"Mon arrivée au sein de cette famille de fortune ne s’est produite que deux années seulement après l’adoption de Kamel. Il était un enfant vraiment magnifique. De type méditerranéen, Kamel avait de grands yeux noirs, une jolie peau matte et de très beaux cheveux épais. Il était parfait et répondait précisément aux désirs de ses nouveaux parents et en général, à toutes les personnes à qui très fièrement il était présenté, ou même exhibé.
La DASS (Direction des Affaires Sanitaires et Sociales) de l’époque, qui je suppose était donc très satisfaite de son travail, avait sans doute gardée une trace écrite de la demande de ces jeunes parents qui avaient émis sans trop y croire le souhait d’adopter un deuxième enfant. Contre toute attente, c’est certainement ainsi que me parents furent contactés une seconde fois par ces services sociaux. - « Nous avons un deuxième enfant à vous proposer. Mais voilà , ce n’est pas une fille. L’adoption doit se faire urgemment. En effet, cet enfant a été victimes de nombreux actes de maltraitance et requiert des soins physiques pressants. Nos services doivent lui trouver un foyer au plus tôt et nous avons pensé à vous, à votre adorable petite famille ! »
Hélène très abruptement et maladroitement aime rapporter cette conversation. Et voilà ce que je ne peux m’empêcher d’y entendre :
- « Nous avons pour vous un deuxième enfant. Ce n’est pas la fille dont vous rêviez tant, mais les parents qui ont la chance de pouvoir adopter deux enfants ne sont pas légion. D’accord, celui-là est un peu bousillé, mais le premier était quand même une superbe occasion ! Et puis, si vous vous débrouillez bien, peut-être arriverez-vous à en tirer quelque chose ? Aussi, en prenant en quelque sorte ce lot de consolation, nous pourrions peut-être, plus tard, vous récompenser en vous trouvant une fille ?! »
Et effectivement, Flora arriva l’année suivante. C’est ainsi que le premier enfant fut principalement considéré par Hélène comme un merveilleux cadeau tombé du ciel, que le second fut apprécié tel un gage quelque peu encombrant qui promettait l’obtention d’un troisième, et que le dernier fut rapidement envisagé comme la récompense qu’Yves avait tant attendue.
••• Les premiers temps après mon adoption, Hélène m’a raconté que je ne voulais pas l’approcher. Un peu comme une tique, je m’accrochais frénétiquement à Yves. Je semblais ne rechercher que l’affection d’un père. Ces premières semaines où je ne fis que rejeter Hélène la firent terriblement souffrir. De son malheur, Hélène en avait alors déduit que les traces de maltraitance que mon corps n’avait pas encore complètement cicatrisées étaient l’œuvre de ma mère biologique, et que c’est pour cette raison que je la fuyais. C’est d’ailleurs ces idées qu’insidieusement elle a laissées germer et s’inscrire durablement dans ma tête pendant plus de trente années.
Puis, petit à petit, pour les raisons déjà évoquées quelques lignes au-dessus, je me suis totalement détaché d’Yves (à moins que ce ne fusse le contraire) et, Hélène s’est alors imposée en tant que mère, comme elle le put, s’accommodant au mieux de son histoire et de ce qu’elle était viscéralement.
Très vite on m’a fait ressentir que j’étais un enfant déplaisant. Psychiquement, j’étais instable et je souffrais terriblement. Les cauchemars revenaient incessamment toutes les nuits, l’énurésie aussi. J’avais constamment besoin d’affection et d’être rassuré. Je n’ai trouvé pour cela qu’une mère froide et rigide, qui pourtant m’aimait à sa façon. Je n’ai jamais trouvé de père. Avec la petite enfance que j’ai eue, j’ai longtemps pensé que le reste de mon enfance était en apparence d’une banale normalité. Pourtant à présent, je sais qu’elle fut fade, sans grandes misères, ni grandes joies. Sans prendre le recul nécessaire, je me disais souvent qu’en opposition à l’absence de violences physiques graves à mon égard, ce que j’avais tant de mal à nommer ne pouvait être que le bonheur, ce sentiment méconnu. Je me trompais. Mon enfance se dissémina sans aucune affection. Tout devait être normal, sans aspérité, lisse, sans état d’âme et sans passé. Il n’y avait pas de place pour les plaintes, les maux d’avant et l’expression des enfants en général. Mon frère, ma sœur et moi-même devions être propres, réussir à l’école et surtout obéir à nos parents. Obéir ; voilà bien le mot que je déteste le plus lorsqu’il est adressé à des enfants. Il était omniprésent et perpétuellement, berçait mon enfance. L’éducation était stricte et les preuves d’amour absentes, ou diminuées, telle une peau de chagrin.
Peut-être Kamel avait-il bénéficié un peu plus d’affection de la part de ses parents ? Tout au moins au début. Ses relations avec Hélène se sont assez vite délabrées. Dans un premier temps, ce fut une sorte de fusion, dans un second, une déflagration… Peut-être Flora avait-elle aussi profitée d’un amour paternel plus décryptable? Je ne lui en ai jamais voulu. Je n’ai jamais été jaloux. Je crois que la pauvre gamine n’a jamais pu goûter l’amour passionnel d’une mère. C’est avec elle qu’Hélène était la moins démonstrative affectivement. Sans doute comme sa propre mère l’avait été avec elle. Je me souviens d’Hélène coiffant les longs cheveux de Flora. Les gestes étaient emportés et ne manifestaient qu’une insidieuse brutalité.
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