malade. Ainsi, je convoquais toutes mes forces pour lever la main devant tous les élèves, combattant au plus profond d’elle-même ma timidité, pour enfin demander à sortir de cours. Ensuite je courais dans les couloirs jusqu’au retranchement répugnant abandonné par les voyous. Alors seulement, j’y déposais brusquement mon malheur, prenant à peine le temps d’explorer les graffitis sur les murs de peur d’y retrouver mon prénom mêlé à des insultes, ou encore de m’imprégner de l’odeur des fumées froides, illicites, mais permanentes. Aussi, pour éviter de me faire bousculer, je ne rentrais jamais dans les rangs de la cantine. J’attendais, souvent seul, loin du chaos, un peu comme dans une hiérarchie animale très bien emmenée, que les plus puissants ou les plus populaires aillent férocement se sustenter. Une fois ces hordes passées, je pouvais alors espérer une semi-tranquillité. Mieux valait être le dernier et savourer un peu de paix.
Un jour, tandis que j’étais en cours de français avec M. Baudry (alors que je ne me souviens plus exactement des circonstances), il évoqua le thème de l’adoption. - « Etre adopté n’est pas une épreuve insurmontable. Peut-être connaissez-vous des enfants ou des adultes ayant été adoptés, ou même un jour, sans doute, en rencontrerez-vous ? » Un élève le questionna : - « Vous en connaissez vous monsieur des personnes adoptées ? » Le professeur sourit et répondit calmement : « Oui, j’en connais, mais vous savez, cela ne se voit pas sur le visage des gens… ». Je me sentais rougir. Puis soudain, par je ne sais quel mystère je pris la parole : - « Moi, j’ai été adopté ! » Brusquement, tous les regards se tournèrent vers moi. Un silence pesant s’empara de la classe. Même le professeur sembla gêné par la spontanéité de mon témoignage, mais surtout par son authenticité. C’est alors qu’il bredouilla chaleureusement quelques mots : - « Je ne le savais pas. Veux-tu nous en dire autre chose ? » J’étais comme pétrifié. Un bref instant j’avais imaginé que cette confidence allait enfin m’apporter un peu de considération de la part de mes camarades ou même quelques reliquats de pitié. Etant donnée ma douleur, j’étais résigné à tout accepter et pourtant, je ne pu m’exprimer d’avantage. Je n’avais ce jour là réussi qu’à engendrer le malaise, et plus encore, l’indifférence.
Cette même année, mes résultats scolaires furent très moyens, si bien que mes professeurs, lors du dernier conseil de classe proposèrent à mes parents un redoublement. Seule ma mère se déplaça pour répondre à l’invitation du collège. Mon professeur principal, M. Baudry nous reçut avec bienveillance. Il expliqua à Hélène, avec douceur, une certaine immaturité liée à mon année d’avance. Au bord des larmes, elle répliqua : - « Vous savez, il ne pense qu’à jouer avec ses personnages miniatures de plastique, jamais il ne travaille ! » Elle me faisait honte, mais surtout, j’avais honte de moi. Le professeur intuitif compris promptement la consistance du personnage qui se trouvait face à lui. C’est alors, qu’avec plus d’empathie encore, il adoucit son discours. « Vous savez madame, il ne faut pas vivre le redoublement comme un drame, il est tout juste un petit accident, qui peut permettre de mûrir, de recommencer, de consolider des bases… » Hélène restant dubitative, il ajouta : - « N’en doutez pas madame, votre fils est intelligent, il est seulement très sensible. Il lui faut un peu de temps pour grandir, c’est tout. A ce propos Léo, je tiens à te remercier pour ton témoignage de l’autre jour, au sujet de l’adoption. C’était très courageux, comme un cadeau pour les élèves de ta classe. » Si seulement il avait pu imaginer ce que j’avais reçu en échange… Hélène resta muette quelques instants puis le remercia. « Mon mari et moi allons réfléchir à cette proposition de redoublement. » J’étais persuadé en sortant de la salle de classe, qu’Hélène allait m’engueuler à cause de mes résultats scolaires et de cette effroyable année. Ce n’est qu’une fois arrivés au portail du collège qu’elle s’arrêta pour me dire d’un ton glacial : « Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses parler de ton adoption… » Je l’avais trahie. Elle se tut. Il n’était décidemment pas bon de parler de soi et de ces choses là en général. Il me fallut des années pour oser en reparler librement, totalement déchargé du poids injuste de ma culpabilité. Le lendemain matin je décidai de regrouper et d’enfermer toutes mes petites figurines articulées dans un carton pour le monter au grenier. Je me souviens précisément de cet instant douloureux où je compris que ce n’était pas mes jouets que je venais d’abandonner brutalement. Repliée dans ce carton, c’était toute mon enfance que je venais de renfermer pour tenter de l’oublier. Onze n’était plus un âge pour jouer. Evidemment, je suis passé en cinquième à la rentrée suivante. Cela n’avait au fond plus aucune importance, j’avais perdu l’envie d’apprendre. Je me disais sans cesse que ma vie serait courte. Je la détestais. C’était comme une évidence, elle serait si courte qu’il ne me servait à rien d’apprendre, puisque de surplus, il était bien impossible de tout savoir. Et quand bien même, si cela avait été réalisable, il serait au final bien impossible de tout emporter… une fois mort. Emmuré dans mon chagrin, ce monde d’incertitudes m’était déjà bien trop grand...."
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