Les scrupules me faisaient hésiter. Je me disais ( je suis mon meilleur interlocuteur et mon plus terrible contradicteur ): -' Dis donc, Bacchus, qu'est-ce qui te donne le droit de raconter la vie d'une personne? ' Je n'aime pas me prendre au dépourvu, comme cela.Et puis la réponse m'est venue, toute seule, claire et limpide. - ' Mais, bougre d'âne ! ce type a passé sa vie à tenter de faire parler de lui ! dans son quartier, dans son département, à la radio, à la télé et dans les ministères, et toi, tu aurais des scrupules pour raconter, en plus, ce que les gens ignorent ? '
Tout bien réfléchi, je pense que ce sera un hommage posthume, rendu à son extrème intelligence, si mal employée.Mais de cela, il n'en était pas responsable. Je suis bien placé pour le savoir.
Voyons. Qui se souvient de Jacques Dupont, qui défraya la chronique en 1973 puis en 1994 ? Oui, vous avez raison, ça commence à dater. Pour moi, son histoire débuta en octobre 1953, dans un petit village du pays de Caux, en Normandie. Je vous la raconte :
Je venais d'être reçu deuxième du canton au concours d'entrée en sixième. A cette époque, l'accés au collège était loin d'être systématique pour des gamins d'un bidonville comme le mien ! Après bien des réticences, ma mère céda devant l'insistance de mon maître d'école et accepta que je parte en pension pour continuer mes études. Pas de pot, la pension possible était un endroit réputée pour sa discipline. Tous les exclus d'autres pensions atterrissaient ici et, bon gré mal gré, repartaient avec le BEPC en poche. Vous vous souvenez de ce que représentait un BEPC, dans les années 50 ?
Je me retrouvais donc, le jour de la rentrée, dans la cours de cette pension où j'allais passer quatre années. Mon père, très ému par cet évènement non prévu dans son cursus, avait solemnisé mon départ par un entretien qu'il jugeait nécessaire pour affronter le milieu des nantis, capitalistes profiteurs de la classe laborieuse d'où il entrevoyait une possibilité pour moi de m'en échapper. Je ne vous répèterai jamais les conseils qu'il m'a donné pour affronter dignement les perfides exploiteurs.De toutes façons, vous ne me croieriez pas. Toujours est-il que je me retrouvais dans la cour, à attendre la rentrée. Dupont, je l'ai vite répéré. Pour l'excellente raison que c'était un élève de troisième, qu'il avait la taille d'un homme et que j'aurais pu le prendre pour un prof s'il n'avait pas été en train de jouer et de courir dans la cour. Il était grand, plutôt enveloppé, et il ruisselait de sueur, le visage rouge.. Quant à l'accoutrement , il était comme tout le monde : blouse grise, chemise blanche et cravate unie. Cheveux à la brosse, bien entendu. Mon père m'avait dit, entre autres, que les balèzes, les costauds, les forts-en-gueule, il fallait leur rentrer dedans avant qu'ils ne commencent.C'était la partie diplomatique de son enseignement. Dupont, je ne l'ai pas entrepris de suite. Cela s'est fait tout seul, à cause de lui. Sa façon de réunir quelques nouveaux pour leur expliquer, en chuchotant et en plissant les yeux, qu'il était un agent secret et qu'il savait des choses...mais qu'il devait se taire. Non non. IL n'essayait pas de nous ' bourrer le mou ' pour se moquer. On voyait bien qu'il croyait en son personnage . Je lui ai donc rentré dedans. S'il avait voulu, il m'aurait fait faire trois tours sur mes talons en me retournant une gifle. Il a simplement eu l'air empêtré avec ses deux bras dont il se servait pour me repousser. J' ai passé un an à lui voler dans les plumes, au milieu de ses discours d'agent en mission, et il a passé un an à me repousser, sans colère ni énervement. Et puis il a pris son BEPC, comme les autres, et il est parti et j' ai oublier Dupont. Il avait laissé aux professeurs le souvenir d'un élève surdoué qui irait loin. Quelle prophétie !
1959 - cela fait deux ans que j'ai le BEPC et je travaille sur un chantier, à installer un pipe-line , du port pétrolier du Havre jusqu'au cap d' Antifer , où des pètroliers géants viendront, quelques années plus tard. J'avais bien essayé de postuler pour un emploi dans une banque, des bureaux, dans des compagnies maritimes. Sur les fiches à remplir, il fallait que je mette mon adresse...A cette époque, j'aurais eu plus de chance en inscrivant l'adresse de la prison du Havre que celle où j'habitais.Il y avait de sacrès épithètes pour les gens de mon voisinage. Les chantiers ont fait l'affaire. Courant juillet, j'avais décidé de changer le cours de mon destin en m'engageant dans la Marine Nationale. Petite anecdote amusante, si je peux dire : J'avais reçu une convocation dans les bureaux d'une compagnie maritime à laquelle j'avais présenté une demande d'embauche, suite à leur annonce de recrutement. L'emploi proposé était humble: un boulot sur des bateaux de touage, sur la Seine.Je voulais naviguer, c'était une façon de mettre le pied à l'étrier. J' ai été très impressionné par l'accueil, dans un grand bureau, que m'a fait un monsieur digne en costume-cravate.Apparemment, il n'avait jamais du entendre parler de mon lieu de résidence.Il arrivait d'ailleurs, surement. Il m' a fait asseoir face à lui, à son bureau, puis à sorti une feuille d'un classeur. Je l'ai de suite reconnu: c'était ma demande d'emploi. Il l'a posément relue, l'a reposée, et puis il m'a demandé si c'était moi qui l'avait écrite.Sur mon affirmation, il s'est exclamé qu'un garçon qui savait rédiger de cette façon méritait mieux qu"un emploi tel que celui pour lequel je postulais.Il s'est extasié sur la présentation, les formules, bref, sur tout ce que l'on m'avait appris au collège et que j'avais appliqué consciencieusement. Après quoi, il m'a decrit, en riant, les lettres qu'il avait coutume de recevoir. Tout en parlant, il s'était levé et m'avait accompagné jusqu'à la porte en m'encourageant vivement à viser plus haut dans mes prétentions , m'a serré la main et m'a souhaité bonne chance.
Donc, chantiers, puis engagement dans la Marine
Mois d'aôut. J'étais en vacances et je revenais de la plage du Havre avec un bon coup de soleil. Boulevard de Strasbourg, je montai dans un car de la CNA pour rentrer chez moi. Je me dirigais vers l'arrière du car quand je m'entendis appelé par mon nom de famille. C' était Dupont. Superbe dans un uniforme de capitaine de cavalerie, jambes croisées, plis du pantalon bien tirés, le képi sur les genoux avec ses gants posés sur le bord, bien alignés. -' Bonjour, cher ami, me dit-il. Alors, que devenez-vous, depuis toutes ces années.' J'étais assez surpris qu'il m'ait reconnu car, depuis mes douze ans, j'avais pas mal changé. Lui aussi, d'ailleurs. Il avait minci et avait vraiment fière allure dans son bel uniforme. Il m'invita à m'asseoir prés de lui et me redemanda ce que je devenais. J'étais assez fier de lui annoncer que je venais de m'engager dans la Marine. C'est alors qu'il prit un air méditatif en répétant mon nom plusieurs fois, et puis quelque chose eu l'air de lui revenir en mémoire : - ' Ah oui, j'y suis. J'ai eu votre dossier entre les mains. Je m'en souviens , maintenant. J'ai le plaisir de vous annoncer que je vous ai versé dans la cavalerie. Oh le sale coup !...Moi, c'était la Marine que j'avais demandé !
Je devais probablement être déjà résigné devant la force miltaire car j'ai avalé la pilule sans broncher. Il ne m'est pas venu à l'esprit une seule seconde que j'avais affaire au même Dupont que celui de la pension.Un officier impeccable, comme lui, c'était insoupçonnable ! Quand le car s'est arrêté, près de chez moi, il a levé le nez et a reniflé, méprisant, en me tendant une main molle et en me disant: - ' Au revoir, mon cher ami '. Je suis rentré chez moi, atterré. Quelques temps plus tard, je recevais ma feuille de route pour le centre de formation de la Marine, à Hourtin, en Gironde.
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