"Il faisait beau le jour de mon départ pour mes premières vacances chez papy Roger et mamie Germaine à Hautefeuille. Nous étions en juillet. Papy et mamie étaient arrivés un peu avant l’heure pour venir me chercher. Moi, j’attendais mes cadeaux. Je me souviens qu’Hélène avait dit quelque chose dans ce genre : « Et bien ça, y’a pas de danger qu’ils soient en retard ces deux là ! » Avant que je ne monte dans la 504, Hélène m’embrassa très fort, les yeux rouges, emplis de larmes. Je n’avais aucune raison d’y prêter plus attention que ça car la fontaine jamais ne tarissait. Mon père m’embrassa à son tour et s’étouffa dans un sanglot. Je crains, statique, l’avoir observé quelques secondes. C’était sûr, il pleurait.
Je l’avais déjà vu pleurer une fois. C’était le soir où notre chienne « Pupuce » avait traversé la route sans regarder, ni à droite, ni à gauche, et qu’un jeune abruti qui roulait trop vite l’avait heurtée. Je me suis parfois demandé si Yves pleurait vraiment parce que je partais ou s’il était ému et touché de voir sa femme à ce point abattue. Je crois pourtant qu’il pleurait pour moi. D’ailleurs, à chacun de mes départs en vacances mes parents pleuraient. Toujours, la voiture s’éloignait alors que j’observais au fur et à mesure, par la lunette arrière, Hélène et Yves rétrécir inexorablement. A chaque fois, alors que je ne pouvais presque plus les distinguer, Hélène semblait s’effondrer dans les bras d’Yves, pour ne laisser éclore qu’une seule et unique forme, tel un tas de chagrins, déjà très embrumé dans mon regard éteint. Noël était toujours le départ le plus humide et froid. Moi, je ne pleurais jamais. Je ne voulais pas ajouter de la peine à celle de mes parents, et aussi, je ne voulais pas que Roger et Germaine puissent penser que j’eus été triste de partir avec eux.
Ce jour de juillet, la route ma sembla une éternité. J’étais à l’arrière, coincé entre le chien « Bouboule » et Germaine, qui pour l’occasion s’était assise vraiment tout prés de moi. L’haleine fétide de l’animal me provoquait des hauts de cœur. Le chien aussi sentait mauvais. Tout à coup, je ne sais quel gâtisme vînt soudain toquer le crâne de la vielle, quand soudainement, elle me prit par la nuque d’une main très assurée pour venir déposer ma tête sur son genou afin que je m’endorme. J’étais horrifié et mes yeux exorbités. Le contact de ma joue contre sa jupe grise et rêche me déplaisait fortement. Mais le pire était à venir. Une odeur effroyable se dégagée de l’entrecuisse de mamie Germaine. Ce n’était pas un parfum de juillet ou d’été. Cela me rappela Noël, un jour où Yves par mégarde avait ouvert une huître morte, putride. Je n’ai pas osé bouger, et sans dormir, sans doute suis-je resté plus d’une heure, la tête pressée sur le genou de cette sorcière, qui de temps en temps, glissait ses doigts froids dans mes cheveux mêlés.
•••
Roger était persuadé que j’avais gardé de nombreux souvenirs de mon enfance. Il n’avait pas tout à fait tort, mais ceux que j’avais entretenus n’étaient pas exactement ceux qu’il imaginait. Aussi, lorsque nous arrivâmes dans la rue où il habitait, il tenta de me faire deviner quelle était sa maison. Je ne sais par quel hasard, mon doigt la désigna. C’est alors que le grand-père s’écria : - « Tu vois Germaine, le petit se souvient ! Il ne veut rien nous dire, c’est un petit cachotier, mais il se souvient ! » Roger semblait heureux et fier. Germaine offrit son sourire le plus radieux, celui qui faisait peur. Je n’aurai su dire lequel des deux avait l’air le plus idiot. Pourtant, le grand-père n’était pas gâteux, il avait même l’âge de travailler encore.
La maison n’était pas vraiment jolie, mais quelques remarquables massifs de fleurs l’entourés. Roger collectionnait les rosiers anciens. Le terrain était immense et le potager démesuré. Je me souviens que la maison était toute proche d’un haras. Seul un morceau de terrain où s’abîmaient déjà quelques parpaings et des fondations abandonnées, séparait le pavillon des grandes écuries…
Bouboule fut heureux de se dégourdir enfin les pattes. Moi aussi, et au dehors, après ce long périple, l’odeur discrète du fumier de cheval ne me dérangea point. Germaine et Roger étaient assez pressés de me faire entrer dans la maison pour me présenter quelqu’un. C’était leur fille. C’est sur le seuil que je découvris « Tata Marilyne ». (Jamais bien sûr je ne pus l’appeler ainsi). Ces deux là , en plus de s’être rencontrés sur le tard, s’étaient donc reproduits, évidemment, sur le tard également. La jeune fille qui devait avoir un peu plus de seize ans avait déjà la grâce de sa mère, mais par bonheur, quelques dents supplémentaires. Pourtant, sans doute à cause de son jeune âge, sa laideur me sembla encore plus impardonnable. Je crois qu’à mes yeux la hideur de Marilyne n’était autre qu’une insulte à sa jeunesse. Elle me réserva un accueil glacial. Elle me détestait déjà , c’était évident. Le grand-père, qui jamais n’avait eu de fils, soudain, n’avait d’yeux que pour moi. Cela m’était étranger. Marilyne était jalouse. Roger était un personnage rude. Cent trente kilos de gras et de ressentiments. Plusieurs fois il m’avait raconté que sa mère, alors qu’il n’était encore qu’un petit enfant, l’avait lavé tout nu dans un tonneau sur la place publique parce qu’il refusait de prendre son bain. Roger avait terminé son enfance à l’Assistance Publique. Nous avions donc un point commun ; l’abandon. Bien avant que je ne naisse, Roger avait été forain et vendait de la vaisselle. J’ai appris bien plus tard, qu’à l’époque il possédait un singe. Il s’en occupait avec bienveillance et une tendresse infinie. Il aimait l’exhiber sur toutes les foires. Roger adorait les animaux. Plus tard encore on me rapporta ce que les gens disaient de mon grand-père dans les cafés ou les bars. - « Ha, si seulement ce sale bonhomme pouvait traiter ces filles et sa femme, comme il traite cet animal… »"
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