Le papier peint orange, marron et beige, de la salle des fêtes était abominable, mais encore très à la mode en cette année 1982. J’ai sept ans. Officiellement, nous fêtions ce jour là les quarante ans d’Yves. Officieusement, Hélène avait rassemblé la famille et les amis parce que selon plusieurs médecins, ce dernier n’avait plus que quelques années devant lui. En effet, l’état des ses poumons s’était à nouveau sévèrement dégradé. Il avait dû abandonner l’emploi qu’il exerçait à la Société Métallurgique de Normandie à Caen, pour se retrouver définitivement classé en invalidité. Lors de cette grande fête, un événement est venu durablement se graver dans ma mémoire. Nous étions une bonne dizaine d’enfants à jouer dans une petite pièce juxtaposant la grande salle des fêtes. Nous y avions trouvé un tableau noir et quelques craies. A force de dessins et d’écritures, mon costume gris s’était maculé de taches blanches. A ce moment, mon père s’est approché de moi et m’a gratifié d’une gifle magistrale. Puis dans la foulée, en larme, il s’est accroupi pour se mettre à ma taille et m’a pris dans ses bras. Il n’avait de cesse de répéter : - « Je suis désolé, je suis tellement désolé… ». Il était faiblement ivre mais je ne le comprenais pas. Abasourdi, muet, je suis resté figé sur place. Sans un mot de plus, Yves était reparti. Je suis resté plongé quelques minutes dans ce désarroi le plus total. Pourquoi cette gifle ? Yves n’avait pas pour habitude de me frapper, bien au contraire, il lui arrivait plutôt de s’interposer quand Hélène avait la main trop leste sur les enfants. Que signifiaient ces larmes et ces mots énigmatiques ? M’avait-il giflé pour me dire qu’il n’arrivait pas à m’aimer et que sans doute, jamais, il n’y arriverait ? En était-il à ce point désolé ? Je restais seul et pétrifié.
De son côté Hélène était digne et souriante avec toutes ses convives. La mascarade était parfaitement orchestrée. Pourtant, en aparté, dès qu’elle le pouvait, elle confiait à qui voulait l’entendre l’état de santé inquiétant de son époux. Ses yeux rougis, elle souriait encore, nerveusement. Au dessert, elle exigea que l’on prenne beaucoup de photos avec Yves. Etait-ce sa manière à elle de supplier Dieu de conjurer le sort funeste annoncé, ou plutôt, un recours sinistre pour figer quelques derniers souvenirs sur du papier glacé ? Sans doute un peu des deux. Encore aujourd’hui, Hélène reste une femme pieuse quand les événements sont défavorables, mais aussi, nostalgique avant l’heure, d’hypothétiques malheurs qui ne se sont pas encore présentés.
En effet, Hélène n’était pas douée pour présager le malheur. Aujourd’hui Yves est encore là . Il a soixante-treize ans, et chaque hiver, soutenu par Hélène, il se décrète mourant. Pourtant, il est toujours bien plus vivant que mort. En réalité, le seul véritable malheur qui s’annonçait été d’ordre financier. Avec ses trois enfants, Hélène qui ne pouvait pas compter sur la modique pension d’invalidité de son mari allait devoir soudainement subvenir aux besoins de toute sa famille. Elle n’avait en main aucun métier, mais elle pouvait compter sur son courage démesuré, son abnégation et surtout son sens écœurant du sacrifice. Toute sa vie, à cause de ce dévouement nauséeux, ma mère s’est tuée à la tâche pour que son mari continuellement souffrant puisse vivre passivement, tel un monarque, dans l’attente des weekends pour aller chasser. Elle ne pouvait rien lui refuser, car chaque année il vivait son dernier hiver. Il fallait bien qu’il profite. Je détestais mon père plus encore, et souvent, je souhaitais qu’il meure vraiment. Sans jamais déclarer ses travaux, Hélène cumulait sans compter les heures de ménage et les petits boulots de nourrice. Plus tard elle trouva un sale boulot dans un abattoir de volailles. Elle n’y travaillait que deux jours consécutifs par semaine, mais elle se levait à quatre heures du matin et ne rentrait parfois qu’à vingt-trois heures. Les mains tailladées, dévorées par l’eau de javel et le froid, ma mère ne se plaignait que très rarement. Grâce à elle, nous avons toujours pu manger à notre faim. Bien sûr, matériellement, nous n’avions rien de trop pour des enfants de notre époque, mais finalement, il ne nous arrivait que très rarement de rêver de posséder plus. Au fond, nous ne manquions que d’amour.
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