La maison en coquillages 4
Linette concentrée sur son effort vit apparaitre le fond du bol, avec soulagement, elle était comme presque tous les matins au bord du vomissement. "Avant d'aller au catéchisme, va à la boutique rouge, chercher des carottes et deux ou trois poireaux." "maman, s'il te plait j'en prends deux ou trois ?" "mais j'en sais rien, tu verras bien !" Et voilà ! mais elle ne voyait rien ! Linette ne comprenait jamais ces demandes floues, elle allait encore se tromper et se faire disputer. Elle se leva pour débarrasser la table et laver les bols, elle avait des points d'interrogations plein la tête : deux ou trois poireaux, qu'est-ce que ça veut dire ? Maman tournait le bouton de la radio, à la recherche d'une nouvelle station. Elle pétaradait après le poste, elle voulait écouter son feuilleton et n'arrivait pas à se caler sur la première chaine. Lorsque ses parents parlaient de la première, deuxième ou troisième chaine, Linette avait toujours devant les yeux la grande chaine pendante des "ouatères" à laquelle on accrochait des morceaux de journaux pour s'essuyer. Quand même, pensait-elle souvent, ils auraient pu trouver un nom plus joli pour la radio qui envoyait dans l'air les chansons et les émissions ! "Linette t'as fini ? apporte moi mon porte-monnaie, et puis tu passeras à la boulangerie, rue Berthelot, prendre un pain " " Tiens je rajoute 53 francs pour un litre de lait, ne l'oublies pas " "OUi" " oui qui ? oui mon chien ?" "oui maman" "Et dépêche toi, t'as pas encore fait les lits, n'oublie pas les bouteilles pour le lait." "oui maman" Linette, le filet des commissions à la main, se laissa glisser avec souplesse et vitesse, rapide comme un singe, dans l'escalier échelle qu'elle dévala d'un seul trait. "Bonjour Mme Hervé, Jean-Pierre est parti, s'il vous plaît ?" " Bonjour Linette, non, il est dans la cour" Mais en traversant la cour, Linette ne le vit pas, elle sortit de la cour, traversa la rue et alla droit, en face, devant la maison de Anita; Anita, avait son âge, Anita était dans la même classe qu'elle, Anita, elle la connaissait depuis toujours, enfin presque, enfin c'est ce qu'elle croyait. Anita, et sa famille habitaient un petit pavillon modeste comme tous ceux de la rue. Elle avait un frère plus jeune qu'elle qui était dans la classe de Daniel dont il était le grand copain, et elle avait deux sœurs, une plus grande et une plus petite. Debout sur le trottoir, la petite appelait "Anita". La fenêtre de la cuisine qui donnait sur la rue s'ouvrit tout de suite, Mme Heimel, une petite et bien jolie femme brune aux cheveux toujours bien coiffés, était devant son évier, un couteau à la main. "Bonjour madame Heimel" "Bonjour Linette, Elle va descendre" Linette attendit en sautillant, les pieds joints elle montait, descendait, remontait le rebord du trottoir, en faisant attention à éviter l'eau qui coulait abondamment dans le caniveau. Jojo le baveux qui "demeurait" vers la rue Berthelot, était l'employé de mairie, chargé d'ouvrir régulièrement les vannes qui transformaient les bords de la rue en fleuves pour les bateaux du jeudi et du dimanche. Daniel et serge avaient là un lieu de jeu qu'ils affectionnaient beaucoup. Les boites de sucre vides étaient le matériau idéal pour la fabrication de leurs nombreux bateaux qui voguaient en flotte sur ce fleuve aux eaux limpides. Avec le même matériau, Linette et Anita, elles fabriquaient des porte-monnaies bien solides. Le pliage était simple et rapide. Les gamins avaient répartis les rôles, les garçons vidaient les boites de sucres pour les transformer en flottille de rêve et les filles en porte monnaie solides. Le monde était en ordre ! Linette attendait en aspirant l'air comme un chien de chasse. Elle aurait aimé se régaler de l'odeur du rosier grimpant blanc qui couvrait la partie gauche de la grille de la maison. mais elle ne sentait que l'odeur des fumées de charbon qui flottaient et coloraient l'atmosphère . L'hiver n'était pas encore fini et le merveilleux rosier n'avait même pas commencé à faire ses bougeons. Il allongeait encore ses bras de branches toutes maigres et nues. Dès les premiers jours de printemps venus et jusque après les rentrées des classes d'automne ce rosier semait ses pétales sur le trottoir ainsi que le long de l'allée de la maison qui menait dans le petit jardin situait à l'arrière du pavillon. La famille d'Anita avait une maison entière pour eux tous seuls, c'était leur maison à eux, et même ils avaient des "ouatères" dans la maison. Anita avait ouvert la porte de la maison et Linette la vit descendre rapidement, comme à son habitude, les quelques marches qui menaient à la grille. La gamine, était un peu moins grande que Linette, c'était une petite brunette menue aux traits réguliers avec un regard brillant, deux yeux sombres et curieux qui animaient un petit visage étroit et expressif. Une grande frange de cheveux noirs lumineux dissimulait un front haut. Les deux enfants se retrouvaient toujours avec plaisir et vivaient en fait très proches, chacune appartenant au quotidien de l'autre, et ces deux là faisaient leur routes ensembles, avec les joies et les bagarres de la vie. " on va chercher Christiane ?" Depuis peu leur couple de copines s'était transformé en trio. Dans la maison en face de celle d'Anita, sur le même trottoir que la maison "en coquillages" venait d'emménager la famille de Christiane qui venait d'intégrer le quartier et la même classe qu'elles deux. Linette ressentait un sentiment diffus et douloureux contre lequel elle luttait en silence : la jalousie et le sentiment de perte. Depuis que Christiane était là, c'était plus compliqué et Il est vrai que Anita, plusieurs fois était partie à l'école avec Christiane, sans l'attendre. Elles étaient parties toutes les deux sans elle ! Elle avait peur d'un nouveau danger, peur qu'Anita l'aime moins, ne l'aime plus, peur de perdre sa copine, et de perdre l'affection dont elle n'avait jamais douté, et qui était la seule certitude dans son environnement affectif. Déjà, elle redoutait les changements et l'instabilité. Elle avait honte de cette jalousie, elle avait honte une fois de plus et se sentait mauvaise. Elle savait qu'elle irait se confesser en sortant du catéchisme. "Oui, on va la chercher "
Lydia Maleville |