"Ainsi donc s’est passée mon enfance, balancée entre ces parents maladroits et si peu étayés, et ce grand-père, terrifiant, aussi mal édifié. Je n’ai finalement qu’assez peu de souvenirs de ce que j’ai vécu entre cinq et dix ans, mais ce qui est certain c’est qu’ils restent très nettement segmentés en deux parties. De cette enfance chez mes parents, je me rappelle de quelques parties de billes dans la cours de l’école, mais plus particulièrement peut-être, de ce jeu de la balle aux prisonniers. Je me remémore principalement le bonheur que me procurait le fait de devenir le héros de l’une de ces parties. C’était un intense plaisir que de réussir à ne pas se faire toucher par le ballon et demeurer parfois le seul espoir de toute une équipe. J’étais soudain heureux de devenir le centre de toutes les attentions, celui que même les plus grands ou les plus populaires de l’école ne pouvaient pas atteindre. J’aimais ces regards qui s’étonnaient sur moi et qui me rendaient fier, ou peut-être vivant. Je dois avouer qu’à l’époque, je n’avais pas grand-chose pour briller. Malheureusement, déjà , je crois que je ne savais vivre que dans le regard des autres, incapable de me sustenter de moi-même, misérablement dépendant et grégaire, mais le cœur prisonnier d’une solitude viscérale, inflexible. Je me souviens aussi d’Hélène s’énervant frénétiquement autour de mes cahiers et de mes livres d’école à l’heure des devoirs. Dans un premier temps ma lecture était plutôt heurtée, puis dans un second, juste après que ma gorge se soit totalement resserrée pour étouffer quelques sanglots, plus un seul mot ne pouvait en sortir. Et puis il y avait ces maudites tables de multiplications, tels des refrains sans âme, ni tendresse ou raison. Elles restaient désespérément imprimées au dos de mon cahier de brouillons, incapables de s’ancrer profondément dans ma mémoire. Hélène hurlait, s’emportait, puis finissait par disparaître dans une rage démesurée, me faisant perdre plus encore le peu de confiance qu’il restait en moi.
L’automne, les weekends, Yves passait son temps à la chasse. Le dimanche midi, il rentrait manger à la maison. Pendant ce temps, Hélène préparait à manger. En ce temps là , elle était encore bonne cuisinière. Les grandes tartes aux pommes ou parfois la Teurgoule parfumées la maison. J’aimais certaines saveurs de l’automne. De temps à autre, mon père faisait griller les châtaignes dans l’âtre de la grande cheminée de pierre. Moi, je n’ai jamais aimé la chasse. Lorsqu’il rentrait, Yves étalait ses cadavres avec fierté. Je lui lançai des regards noirs. Devant ces pauvres bêtes, il prenait un air hautain et toute la famille était invitée à admirer les sinistres dépouilles. Tandis qu’Hélène était fier de son homme et de sa gloire, je crois que j’avais honte de mon père. Pendant toute la durée du repas il racontait inlassablement ses mêmes aventures plus ennuyantes les unes que les autres. Il était volubile et intarissable. Moi, je n’en pouvais plus.
Heureusement, j’avais bon appétit. Ce n’était malheureusement pas le cas de ma petite sœur Flora. Nous devions toujours terminer nos assiettes et manger de tout. Pour elle, les repas étaient un vrai calvaire. Pour la soutenir, il m’arrivait parfois, alors que mes parents détournaient le regard, de chopper furtivement l’une de ses tranches de viande, de la gober toute entière dans ma bouche, finissant par l’avaler péniblement, mais toujours avec fierté et dédain. A table, lorsque nous n’étions pas sages ou que nous n’arrivions pas à manger, nous finissions à genoux devant la porte fenêtre, les mains sur la tête, jusqu’à ce que l’appétit ou la sagesse nous reviennent enfin. L’été, lorsque nous mangions dehors, nous pouvions nous retrouver à genou sur les graviers, avec l’interdiction formelle de poser nos fesses sur nos talons. Souvent, nous n’avions pas le droit de sortir de table avant que nos assiettes ne soient définitivement vides. Pour Flora, cela pouvait durer des heures, sans qu’aucun de nos parents ne s’apitoie ou ne cède enfin. Ce que nous considérions comme étant des actes de cruauté ou même de sadisme, n’étaient pour eux que de banales punitions. S’ils avaient eu la capacité de pouvoir élaborer une réflexion suffisamment soutenue, sans doute auraient-ils invoqué un principe d’éducation.
Je me rappelle encore des champignons cueillis dans les près dont chaque bouchée me soulevait le cœur. Chaque coup de fourchette était d’une répugnance absolue, mais jamais mes yeux ne se baissaient car à chacune de mes déglutissions, même si mes larmes coulaient, mon regard adressait à mes parents une salve d’impitoyables insultes. Je les entends encore dire ironiquement : - «Celui-là , s’il avait des revolvers à la place des yeux, nous serions déjà morts ! ». Savaient-ils vraiment à quel point ils avaient raison.
•••
J’étais debout sur le petit banc juste devant l’évier de la cuisine en train de me laver les mains. Au dehors, la lumière était intense. Dans ce souvenir coloré, je crois reconnaître le mois de juin. Yves ne s’était pas rendu au travail, sans doute était-il malade ? Ce midi-là , avec Flora et Kamel nous venions tout juste de rentrer de l’école. Hélène arrivant de l’extérieur surgit soudain dans l’entrée de la maison une lettre à la main. Le facteur venait tout juste de passer. Radieuse, des larmes plein les yeux, elle se mit à crier : - « C’est terminé Yves, enfin, c’est terminé ! Léo porte notre Nom ! » Hélène tenait dans ses mains un courrier venant du tribunal. J’étais ce jour officiellement devenu l’un des leurs. J’étais de la famille. Même si sur le coup, je sais ne pas avoir saisi la teneur exacte du morceau de papier qu’Hélène ne pouvait se résoudre à lâcher, j’ai réalisé après quelques secondes que mes parents étaient en train de vivre un grand moment de joies et qu’il m’était impossible, de part la sollicitude soutenue de leurs regards à mon égard, de ne pas réagir facétieusement. Pour eux, j’ai tout à coup fait semblant d’être outrageusement heureux. Hélène m’a alors pris dans ses bras, et même Yves est venu m’embrasser. J’étais leur fils à présent et plus personne ne viendrait leur reprendre. J’étais le héros de ce jour alors que je n’avais rien fait, ni demandé. Décidemment, mes parents avaient cette faculté pour se réjouir de choses qui me semblaient des plus dérisoires. Pourtant, le soir même, Hélène s’est saisie de mes cahiers d’école et d’un tas d’autres papiers. Le temps des ratures était venu. Je la revois encore, fière, avec son stylo, débordante d’allégresse, balafrer mon véritable nom de famille, celui que mon père biologique m’avait légué en me reconnaissant. Elle semblait si heureuse que je lui souriais pour ne pas en pleurer. Chaque coup de stylo raisonnait en moi tel un crissement sans fin qui venait dépecer mon cœur. Alors que chaque lettre de mon nom disparaissait totalement sous les mouvements frénétiques de son poignet, j’imaginais ma peau lentement se déchirer et mon sang s’annihiler. J’étais avant d’être renommé, violemment dénommé. Je me sentais tout nu, plus tout à fait quelqu’un. A cette époque là , secrètement, dans la honte et la culpabilité, je rêvais encore tous les soirs en m’endormant que mon véritable père allait venir me chercher. Je l’imaginais grand, fort et beau, un peu comme Zorro, sans visage. Je me persuadais qu’une de ces nuits, il surgirait pour m’enlever, ou même me kidnapper pour m’emmener loin de tout ça. Dans ce rêve, il m’aimait et je l’admirais tant. Mais voilà , le jour où l’on m’a volé mon nom, j’ai égaré mon rêve…"
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